Notre profession connaît beaucoup de travailleurs sérieux qui, la plupart dans anonymat, font fonctionner la machine judiciaire en étant aux côtés des plus démunis au civil comme au pénal, qu’ils divorcent, aient un problème de choix de la résidence des enfants, qu’ils fassent l’objet dune action en expulsion pour loyers impayés, qu’ils soient victimes d’infractions ou accusés de les avoir commises.
Leur travail est bien réel tout comme leurs clients et le service qu‘ils rendent est, dans sa grande majorité, de qualité.
Dans ces conditions, il est difficile de lire que beaucoup d’entre eux devraient être comparés à Don Quichotte, noble désargenté, devenu fou à force de lire des livres de chevalerie, croyant aider tout au long de son périple des personnes défavorisées, là où il n’y a qu’errance et accumulation de situations où le héros de Cervantès passe tragiquement son temps à se ridiculiser.
Il apparaît nécessaire, tant pour cette raison que pour le fond de son propos, d’apporter la contradiction à l’éminent rédacteur de la tribune parue sur Dalloz actualité le 12 mai dernier, qui promeut l’internat pour les jeunes avocats, qui se chargeraient d’assurer la défense des plus démunis en lieu et place de l’actuel système.
S’il est un sujet récurrent dans le landerneau de la justice, c’est bien de s’interroger sur l’aide judiciaire, mais l’on ne devrait pas le faire sans parler chiffres, budget, car le problème principal n’est pas celui de l’organisation de ce service, mais combien l’État est-il prêt à y consacrer. Et c’est à l’État de payer les droits qu’il accorde.
Notre histoire fait qu’étant parti de rien, en un temps où les avocats y travaillaient gratuitement, notre pays est arrivé, de réforme en réforme, à pas grand-chose. 5,06 € en France par habitant en 2016 indique le rapport Gosselin-Moutchou du 23 juillet 2019, contre 8,23 € en Allemagne, 27,42 € aux Pays-Bas, plus de 30 € au Royaume-Uni et même 36,21 € en Suède.
Les avocats réalisent à l’aide juridictionnelle (AJ) des missions qui sont pour la quasi-totalité sous-payées et ils ne peuvent s’en sortir qu’en travaillant comme collaborateur libéral pour un autre cabinet ou en réduisant au maximum leurs coûts, d’où la solitude, relevée par Me Soulez-Larivière. Elle n’est qu’une conséquence d’un modèle économique qui est imposé par l’État et ne peut être reprochée à ces avocats dont le professionnalisme et le sérieux ne peuvent être remis en cause ex abrupto.
Ce service était assuré en 2018 par 39,04 % des avocats inscrits, soit, il y a deux ans, 26 808 individus. Leur a été réglé un total net de TVA de 305 millions pour plus de 830 000 missions.
Imaginons que soient créés des internats ou des structures dédiées ou tout autre appellation, la question qui se pose est de savoir combien d’avocats est-on en mesure de faire travailler pour ce budget en respectant les impératifs sociaux que ne s’appliquent pas les avocats libéraux intervenant à ce jour à l’aide légale.
Devront être financés locaux, services communs, gestion des désignations, secrétariat, ressources humaines, moyens techniques, informatiques, matériels, frais de déplacement, cotisations ordinales, assurances responsabilité, formation, les heures d’astreintes, etc., soit toutes sommes que les avocats prennent actuellement en charge sur les rétributions qu’ils reçoivent.
Dans une évaluation basse, on peut retenir que ces frais représenteraient 40 % du budget, ce qui laisserait 182 millions pour rémunérer des avocats. Sur la base d’un salaire moyen mensuel chargé de 5 000 €, on parvient à un maximum de 3 000 avocats pouvant être salariés.
Ces avocats, et ils auront raison, à la différence des libéraux, prendront leurs cinq semaines de vacances, la totalité de leur congé maternité, paternité, hésiteront beaucoup moins à demander à bénéficier d’un arrêt de travail quand leur état de santé l’exigera.
Ils limiteront leur temps de travail à trente-cinq heures hebdomadaires, soit un total très inférieur aux cinquante ou soixante heures que font les jeunes libéraux ou à deux cent dix-huit jours de travail par an s’ils bénéficient du forfait-jour. Devront leur être payés les heures ou les jours de travail supplémentaires sauf à être compensés en jours de repos.
Bref, quotidiennement, seraient-ils assez nombreux pour faire ce que font les 26 808 qui, libéraux, interviennent actuellement en dehors de ces contraintes ?
On peut douter qu’ils soient durablement en capacité d’assumer les plus de 830 000 missions annuelles réalisées et, si les projections le confirmaient, combien d’avocats supplémentaires devrait-on embaucher et pour quel coût ?
Actuellement, environ 3 000 avocats intègrent annuellement le barreau. Si l’on admet que la durée de travail dans l’internat serait de six années, tous les ans, seuls 500 arrivants pourraient y être embauchés.
Est-on sûr, dans ces conditions, que les 2 500 autres trouveraient, de même qu’aujourd’hui (hors crise liée au coronavirus), un contrat de collaboration dont la souscription serait, de facto, devenue absolument nécessaire du fait de la disparition des désignations AJ et COF.
Les éventuels employeurs seront-ils à même de payer plus leurs collaborateurs pour compenser ce que ces derniers ne percevront pas de l’AJ ?
C’est une crise sociale considérable que connaîtrait la profession dont le modèle économique se trouverait totalement modifié. Elle se doublerait nécessairement d’une crise économique tout aussi importante dès lors que 23 800 avocats seraient privés d’une partie de leur chiffre d’affaires, celle qu’ils font à l’AJ.
Dernier point, et non des moindres, la gestion du conflit d’intérêts. Notre système, avec tous ses défauts, permet d’offrir à chaque justiciable les services d’un avocat qui n’a pas partie liée avec celui de son adversaire.
Qu’en serait-il demain si c’est le même internat qui gère les dossiers de toutes les parties à une procédure, avec le même secrétariat, dans les mêmes locaux ?
En matière d’aide juridictionnelle, il arrive très souvent que, dans un même dossier, il y ait au moins deux avocats intervenant à l’AJ et beaucoup plus dans les dossiers pénaux.
De plus, comment trouver suffisamment d’avocats lorsque leur nombre dans l’internat local serait faible ?
Aujourd’hui, le libre choix de l’avocat, principe fondamental de la défense, est, en matière civile, garanti par le nombre important des avocats acceptant l’AJ, qu’en serait-il alors ?
Éviter les conflits d’intérêts, permettre un certain choix obligerait le maintien de l’actuel système pour une partie des missions.
Difficile alors d’expliquer aux justiciables que partie d’entre eux doit bénéficier d’un régime et les autres non. Auraient-ils alors le choix du système ?
De plus, le maintien partiel du système actuel ou d’un système approchant poserait le problème du coût de chacun d’eux et de la répartition du budget entre les deux.
Ainsi, les obstacles sont nombreux sur le chemin des internats, à un point tel que l’on peut se demander si le jeu en vaut la chandelle, à tout le moins tant que sera maintenue la constante principale qu’est la pénurie de moyens sur lequel s’est construit notre système durant les cinquante dernières années.
Toute réflexion se heurte nécessairement à cette donnée et la création d’internats, en plus des nombreuses difficultés relevées, n’échapperait pas à cette réalité, dès lors que ce système devrait se révéler beaucoup plus coûteux que l’actuel.
Et si l’on évolue peu sur le sujet, c’est principalement que le verrou financier demeure en place et qu’il rend quasiment impossible toute évolution importante.
Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas réfléchir à le réformer en profondeur, d’autant que l’on sait depuis longtemps, avec le Sénat, qu’il est à bout de souffle.
Mais, outre le fait que cela n’est peut-être pas le sujet le plus urgent à traiter actuellement, cela impliquerait, dans toute proposition, de prendre en considération l’ensemble des données humaines, économiques, sociales, juridiques, déontologiques, etc., qui en découleraient.
Soit un travail considérable qui ne peut se résumer à en appeler, fût-ce pour les besoins d’un effet de Manche, à Don Quichotte.