Une partie de la société civile française manifeste actuellement sa solidarité pour la population civile palestinienne victime des violations du droit international humanitaire commises par l’armée israélienne dans la bande de Gaza. Cet élan se traduit par des démarches citoyennes de boycott des produits israéliens importés et vendus en France, menées afin de faire pression sur le gouvernement israélien pour qu’il modifie sa politique. Des militants associatifs se rassemblent dans des centres commerciaux et y lancent des appels à ne pas acheter des produits importés d’Israël, appels qui font ensuite l’objet de diffusions via des sites internet ou sur les réseaux sociaux (v. par ex., A. Cazorla, Carrefour complice : des militants écolo dénoncent des accords du groupe avec Israël, Reporterre, 19 févr. 2024). Le groupe Carrefour est particulièrement visé en raison des activités économiques qu’il a tissées en Israël et dans les colonies israéliennes situées dans les territoires palestiniens occupés (Rapp. AFPS, Al-Haq, CGT, LDH, Plateforme des ONG pour la Palestine, Solidaires, Les liaisons dangereuses du groupe Carrefour avec la colonisation israélienne, nov. 2022)
Ces démarches citoyennes de boycott ont notamment été relancées depuis une récente ordonnance de la Cour internationale de justice évoquant un risque « plausible » que des actes de génocide soient actuellement commis par Israël dans la bande de Gaza (CIJ, ord., 26 janv. 2024, Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza [Afrique du Sud c/ Israël]).
Mais cet élan n’est pas récent comme le montre la date des faits – les 26 septembre 2009 et 22 mai 2010 – à l’origine d’une double affaire jugée le 14 mars 2024 par la Cour d’appel de Paris. Date des faits située quelques mois après l’opération militaire israélienne « Plomb durci » dans la bande de Gaza qui avait fait près de 1 400 morts côté palestinien, dont les trois quarts étaient des civils (Rapport de la Mission d’établissement des faits de l’ONU sur le conflit de Gaza, A/HRC/12/48, 23 sept. 2009). En réalité, la campagne internationale civique et non violente dite « BDS », pour boycott, désinvestissement et sanctions, a déjà près de vingt ans puisqu’elle a été déclenchée le 9 juillet 2005 par la société civile palestinienne afin de faire pression sur l’État d’Israël pour qu’il modifie sa politique et respecte le droit international (v. O. Barghouti, BDS contre l’apartheid et l’occupation de la Palestine, La Fabrique, 2010). Cet appel a été lancé le premier jour d’anniversaire de l’avis rendu par la Cour internationale de justice déclarant illégale, au regard du droit international, la construction d’un mur en territoire palestinien, avis resté lettre morte (CIJ, 9 juill. 2004, Avis sur les conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé). Il est relayé par des organisations non gouvernementales (ONG) dans le monde entier, y compris en France et prend de l’ampleur, alors que la construction du mur et la colonisation israélienne se poursuivent bien qu’elles aient été déclarées contraires au droit international. L’appel au boycott économique, culturel et académique, dans le cadre de la campagne BDS, est conçu par des militants associatifs comme un moyen d’action palliant ce qui est perçu comme une défaillance des États et des institutions internationales à obtenir le respect du droit international par l’État d’Israël.
Les faits de cette double affaire sont résumés ainsi par la Cour d’appel de Paris : les 26 septembre 2009 et 22 mai 2010, à Illzach, dans le Haut-Rhin, dans les locaux du magasin Carrefour, des militants de la campagne BDS ont été interpellés, « alors qu’ils participaient à une manifestation appelant au boycott des produits en provenance d’Israël, en portant des vêtements comportant la mention "Palestine vivra, boycott Israël", et en distribuant des tracts sur lesquels on lisait "Boycott des produits importés d’Israël, acheter les produits importés d’Israël, c’est légitimer les crimes de Gaza, c’est approuver la politique menée par le gouvernement israélien", mention suivie de l’énumération de plusieurs marques de produits commercialisées dans les grandes surfaces de la région », en l’espèce, les marques Jaffa, Jaffa-Rik-Rok, JordanValley, Carmel, King Solomon, Crytal, Envie de Bio, Jafaden, Fruite Pur Jus du Monde, Carrefour Baby, Carrefour Kid, Teva, 3 amours STM, Coral.
À la suite de ces faits, les militants associatifs ont été cités devant le Tribunal correctionnel de Mulhouse sur le fondement de l’article 24, alinéa 7, de la loi du 29 juillet 1881, pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une race, une religion ou une nation. Cette affaire a donné lieu à une longue saga judiciaire et au rappel d’une règle de droit.
Une longue saga judiciaire
La Cour d’appel de Paris devait statuer sur une procédure qui aura duré treize ans au cours desquels les plus hautes juridictions se sont prononcées : la Cour de cassation et la Cour européenne des droits de l’homme.
Par deux jugements du 15 décembre 2011, le Tribunal correctionnel de Mulhouse a relaxé les prévenus et rejeté les demandes des associations parties civiles : Alliance France Israël, Avocats sans frontières, Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme, Chambre de commerce France-Israël, Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (TGI Mulhouse, 15 déc. 2011, n° 3309/2011 et n° 3310/2011, D. 2012. 439, obs. G. Poissonnier ). Le juge mulhousien a notamment considéré que l’article 24, alinéa 7, de la loi du 29 juillet 1881 retenu dans l’acte de poursuite ne visait pas à l’incitation à la discrimination économique telle qu’elle peut résulter des choix de consommation.
Le ministère public a fait appel des deux jugements. Par deux arrêts du 27 novembre 2013, la Cour d’appel de Colmar a infirmé les jugements et déclaré les prévenus coupables des faits de provocation à la discrimination. Elle les a condamnés chacun à une amende de 1 000 € et les a condamnés in solidum au paiement de 1 000 € en réparation du préjudice moral subi à chacune des cinq associations parties civiles, outre 3 000 € sur le fondement de l’article 475-1 du code de procédure pénale (Colmar, 27 nov. 2013, n° 13/01122 et n° 13/01129, JCP 2014. 64, note G. Poissonnier et F. Dubuisson).
Des pourvois ont été formés par les militants associatifs et la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu le 20 octobre 2015 un double arrêt de rejet (Crim. 20 oct. 2015, n° 14-80.020 et n° 14-80.021, Dalloz actualité, 16 nov. 2015, obs. S. Lavric ; D. 2016. 287 , note J.-C. Duhamel et G. Poissonnier ; ibid. 277, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2015. 587 et les obs. ; ibid. 661, comm. E. Derieux ; JCP 2015. 1356, note F. Dubuisson et G. Poissonnier). La Cour de cassation a estimé à cette occasion que la cour d’appel de Colmar avait eu raison de considérer que ce type d’actions conduit dans les supermarchés constitue une provocation à la discrimination fondée sur l’appartenance à une nation réprimée par l’article 24, alinéa 7, de la loi de 1881.
En 2016, les militants associatifs ont saisi la Cour européenne en invoquant une atteinte disproportionnée à leur droit à la liberté d’expression constitutive d’une violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Dans un arrêt Baldassi du 11 juin 2020, la Cour européenne a dit, à l’unanimité, qu’il y a eu, dans cette affaire, violation de l’article 10 de la Convention et a condamné la France à payer à chacun des requérants les sommes de 380 € en réparation de leur préjudice matériel, 7 000 € en réparation de leur préjudice moral et, aux requérants ensemble, 20 000 € au titre des frais et dépens (CEDH 11 juin 2020, nos 15271/16 et autres, Dalloz actualité, 17 juill. 2020, obs. S. Lavric ; AJDA 2020. 1844, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2020. 1657, et les obs. , note J.-C. Duhamel et G. Poissonnier ; AJ pénal 2020. 412, obs. G. Poissonnier ; Légipresse 2020. 340 et les obs. ; ibid. 485, étude G. Lécuyer ; ibid. 490, étude Anne-Élisabeth Crédeville ; RSC 2020. 753, obs. D. Roets ; ibid. 909, obs. X. Pin ).
Le 10 juin 2021, les militants de la campagne BDS ont déposé, sur le fondement de l’article 622-1 du code de procédure pénale, une requête en réexamen d’une décision pénale définitive visant les condamnations prononcées par les deux arrêts de la Cour d’appel de Colmar du 27 novembre 2013 devenus définitifs, à la suite du double arrêt de la Cour de cassation du 20 octobre 2015. Par deux décisions du 7 avril 2022, la Cour de révision et de réexamen a fait droit aux deux requêtes, a annulé les deux arrêts rendus par la Cour d’appel de Colmar le 27 novembre 2013 et a renvoyé l’affaire devant la Cour d’appel de Paris (Cour de révision, 7 avr. 2022, n° 21 REV 068 et n° 21 REV 069).
Par deux arrêts du 14 mars 2024, la Cour d’appel de Paris a confirmé deux jugements de relaxe rendus par le Tribunal correctionnel de Mulhouse le 15 décembre 2011 (Paris, pôle 2 - ch. 7, 14 mars 2024, n° 22/05900 et n° 22/05918). Les militants alsaciens de la campagne BDS n’ont donc commis aucune infraction lors des deux opérations d’appel au boycott aux produits israéliens qui ont eu lieu dans les locaux du magasin Carrefour d’Illzach.
La Cour d’appel de Paris met ainsi un terme à une saga judiciaire opposant les partisans du boycott citoyen des produits israéliens et les défenseurs de la politique de l’État d’Israël, le tout sous le regard tant intrigué, tantôt gêné, tantôt agacé mais jamais indifférent des magistrats du ministère public et de ceux du siège.
Le rappel d’une règle de droit
Dans son arrêt Baldassi du 11 juin 2020, la Cour européenne a affirmé que le boycott est une modalité d’expression d’opinions protestataires et que l’appel au boycott, qui vise à communiquer ces opinions tout en appelant à des actions spécifiques qui leur sont liées, relève en principe de la protection de l’article 10 de la Convention. Elle précise que l’appel au boycott constitue une modalité particulière d’exercice de la liberté d’expression en ce qu’il combine l’expression d’une opinion protestataire et l’incitation à un traitement différencié, de sorte que, selon les circonstances qui le caractérisent, il est susceptible de constituer un appel à la discrimination d’autrui (CEDH 11 juin 2020, préc., §§ 63 et 64). Elle ajoute que l’appel à la discrimination relève de l’appel à l’intolérance, lequel, avec l’appel à la violence et l’appel à la haine, est l’une des limites à ne dépasser en aucun cas dans le cadre de l’exercice de la liberté d’expression.
En l’espèce, notait la Cour européenne de manière spécifique à propos des faits commis à Illzach, d’une part, les actes et propos des prévenus concernaient un sujet d’intérêt général – le respect du droit international public par l’État d’Israël et la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés – et s’inscrivaient dans un débat contemporain, ouvert en France comme dans toute la communauté internationale. Et d’autre part, ces actes et propos relevaient de l’expression politique et militante (CEDH 11 juin 2020, préc., § 78). Ils doivent donc bénéficier d’un niveau élevé de protection de la liberté d’expression. Ainsi, les condamnations pénales des militants alsaciens de la campagne BDS prononcées par les autorités judiciaires françaises constituent une ingérence dans l’exercice de leur liberté d’expression.
La Cour d’appel de Paris devait se prononcer à nouveau sur les faits commis à Illzach dans les locaux du magasin Carrefour. Dans ses deux arrêts du 14 mars 2024, elle reprend les principes énoncés par la Cour européenne, en en faisant application aux faits de l’espèce à travers la recherche de traces éventuelles d’antisémitisme : « il convient donc de rechercher si les actions et propos des prévenus excédaient les limites admissibles à la liberté d’expression et si, notamment, sous couvert de dénonciation de la politique menée par l’État d’Israël, ils n’avaient pas pour objet d’inciter à la discrimination, à la violence ou à la haine à l’encontre d’un groupe de personnes à raison de leur appartenance à la communauté juive ». Les juges parisiens notent à cet égard qu’aucun des prévenus n’a été condamné pour avoir proféré des propos racistes ou antisémites, qu’aucun propos de cette nature n’a été tenu lors des manifestations des 26 septembre 2009 et 22 mai 2010, que les militants associatifs scandaient des slogans, accostaient et remettaient des tracts aux clients et retiraient des rayons des produits d’origine israélienne, qu’aucune insulte ou violence n’a été exercée, qu’aucun préjudice n’a été quantifié par le supermarché et qu’aucune plainte n’a été déposée. Pour la cour d’appel, la démarche suivie est d’autant plus ancrée dans une revendication de nature politique, économique et commerciale que préalablement à la manifestation, un échange de courrier a eu lieu entre la direction du supermarché Carrefour et les militants BDS, ces derniers faisant observer que des produits importés d’Israël étaient mal étiquetés ce qui ne permettait pas à ceux qui veulent boycotter Israël d’exercer leur liberté de choix.
La Cour d’appel de Paris déduit de ses éléments que « si des slogans proférés sont de nature à blesser certains clients, les actes et paroles des prévenus n’ont pas excédé les limites admissibles à la liberté d’expression ».
La solution retenue ne surprendra guère au vu du contenu de l’arrêt Baldassi et du changement de la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui admet désormais, sur le fondement de la liberté d’expression, la légalité de l’appel au boycott des produits israéliens, ici ceux de la marque Teva (Crim. 17 oct. 2023, n° 22-83.197, Dalloz actualité, 24 oct. 2023, obs. S. Lavric ; D. 2023. 1857 ; ibid. 2024. 136, obs. E. Dreyer ; AJ pénal 2023. 549, obs. G. Poissonnier ; Légipresse 2023. 593 et les obs. ; ibid. 597 et les obs. ; ibid. 677, comm. E. Raschel ; ibid. 2024. 125, obs. N. Verly ; ibid. 125, obs. N. Verly ).
L’appel au boycott des produits israéliens relayé pacifiquement dans le cadre de la campagne BDS ne relève pas donc de l’antisémitisme ou de la discrimination mais d’un mode d’action citoyen contre une politique gouvernementale.
On regrettera néanmoins toute cette énergie et ce temps perdus pour faire émerger une solution de bon sens qui s’impose, s’agissant d’une activité militante existant dans le monde entier et parfaitement légale lorsqu’elle est inspirée par des motifs politiques. Mais sans doute était-ce le but espéré par les défenseurs de la politique de l’État d’Israël depuis l’adoption, à leur demande, de la circulaire Alliot-Marie (Circ. CRIM-AP n° 09-900-A4 du 12 févr. 2010) : entraver judiciairement le plus longtemps possible les appels à la mobilisation citoyenne contre l’occupation et la colonisation des territoires palestiniens occupés. De ce point de vue, leur objectif a été partiellement atteint.
On regrettera également que la chambre criminelle de la Cour de cassation n’ait pas été, lors de ses décisions de 2015, plus à l’écoute de la doctrine universitaire et des ONG de défense des droits de l’homme, qui avaient pris position contre la pénalisation de l’appel au boycott au nom des libertés. Mais également plus à l’écoute des jurisprudences étrangères (not., américaine, allemande et britannique) reconnaissant la légalité de l’appel au boycott des produits originaires d’un État dont le régime ou la politique gouvernementale est critiqué. Et enfin, plus à l’écoute de la jurisprudence de la Cour d’appel de Paris. Cette dernière avait en effet déjà jugé, en 2012, au visa de l’article 10 de la Convention, que l’appel d’un citoyen au boycott des produits d’un État constitue une forme de « critique pacifique de la politique d’un État relevant du libre jeu du débat politique, qui se trouve, aux termes de la jurisprudence de la Cour européenne, au cœur même de la notion de société démocratique » (Paris, pôle 2 - ch. 7, 24 mai 2012, n° 11/6623, Gaz. Pal. 25-26 juill. 2012, p. 20, note G. Poissonnier).