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Le droit en débats

Artiste-auteur et OQTF : quand le droit des étrangers fait fi du droit d’auteur et du droit de la sécurité sociale

Pour valider l’Obligation de quitter le territoire français (OQTF) imposée à un auteur, la cour administrative d’appel retient, sans justification, que ce dernier ne démontre pas en quoi l’expulsion porte atteinte à son droit de propriété intellectuelle. Elle lui reproche aussi de ne pas fournir assez de preuves sur les rémunérations perçues au titre de l’activité artistique ; ce qui surprend tant on sait que faute pour lui d’avoir un numéro de sécurité sociale valable, l’artiste-auteur inquiété par le droit des étrangers ne peut pas déclarer ses revenus normalement…

Par Jade Desvignes et Stéphanie Le Cam le 25 Octobre 2023

Le 26 juin 2022, les dix coauteurs du Bureau des dépositions, dont certains résidaient alors à Grenoble sans titre de séjour, avaient été commandités par un musée public pour performer Minen Kolotiri. Sculpter le droit par le droit au festival Chahuts à Bordeaux.

La veille, pour se rendre à la représentation artistique financée par le musée d’art contemporain de Bordeaux, le collectif a dû transiter par la gare de Lyon-Perrache pour prendre un train en direction de Bordeaux. À la suite d’un contrôle d’identité, l’un d’eux a alors été arrêté par des agents de la Police aux frontières. Retenu toute la journée au poste de police, il n’a alors pas pu se rendre à Bordeaux et exécuter le contrat par lequel il était engagé à performer son œuvre. Il s’est vu notifier, à sa sortie du poste de police, un arrêté préfectoral d’expulsion (OQTF).

Cet empêchement à performer constituait d’après le collectif Bureau des dépositions une atteinte au droit des coauteurs dans la mesure où l’œuvre en question repose sur l’interrogation de la co-auctorialité par le biais d’un contrat interprété sur scène. Ce contrat stipule que chaque membre du collectif est non-interchangeable, non-remplaçable, et l’objet du contrat est de rappeler que les performances nécessitent obligatoirement la coprésence physique de l’ensemble des membres, dont les commanditaires savent parfaitement que plusieurs d’entre eux sont inquiétés par le droit des étrangers, le but étant de questionner le droit.

Les performances du Bureau des dépositions s’appuient en effet sur des études en sciences humaines, en art et en droit. Basées sur ce contrat de co-auctorialité, il en résulte que si un coauteur est absent contre son gré en raison de l’évolution de son statut administratif (arrestation, placement en centre de rétention, expulsion) – ce qui concerne plusieurs coauteurs –, les œuvres ne peuvent plus continuer à être créées, ni activées sans qu’on porte atteinte à leur intégrité. L’expulsion de l’un d’eux constituerait alors une atteinte au droit d’auteur qu’ils revendiquent.

L’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon du 26 septembre 2023 retiendra donc l’attention tant il pose d’épineuses questions à propos de l’articulation des branches du droit et en l’occurrence ici du droit des étrangers, du droit d’auteur, mais aussi, nous le verrons plus loin, du droit de la sécurité sociale.

Droit des étrangers vs droit d’auteur ?

Une première question est de savoir s’il est possible d’être auteur en France lorsqu’on y réside, qu’on ait un titre de séjour ou au contraire qu’on n’en ait pas, et que l’on soit ou non un demandeur d’asile, et le cas échéant, de soulever l’atteinte au droit de la propriété intellectuelle que constituerait une expulsion de l’auteur engagé dans un contrat de co-auctorialité, afin de faire annuler une OQTF.

Rappelons avant tout que le code de la propriété intellectuelle ne prévoit pas de différence de traitement quant à la nationalité de l’auteur d’une œuvre. Qu’il soit inquiété ou non par le droit des étrangers, l’auteur peut bénéficier des droits afférents à cette qualité dès lors qu’il est à l’origine d’une œuvre de l’esprit, et parmi ces droits il y a bien entendu le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre, attribut du droit moral.

On voit donc d’emblée la contradiction de logiques entre le droit d’auteur et le droit des étrangers. D’un côté, le droit d’auteur implique le respect de l’œuvre et de l’auteur et, en l’espèce, la nécessité de circuler de Lyon à Bordeaux pour assurer la performance et respecter le contrat de représentation publique préalablement signé. De l’autre côté, le droit des étrangers autorise le préfet à prendre des arrêtés préfectoraux d’expulsion à l’égard de personnes qui ne sont pas parvenues à obtenir l’asile et doivent alors quitter le territoire français.

En l’espèce, la défense avait invoqué le caractère non-interchangeable des membres du collectif du Bureau des dépositions, l’absence physique d’un membre entraînant la paralysie des représentations et l’impossibilité pour les auteurs de poursuivre leur création artistique au risque de porter atteinte à l’intégrité de l’œuvre, mais, la cour d’appel retient que si l’auteur soutient avoir noué de fortes attaches privées sur le territoire français, en faisant état à cet égard de son implication au sein du collectif intitulé Bureau des dépositions, elle ajoute qu’il ne parvient pas à démontrer que la décision d’expulsion porte une atteinte disproportionnée aux buts en vue desquels elle a été prise.

La Cour pose ainsi que l’auteur ne peut utilement soutenir que la décision d’expulsion porte atteinte à son droit de propriété intellectuelle, sans toutefois dire en quoi l’auteur ne parvient pas à le soutenir concrètement… Rappelons en ce sens que l’atteinte au droit moral est appréciée de manière discrétionnaire par l’auteur justement (v. en ce sens, Civ. 1re, 5 juin 1984, Bull. civ. I, n° 184 ; D. 1985. IR 312, obs. Colombet ; RIDA avr. 1985, p. 150 ; Gaz. Pal. 1984. Pan. 332 ; Ann. 1984. 153. Il a été jugé «que l’exercice du droit moral par l’auteur de l’œuvre originale revêt un caractère discrétionnaire, de sorte que l’appréciation de la légitimité de cet exercice échappe au juge»).

Dès lors, si l’un des auteurs revendique le non-respect de son œuvre, il devrait au moins savoir en quoi le juge estime qu’il n’y a pas d’atteinte, et cela quand bien même l’auteur serait en situation irrégulière sur le territoire français (v. déja sur ce point, A. Lepage, Un nouveau délit d’entrave dans le Code pénal : l’entrave à la liberté de la création artistique, Légicom 2017/1 (n° 58), p. 55 ; A. Montas, Le juge et la liberté de création artistique, Cah. just. 2018/4 (n° 4), p. 737 ). Or, en l’espèce, cette décision est critiquable puisqu’elle n’apporte aucune analyse sur les atteintes invoquées quant au droit moral et à la liberté de création dont bénéficient chaque auteur du collectif.

Face à l’absence de justification de la part de juges, on en vient à comprendre que de facto le droit de la propriété intellectuelle a été relégué à un niveau inférieur du droit des étrangers. Il est clairement supplanté sans aucune motivation… L’arrêt soulève la question de la validité de cette hiérarchisation décidée par les juges sans aucun fondement juridique.

La décision révèle un autre problème : les juges ne tiennent pas compte non plus de contingences techniques et informatiques propres au régime de sécurité sociale des artistes-auteurs qui n’aident absolument pas les auteurs étrangers désireux de démontrer leur volonté de s’intégrer en France…

Droit des étrangers vs droit de la sécurité sociale ?

Un autre élément pointé par la Cour retiendra tout autant l’attention : elle note que l’auteur « n’apporte pas d’éléments suffisants sur les rémunérations qu’il aurait perçues à ce titre et cette implication, bien que traduisant un réel effort d’intégration, ne permet en outre pas à elle seule d’établir qu’il aurait établi le centre de ses intérêts en France ».

Or, c’est bien la seconde question qui découle de l’arrêt : quels éléments supplémentaires l’auteur aurait-il dû apporter pour justifier l’exercice de sa carrière artistique, alors même qu’il est empêché techniquement, pour des raisons que nous allons voir, de procéder à la déclaration de ses revenus en bonne et due forme.

Autrement dit, l’arrêt pose une question : comment procéder à la déclaration de ses revenus au titre de l’activité d’artiste-auteur lorsqu’on réside en France, qu’on ait un titre de séjour ou au contraire qu’on n’en ait pas, et que l’on soit ou non un demandeur d’asile ? Et la réponse est beaucoup plus complexe.

Les auteurs qui disposent d’un titre de séjour ont bien un numéro de sécurité sociale temporaire, mais celui-ci commence par le chiffre 7. Or, c’est tout le problème, car les procédures de déclarations ne peuvent se faire informatiquement que si l’auteur dispose d’un numéro de sécurité sociale commençant par un 1 ou un 2, le programme informatique détectant sinon une anomalie et ne permettant pas de faire la déclaration.

Les auteurs qui ne disposent pas de titre de séjour n’ont pas de numéro de sécurité sociale ni de numéro SIRET d’ailleurs, puisque ce dernier est impossible à obtenir faute d’avoir ce titre. Il en résulte que tous ces auteurs ne peuvent tout simplement pas établir qu’ils touchent des rémunérations au titre de leur activité d’auteur…

Alors comment l’auteur pouvait-il concrètement apporter des preuves de ses rémunérations alors même que nos plateformes de gestion de la sécurité sociale le privent techniquement de cette possibilité ?

L’auteur en question touche des revenus artistiques entrant dans la définition des articles R. 382-1-1 et R. 382-1-2 du code de la sécurité sociale. Ses performances artistiques font l’objet de contrats de cession signés avec des institutions publiques (FRAC, Universités, etc.) et des personnes morales privées (festivals, salons, etc.).

Ses revenus artistiques sont versés en contrepartie d’une diffusion ou d’une exploitation commerciale de leurs œuvres et font, à cet égard, l’objet d’un précompte de cotisations sociales de la part de leurs diffuseurs aux termes des articles L. 382-4 et R. 382-17 du code de la sécurité sociale. Autrement dit, cet auteur a bien cotisé pour le régime de sécurité sociale, sans toutefois être informatiquement capable d’accéder à son espace personnel sur le site de l’Urssaf du Limousin (faute de pouvoir y accéder).

D’autres revenus artistiques sont, en revanche, versés en contrepartie d’une diffusion ou d’une exploitation non commerciale et à cet égard ne font pas l’objet d’un précompte de cotisations sociales de la part de ses diffuseurs.

Mais, pour pouvoir payer ses cotisations sociales, il devrait d’abord procéder à l’établissement d’une facture comportant un numéro SIRET. Or, l’obtention d’un SIRET et d’un code APE nécessite une déclaration d’activité préalable à l’Institut nationale de la propriété industrielle, ce qui ne lui est pas non plus possible en l’état.

En vertu de l’article L. 243-6-3 du code de la sécurité sociale, trois questions avaient été posées dans le cadre d’un rescrit social par le Bureau des dépositions au directeur de l’Urssaf compétent en matière de régime des artistes-auteurs, le 9 novembre 2022. Voici les questions posées dans le rescrit social :

  1. pour les artistes-auteurs ayant un titre de séjour et résidant en France, mais ne bénéficiant pas d’un numéro SIRET et ayant un numéro de sécurité sociale temporaire commençant par 7 : comment peuvent-ils déclarer leur activité et obtenir un numéro SIRET en tant qu’artiste-auteur et obtenir l’accès à leur espace personnel de l’Urssaf Limousin ?
  2. pour les artistes-auteurs n’ayant pas de titre de séjour, mais qui résident en France en raison d’une demande d’asile. Ils ne bénéficient pas d’un numéro SIRET et ont un numéro de sécurité sociale temporaire commençant par 7 : comment peuvent-ils déclarer leur activité et obtenir un numéro SIRET en tant qu’artiste-auteur et obtenir l’accès à leur espace personnel de l’Urssaf Limousin ?
  3. pour les artistes-auteurs n’ayant pas de titre de séjour et résidant en France qui ne bénéficient ni d’un numéro SIRET ni d’un numéro de sécurité sociale : comment peuvent-ils déclarer leur activité et obtenir un numéro SIRET en tant qu’artiste-auteur et obtenir l’accès à leur espace personnel de l’Urssaf Limousin ?

Or, faute de réponse de la part des services compétents, les coauteurs ne sont toujours pas en mesure de procéder à la vérification et à la déclaration de leurs revenus artistiques et, en cas d’arrêté préfectoral d’expulsion, ils seront bien incapables d’apporter les éléments suffisants sur les rémunérations qu’il aurait perçues.

Bien triste sort pour ce ressortissant guinéen, auteur et membre du collectif Bureau des dépositions. Né en 1999, il était arrivé en France en 2017 pour y demander l’asile. Sa demande avait alors été rejetée par une décision de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en 2020 et par la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) en mai 2021. Il s’était engagé dans ce collectif artistique, avait été engagé plusieurs dizaines de fois par contrats pour performer son œuvre. Et, ironie de l’histoire, c’est en prenant le risque de se déplacer d’une gare à l’autre afin de respecter le contrat de commande de performance dans lequel il était engagé vis-à-vis d’un musée public (relevant d’une collectivité territoriale…), que cet auteur en situation irrégulière s’est vu imposé un arrêté d’expulsion par un autre représentant de l’État dans les collectivités territoriales…