L’ambition de ce billet est modestement d’essayer de dresser une liste des thèses récentes qui ont innové par la méthode qu’elles ont choisie et qui renouvellent, me semble-t-il, la façon dont on peut faire une thèse en droit public désormais. Nous ne pouvons pas prétendre ici à l’exhaustivité. En plus de faire un état – non exhaustif – de ces recherches, il s’agit aussi de leur rendre hommage tant le choix de renouveler les méthodes de la recherche au moment de la thèse témoigne d’audace. Les thèses dissidentes par leur méthode étaient à ma connaissance assez rares jadis. Je vois par exemple celle de Jacques Caillosse qui tranche radicalement dans le paysage homogène de la thèse en droit public. En même temps, la recherche de thèses méthodologiquement dissidentes n’est pas aisée tant la méthodologie de la thèse en droit public français est évanescente. La méthode semble être celle-ci : il s’agit de prendre une notion issue du droit positif et d’en construire les critères et le régime.
Récemment, l’histoire doctrinale a renouvelé les objets étudiés en droit public, tout en s’éloignant de la dogmatique.
Or, il me semble que l’on assiste justement depuis quelques années à de nouvelles propositions méthodologiques. À dire vrai, la recherche en droit avait déjà connu un changement avec l’analyse économique du droit, qui fut très populaire dans les années 2000. La thèse de Laurent Vidal en est une illustration. Aujourd’hui, on assiste à un renouvellement à partir d’autres méthodes. On peut d’ailleurs noter les tentatives de chercheurs plus confirmés comme Julien Bétaille qui réfléchit à l’introduction des analyses empiriques dans le cadre des recherches en droit de l’environnement, dans le cadre d’un projet financé par l’Institut universitaire de France. On peut aussi rajouter dans cette veine de recherche qui vise à rapprocher le droit de la sociologie le projet ANR REGINE.
Ce renouveau n’est certainement pas étranger à des changements profonds qui ont affecté le travail du juge depuis les vingt dernières années au moins : le droit de la concurrence a imposé aux juristes dans ces domaines de se frotter à l’économie, le droit des discriminations appelle une ouverture aux sciences sociales (la notion européenne de discrimination indirecte par exemple requiert de dépasser la dogmatique). De façon plus générale, le contentieux des droits fondamentaux ouvre le droit à des considérations plus politiques. Les objets des juristes ont aussi changé : le contrôle des instruments de soft law par le juge impose ainsi de repenser les objets à étudier, ouvre vers des objets dont la juridicité est plus faible. Les techniques du juge européen, comme la proportionnalité, imposent des réflexions en termes d’efficacité de la norme juridique. Il n’est donc pas étonnant qu’en parallèle la recherche évolue pour sortir de la seule dogmatique. Il faut signaler par souci d’exactitude que les recherches en histoire du droit ont, elles, toujours été ouvertes sur les sciences sociales et adoptent d’ailleurs des méthodes empiriques. On peut le voir dans la thèse de Guillaume Boudou sur la liberté d’association par exemple.
On voudrait donc ici en donner quelques exemples, issus de thèses récentes.
La thèse de Camille Bordère, sous la direction de Marie-Claire Ponthoreau, soutenue en 2023 illustre parfaitement notre propos (La justice algorithmique : analyse comparée (France/Québec) d’un phénomène doctrinal). Il s’agit d’une thèse sur la doctrine, mais sur la doctrine comparée : son propos est de confronter la façon dont les doctrines française et québécoise abordent un nouvel objet, la justice algorithmique. Afin de pouvoir comparer la façon dont les deux doctrines pensent cette question, elle a constitué un corpus d’articles dans les deux systèmes. Elle présente ainsi, de façon convaincante sa méthode : « si effectivement le phénomène doctrinal que constitue la justice algorithmique n’est pas observable comme pourrait l’être un objet naturel, la modalité de sa connaissance que constitue le discours doctrinal français qui se porte sur lui est, quant à elle, saisissable. (…) L’empirie, c’est-à-dire la mise en place d’une méthode de récolte, de compilation et de traitement de données, permettra donc d’"objectiver" la présence de ces marqueurs au sein du discours – en d’autres termes, il s’agira d’un outil technique de cadrage d’une analyse qui, sur le plan qualitatif, reste tout aussi construite et constructive que le discours l’est lui-même. (…) C’est précisément l’objectif que poursuit cette analyse empirique dans le cadre de notre étude : traiter un ensemble de données de manière semi-automatisée et semi-standardisée pour offrir un panorama, une photographie, du phénomène doctrinal que représente la réception de la justice algorithmique. » La méthode de Mme Bordère est donc statistique : « Cette analyse est menée grâce à un tableur permettant de quantifier la mobilisation d’un certain nombre d’arguments déterminés au fur et à mesure de la constitution du corpus et correspondant aux arguments apparaissant le plus souvent dans ces contributions. (…) Ces contraintes et choix méthodologiques pris en compte, notre corpus se compose, au 31 décembre 2022, de 486 contributions, 284 appartenant au discours dit "académique", 183 appartenant au discours dit "praticien" et 28 appartenant au discours legaltech ». À partir de la constitution de ces deux corpus, dans deux pays, la thèse permet de comprendre comment les deux doctrines ont abordé ce nouvel objet et apporte un éclairage tout à fait neuf sur les tropismes de la doctrine.
Mickaël Koskas a, lui, réalisé une thèse sur les processus de production du droit au Conseil constitutionnel sous la direction de Véronique Champeil-Desplats (Le Conseil constitutionnel par lui-même : contribution à une analyse de la production du droit). La question est aussi originale et le matériau d’analyse l’est tout autant : les comptes-rendus des délibérations, les projets de décision, les notes d’analyse juridique, les dossiers documentaires confectionnés par les collaborateurs, les divers argumentaires reçus par l’institution, ou encore les rapports des conseillers présentés en séance plénière sont en effet des indicateurs du processus de production de la norme jurisprudentielle. L’auteur place sa recherche dans les pas de Stéphane Gerry-Vernières qui avait consacré sa recherche aux « petites sources du droit », lesquelles sont non contraignantes et ignorées. L’intérêt des juristes pour les sources hétérodoxes a certainement été motivé par le fait que le juge désormais s’intéresse – à travers la soft law par exemple – à des types d’objets dont la force normative – pour reprendre le terme de Catherine Thibierge – est incertaine. Ces nouvelles recherches doivent aussi beaucoup à l’ouverture de juridictions comme le Conseil constitutionnel français, qui fournit un matériau unique permettant de comprendre la façon dont il travaille. Et l’existence de ces matériaux constitue un défi pour le travail du juriste qui n’est pas habitué à s’intéresser à ce type de production. L’auteur a aussi réalisé des entretiens avec les différents acteurs. Ces entretiens ont aussi eu pour objet de comprendre les représentations de ces différents acteurs. L’observation participation a aussi été mobilisée. Mickaël Koskas, comme Camille Bordère, a donc élaboré sa méthodologie en sortant des sentiers battus afin de poser de nouvelles questions, mais aussi en faisant progresser la recherche en droit du point de vue des méthodes.
Yannick Ganne a, lui, produit une thèse sous la direction d’Éric Maulin sur la doctrine américaine et s’intéresse notamment au tournant empirique de celle-ci (L’ouverture des facultés de droit aux sciences sociales. Contribution à l’étude du droit savant américain contemporain). Cela pourrait être une thèse d’histoire doctrinale hors de notre champ, mais en réalité les méthodes utilisées pour analyser la doctrine sont aussi empiriques. Le corpus utilisé est défini par référence à des méthodes d’identification non juridiques : « En la matière, seront privilégiés la mention et l’usage des travaux produits par les professeurs les plus investis ou les plus prestigieux – qui sont souvent les mêmes – au sein de ces mouvements. Pour le déterminer, leur participation aux instances administratives et stratégiques des associations (lorsqu’ils ont occupé les positions de présidents ou de membres des conseils d’administration) ou des revues (lorsqu’ils ont participé aux comités éditoriaux) fourniront des indices précieux. Par ailleurs, la récurrence de certains auteurs dans la littérature – comme Richard Posner pour Law & Economics ou Elizabeth Mertz pour le New Legal Realism – permettront d’identifier les principaux acteurs de ces approches et de nous intéresser, en priorité, à leurs travaux ». Autrement dit, le mode de sélection des travaux étudiés a impliqué une réflexion sur les structures de pouvoir du champ académique étudié et un traitement objectif par l’identification de critères. En outre, cette méthode est complétée par une autre : « (…) pour compléter ces matériaux publiés et facilement accessibles, la présente recherche s’appuiera sur des données originales provenant de conversations et entretiens avec des professeurs et chercheurs américains et de séjours de recherche sur place ».
Le travail de Yannick Ganne s’inscrit donc bien, encore une fois, dans le renouvellement des méthodes de la recherche en droit public. Il faut aussi signaler que la thèse de Yannick Ganne n’est pas isolée dans son objet, puisque l’on trouve aussi celle de Matthieu Gaye-Palettes qui s’intéresse, de façon plus large, à l’empirisme dans la recherche juridique.
On retrouve l’utilisation d’entretiens dans la thèse de Louise Fort sur les directions juridiques des ministères, dirigée par Pascale Gonod. L’auteure explique ainsi sa démarche : « La recherche de témoignages directs permet d’abord de collecter les informations indispensables à la compréhension du rôle et de la place des directions dans le travail administratif et gouvernemental. Sa finalité principale est donc principalement exploratoire : l’entretien, qui permet de recueillir ces témoignages, est la "matrice empirique de pistes de recherche". Dans une moindre mesure, la démarche consistant à interroger des acteurs poursuit aussi une finalité probatoire : elle permet de tester des intuitions et de vérifier certaines lectures du fonctionnement administratif auprès des principaux concernés. En somme, le récit des acteurs permet d’atteindre certaines "parcelles de la réalité administrative", inaccessibles à l’observateur ». La chercheuse a donc mené des entretiens semi-directifs pour mener à bien son travail.
Ces cas révèlent, me semble-t-il, deux choses. D’une part, une minorité de chercheurs essaye désormais de sortir de la dogmatique et de penser de nouvelles problématiques juridiques, une nouvelle façon de parler du droit à partir du droit. D’autre part, cette ouverture est acceptée par l’institution puisque ces thèses ont été bien reçues par les jurys de soutenance, qualifiées et même davantage parfois. On ne peut certes pas parler de tournant réaliste, mais on sent en tout cas un frémissement de bon augure.