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Le droit en débats

Audition devant la commission d’enquête parlementaire : un résidu de barbarie

En 2003, le bâtonnier Jean-Yves Le Borgne dénonçait le régime de la garde à vue sous l’empire du droit antérieur, qu’il qualifiait de « résidu de barbarie » : le justiciable est interrogé sans avocat, il n’a pas accès au dossier, son droit au silence n’est pas notifié. Vingt-deux années plus tard, force est de constater qu’il existe, devant les commissions d’enquête parlementaires, un régime d’audition encore plus défavorable au justiciable, en particulier lorsque celle-ci se superpose à une procédure judiciaire. 

Par Robin Binsard le 05 Mai 2025

Issues de la Restauration (J.-P. Camby, Les commissions d’enquête parlementaires, Documents d’études n° 124, Doc. fr., 2013, p. 1), les commissions d’enquête parlementaires ont été conçues pour permettre au Parlement de contrôler l’action du gouvernement, et d’investiguer sur la gestion d’un service public, d’une entreprise privée ou de faits déterminés – notion appréciée au sens large (N. Coutrot-Cielinski et M. Touanssa, Vademecum du fonctionnement des commissions d’enquête parlementaires, Dalloz actualité, 22 juin 2023). Leur régime est issu d’une ordonnance du 17 novembre 1958, dont les contours semblent aussi obsolètes que dangereux, en particulier du point de vue des droits de la défense.

Un empiètement du champ d’intervention du législateur sur l’autorité judiciaire

C’est d’autant plus vrai que la pratique actuelle des commissions d’enquête parlementaires empiète largement sur le champ de l’autorité judiciaire. En théorie, la commission d’enquête parlementaire n’a pas pour objet de mener des enquêtes susceptibles d’établir des responsabilités pénales, et toute investigation doit cesser lorsqu’une procédure judiciaire débute. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 est limpide : « Il ne peut être créé de commission d’enquête sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours. Si une commission a déjà été créée, sa mission prend fin dès l’ouverture d’une information judiciaire relative aux faits sur lesquels elle est chargée d’enquêter ».

Pourtant, dans les faits, il est désormais courant que les parlementaires se saisissent de faits susceptibles de caractériser des délits ou des crimes, et faisant l’objet d’une enquête ou d’une information judiciaire concomitante. L’on peut citer ici les auditions des suspects dans les affaires Benalla, Tapie, Lactalis, du fonds Marianne ou encore des ingérences du Qatar dans les médias, pour chacune de ces affaires le Parlement a poursuivi ses investigations malgré l’existence de procédures pénales concomitantes.

Une telle pratique revient à un dévoiement pur et simple de l’objet des commissions d’enquête parlementaires, au mépris du principe de séparation des pouvoirs : les députés et les sénateurs ne sont ni procureurs, ni juges d’instruction, et n’ont pas vocation à le devenir, ils n’en présentent ni les garanties, ni les compétences. Il n’existe pourtant, en pratique, aucun recours, aucune voie de droit pour contraindre les parlementaires à cesser l’activité d’une telle commission lorsque celle-ci interfère avec une procédure judiciaire.

Pas de droit à un avocat, pas d’accès au dossier, pas de droit au silence et la menace de poursuites pour parjure

Plus inquiétant est le régime juridique de l’audition devant de telles commissions, a fortiori lorsqu’une procédure judiciaire est concomitante. En effet, une personne peut être entendue comme témoin devant la représentation nationale, alors même qu’elle sera ultérieurement poursuivie comme suspect pour les exacts mêmes faits devant l’institution judiciaire. Cette première circonstance devrait à elle seule commander une réforme de l’ordonnance du 17 novembre 1958 – à titre de comparaison, on sait qu’il est proscrit à peine de nullité pour un enquêteur ou un juge d’instruction d’entendre sous le statut de témoin une personne à l’encontre de laquelle existe des soupçons (Crim. 3 déc. 1996, n° 96-84.503, D. 1997. 52 ; 22 janv. 2014, n° 13-81.289).

Plus grave encore, au cours de cette audition de témoin devant les parlementaires, ladite personne n’a pas le droit à un avocat, n’a pas accès au dossier et n’a pas le droit de garder le silence. Pire, elle prête serment de dire la vérité, et tout mensonge l’expose au parjure, au sens de l’article 434-13 du code pénal, et en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958. En d’autres termes, le suspect sera contraint de s’auto-incriminer – et son audition sera ensuite versée dans le dossier de la procédure pénale et pourra lui être opposée.

Un régime juridique contesté en droit européen et interne

Ce régime a déjà fait l’objet de vives critiques de la Cour européenne des droits de l’homme, qui rappelle, dans un arrêt Corbet contre France, que « l’impossibilité pour les personnes appelées à comparaître devant une telle commission d’invoquer le respect de ces droits pour éviter de répondre à des questions qui pourrait les conduire à s’auto-incriminer est en soi problématique au regard de l’article 6, § 1, de la Convention » (CEDH 19 mars 2015, nos 7494/11, 7493/11 et 7489/11, Dalloz actualité, 7 avr. 2015, obs. L. Priou-Alibert ; Constitutions 2015. 208, chron. P. Bachschmidt ). Plus récemment, dans un arrêt du 14 novembre 2024, la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris a prononcé le retrait du dossier pénal d’une audition devant une commission parlementaire d’une personne mise en examen, au motif que « M. X. a prêté serment de dire la vérité devant la commission parlementaire et ne s’est pas vu notifier le droit au silence. Il n’appartient pas à l’autorité judiciaire de juger de la validité d’une audition devant l’Assemblée nationale. Toutefois, cette audition devant la Commission, qui ne répond pas aux exigences de la procédure pénale et du droit de ne pas s’auto-incriminer, doit être retirée » (Médiapart, 18 nov. 2024). Cette solution n’est que partiellement satisfaisante, puisqu’elle ne règle en rien la difficulté créée par l’empiètement des fonctions du législateur sur l’autorité judiciaire et que le cadre juridique des auditions créé par l’ordonnance précitée persiste.

Ainsi, en l’état, le régime des commissions d’enquête parlementaires issu de l’ordonnance du 17 novembre 1958 constitue une atteinte considérable aux droits de la défense – outre que la pratique qu’en ont les parlementaires contrevient également au principe de séparation des pouvoirs –, en ce qu’il permet l’audition sous serment, sans avocat, sans droit au silence, sans accès au dossier, d’un suspect contraint de s’auto-incriminer au risque de poursuite du chef de parjure, et que cette même audition sera par la suite susceptible de constituer un élément à charge versé au sein de la procédure judiciaire. Mesdames, Messieurs les parlementaires, une réforme s’impose !