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Le droit en débats

Autour de la peine complémentaire d’inéligibilité et de l’exécution provisoire

Par Vincent Filhol et Augustin Gourdou le 04 Décembre 2024

L’actualité politico-judiciaire donne parfois lieu à d’intéressants débats juridiques. L’« affaire » des assistants parlementaires impliquant notamment la présidente du groupe Rassemblement national (RN) à l’Assemblée nationale, mise en cause pour avoir détourné des fonds publics européens entre janvier 2004 et fin 2016, est assurément concernée.

L’audience correctionnelle en première instance vient de s’achever le 27 novembre à Paris, et le parquet a notamment requis à l’encontre de Madame Le Pen ainsi que d’autres élus nationaux ou locaux, en sus des peines principales, des peines complémentaires d’inéligibilité avec exécution provisoire. Le délibéré sera rendu le 31 mars 2025.

Sur le caractère automatique de la peine d’inéligibilité en matière d’atteintes à la probité

L’article 432-17 du code pénal prévoit, pour l’incrimination de détournement de fonds publics, plusieurs peines complémentaires dont « l’interdiction des droits civils, civiques et de famille, suivant les modalités prévues aux articles 131-26 et 131-26-1 », notamment « l’éligibilité ». L’article 131-26 indique que l’interdiction de ce droit d’éligibilité ne peut excéder une durée de dix ans pour les condamnations criminelles et cinq ans pour les condamnations délictuelles. De plus, l’article 131-26-1 dispose que la peine d’inéligibilité peut être prononcée pour une durée de dix ans au plus à l’encontre d’une personne « exerçant une fonction de membre du gouvernement ou un mandat électif public au moment des faits ».

La loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Sapin II », et la loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, ont modifié le régime de cette peine complémentaire. Elles se sont notamment appuyées sur le rapport de Jean-Louis Nadal intitulé « Renouer la confiance publique », remis en janvier 2015, qui visait à proposer des recommandations pour restaurer la confiance des citoyens envers les responsables publics en insistant sur l’importance de l’exemplarité.

Ainsi, dans ce contexte de moralisation de la vie publique, la loi Sapin II a modifié l’article 432-17 du code pénal pour rendre obligatoire le prononcé de cette peine complémentaire d’inéligibilité à l’encontre de toute personne condamnée pour une infraction d’atteinte à la probité prévue aux articles 432-10 à 432-16 du même code.

Par la suite, avec la loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, le législateur a souhaité « renforcer l’exigence de probité et d’exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants » (Cons. const. 8 sept. 2017, n° 2017-752 DC, Dalloz actualité, 10 sept. 2017, obs. M.B ; ibid., 12 sept. 2017, obs. M.-C. de Montecler ; AJDA 2017. 1692 ; AJCT 2017. 416, obs. S. Dyens ; Constitutions 2017. 399, chron. P. Bachschmidt ) en élargissant la portée de cette peine obligatoire d’inéligibilité par l’introduction d’un article 131-26-2 dans le code pénal. Ce dernier dispose que « le prononcé de la peine complémentaire d’inéligibilité […] est obligatoire à l’encontre de toute personne coupable d’un délit mentionné au II du présent article [listant un grand nombre d’incriminations comprenant notamment toutes les atteintes à la probité, mais également d’autres incriminations de corruption] ou d’un crime ».

De plus, aux termes du III de l’article 131-26-2 du même code, « la juridiction peut, par une décision spécialement motivée, décider de ne pas prononcer la peine prévue par le présent article, en considération des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur ». Cette partie a été ajoutée (dès la loi Sapin II) afin de respecter le principe d’individualisation des peines.

En ce qui concerne le cas évoqué, le délit de détournement de fonds publics, prévu à l’article 432-15 du code pénal et pour lequel Madame Le Pen est mise en cause, est bien visé par le II de l’article 131-26-2 du même code, et l’était par l’article 432-17 dans sa version antérieure à 2017.

En outre, la période de prévention s’étend pour ce qui concerne Madame Le Pen, de janvier 2011 au 31 décembre 2016. La loi Sapin II, rendant la peine d’inéligibilité obligatoire, est entrée en vigueur le 11 décembre 2016, soit vingt jours avant la fin de la période de prévention. Ainsi, la peine d’inéligibilité est bien obligatoire, sauf décision spécialement motivée de la juridiction de jugement.

Sur l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité s’agissant d’un élu en cours de mandat

Applicabilité de l’exécution provisoire à la peine d’inéligibilité

Lorsqu’une personne est condamnée en matière pénale, l’appel a un effet suspensif (C. pr. pén., art. 506 et 708). Cet effet signifie que la décision contestée par la personne qui interjette appel n’est temporairement pas exécutée jusqu’à ce que la décision soit définitive.

Néanmoins, il est possible pour la juridiction qui statue en premier ressort de prendre des mesures qui font obstacle à cet effet suspensif. Ainsi, il est prévu à l’alinéa 4 de l’article 471 du code de procédure pénale que certaines sanctions pénales, notamment l’inéligibilité, puissent être assorties de l’exécution provisoire (sans qu’un recours particulier ne soit prévu pour contester cette modalité d’application de la peine).

Le cas échéant, que l’appel soit interjeté ou non, la peine complémentaire d’inéligibilité peut être appliquée dès la signification du jugement. C’est ce qu’a rappelé le Conseil d’État par une décision rendue le 3 octobre 2018 : « dès lors qu’un conseiller régional se trouve, pour une cause survenue postérieurement à son élection, privé du droit électoral en vertu […] d’une condamnation dont le juge pénal a décidé l’exécution provisoire, le préfet est tenu de le déclarer démissionnaire d’office. […] Dès lors, et alors même que ce jugement frappé d’appel n’est pas devenu définitif, c’est à bon droit que le préfet de la région Guadeloupe a constaté que M. B. était privé du droit électoral » (CE 3 oct. 2018, n° 419049).

Par ailleurs, si la décision d’appel ne confirme pas la peine d’inéligibilité ou son caractère provisoire, l’élu concerné en aura tout de même subi les conséquences concrètes.

Ainsi, le Conseil d’État a statué sur le cas d’un conseiller municipal condamné par le tribunal correctionnel à une peine d’inéligibilité, avec exécution provisoire. Bien que l’arrêt d’appel n’eût pas confirmé la peine d’inéligibilité, il avait été déclaré démissionnaire d’office de ses mandats (CE 20 déc.2019, n° 432078). Les juridictions judiciaires ont également eu l’occasion de le démontrer, par exemple, pour le cas d’une ancienne maire qui avait été déchue de son mandat en première instance en raison d’une condamnation à une peine de cinq ans d’inéligibilité avec exécution provisoire, puis relaxée en appel (Toulouse, 14 janv. 2022, n° 21/00343).

Effet particulier d’une inéligibilité assortie de l’exécution provisoire sur un mandat parlementaire en cours

En 2009, le Conseil constitutionnel a considéré qu’il n’était pas de son ressort, lorsqu’il était saisi, à la suite d’une inéligibilité, d’une demande de déchéance d’un parlementaire au regard de l’article L.O. 136 du code électoral, de constater ladite déchéance (même assortie de l’exécution provisoire) tant que cette condamnation n’était pas définitive. Il a donc décidé de surseoir à statuer jusqu’à ce que la Cour de cassation rende sa décision (Cons. const. 22 oct. 2009, n° 2009-21S DECH, Demande tendant à la déchéance de plein droit de M. G. Flosse de sa qualité de membre du Sénat).

Cette solution a été confirmée par deux décisions récentes, s’agissant d’un membre du Sénat (Cons. const. 23 nov. 2021, n° 2021-26 D, Demande tendant à la déchéance de plein droit de M. J.-N. Guérini de sa qualité de membre du Sénat) et d’un membre de l’Assemblée nationale (Cons. const. 16 juin 2022, n° 2022-27 D, Demande tendant à la déchéance de plein droit de M. M. Fanget de sa qualité de membre de l’assemblée nationale).

Par conséquent et en application de cette jurisprudence, même dans le cas d’un jugement prononçant une peine d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire, Madame Le Pen ainsi que les autres députés concernés conserveraient leurs mandats parlementaires actuels (hors échéances politiques les rendant caducs) jusqu’à ce que la décision pénale soit définitive.

Effet d’une inéligibilité assortie de l’exécution provisoire sur une candidature à l’élection présidentielle

Il est peu probable que le Conseil constitutionnel (chargé d’établir la liste des candidates et candidats à chaque élection présidentielle, et de procéder pour ce faire, à différents contrôles préalables) applique le raisonnement qu’il a employé pour juger de l’effet de l’inéligibilité avec exécution provisoire sur un mandat parlementaire en cours, à une candidature à une élection présidentielle, en l’occurrence celle de 2027.

En effet, l’article L. 199 du code électoral, applicable pour les élections présidentielles en vertu de l’alinéa 1 de l’article 3, II, de la loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962, prévoit que sont inéligibles « les personnes privées de leur droit d’éligibilité par décision judiciaire ». Et l’article L. 6 du code électoral, applicable en vertu de la même loi, dispose que « ne doivent pas être inscrits sur la liste électorale, pendant le délai fixé par le jugement, ceux auxquels les tribunaux ont interdit le droit d’élection, par application des lois qui autorisent cette interdiction ».

Ainsi, les textes susvisés n’exigent pas que l’inéligibilité éventuelle (empêchant une personne de se porter candidate à l’élection présidentielle) ait été prononcée par une condamnation définitive. A priori, une personne condamnée en première instance à une peine d’inéligibilité assortie d’une exécution provisoire ne pourrait donc pas se porter candidate à l’élection présidentielle de 2027.