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Le droit en débats

Avant-projet de réforme des contrats spéciaux : la garantie d’éviction (notion d’éviction)

Alors que le ministère de la Justice rend public un avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux qui sera officiellement soumis à consultation publique en juillet 2022, Dalloz actualité vous propose, sous la direction des professeurs Gaël Chantepie et Mathias Latina, de participer pleinement à cette réflexion au travers d’une série de commentaires critiques de cet important projet de réforme qui complète la réforme majeure du droit des obligations de 2016. Focus sur la garantie d’éviction.

Par Hania Kassoul le 10 Juin 2022

Présentation des textes

L’avant-projet de réforme livre une proposition de dix articles relatifs à la garantie d’éviction, numérotés de 1623 à 1632. Le paragraphe du code actuellement dédié à cette garantie serait ainsi ramené de quinze à dix articles. Pour comparaison, l’offre de réforme de l’association Henri Capitant ne consacre au total que sept articles à cette garantie, dont un se situe dans un titre général intitulé « Des droits et obligations spéciaux ». La Commission a fait le choix pour sa part de ne pas construire de droits et obligations transversaux. La garantie est déclinée au gré des contrats spéciaux, dans une sous-section relative aux obligations du vendeur concernant la vente, dans une sous-section dédiée aux obligations du bailleur pour le contrat de « location » aux articles 1726 et suivants. De plus, alors que l’offre Capitant a osé, dans son article 8, troubler « l’eau dormante »1 de la garantie d’éviction et des charges, en limitant son domaine au seul trouble de droit provenant du tiers, la Commission n’affiche ici aucune volonté de « repenser »2 ce monument. Les rédacteurs n’ont pas estimé que les troubles du fait personnel du vendeur relevaient de la responsabilité de droit commun, les maintenant ainsi pleinement dans les risques couverts par la garantie spéciale3. Le projet de recodification se veut donc rassurant.

Un projet rassurant

À ce stade, l’avant-projet ne propose pas de paratexte explicatif. Aucun éclaircissement n’est pour autant livré sur le traitement de la garantie d’éviction dans la présentation générale ni dans celle dédiée à la vente et à l’échange. Ainsi, il appartient pour l’instant au lecteur d’interpréter librement les choix opérés par les rédacteurs. En se référant au quatrième axe de la présentation générale4, nous considérerons que les rédacteurs n’ont pas souhaité réformer lourdement la garantie. Cette ambition de continuité nous servira de boussole, qu’il s’agisse de comprendre la façon qu’a eue la Commission de définir la notion d’éviction, ses éléments et ses limites, sa mise en œuvre, ainsi que ses effets. Ce sont les quatre temps qui formeront les parties de l’analyse dédiée aux articles 1623 à 1632 de l’avant-projet, à commencer par l’article 1623 au sein de cette première partie.

Texte de l’avant-projet

Art. 1623 : Le vendeur garantit à l’acheteur le libre exercice des prérogatives attachées par la Ioi à la qualité de propriétaire dans les conditions fixées ci-après.

Disparition de l’actuel article 1625 du code civil

L’actuel article 1626 du code civil, premier article du paragraphe dédié à « la garantie en cas d’éviction », se contente d’une référence littérale à « l’éviction » dont « souffre » « l’acquéreur », sans définir en quoi consiste cette éviction. Il faut compter sur l’article 1625, unique article-chapeau de la section accueillant ensemble garanties d’éviction et des vices cachés, pour exprimer ce que le législateur de 1804 entendait par « éviction » : « la possession paisible de la chose vendue ». Les rédacteurs de l’avant-projet livrent directement dans leur article 1623 une définition du droit garanti, à savoir « le libre exercice [par l’acheteur] des prérogatives attachées par la Ioi à la qualité de propriétaire ». Aucun usage du terme « éviction » n’y est fait. Cette proposition, reprenant une définition déjà rencontrée dans la littérature doctrinale5, n’est pas totalement orthodoxe.

Vers une nouvelle définition de l’éviction ?

D’une part, remarquons immédiatement que la garantie prévue par l’actuel article 1626 du code civil englobe en principe « l’éviction et les charges », le texte prévoyant que le vendeur garantit l’acquéreur de « l’éviction qu’il souffre dans la totalité ou partie de l’objet vendu, ou des charges prétendues sur cet objet ». L’avant-projet a fait le choix d’exclure la référence aux charges. Il prend ici le contre-pied de l’offre de l’Association Capitant qui, pour sa part, propose dans son article 33 une définition de l’éviction centrée sur la « révélation » après la vente « d’une charge ou servitude » non apparente et non déclarée lors de la vente (étant rappelé que l’offre Capitant a choisi de limiter la garantie au trouble de droit émanant des tiers). La Commission propose une définition suffisamment large pour contenir l’esprit de la garantie « d’éviction et des charges », les charges pouvant être implicitement comprises dans les atteintes causées à l’acheteur. La suite des textes ne laisse d’ailleurs aucun doute sur l’inclusion des divers troubles de droit issus des tiers. Sur ce point, la définition n’est donc pas parfaitement orthodoxe, du fait de la réduction formelle qu’elle opère, mais elle l’est davantage que l’offre de réforme de l’Association Capitant. Le toilettage par la réduction de mots ne fait pas obstacle à la compréhension habituelle de la notion.

D’autre part, classiquement, l’essentiel de la garantie d’éviction se situe dans « l’atteinte à la propriété dont a été investi l’acheteur »6, comme l’exprime l’adage « qui doit garantie ne peut évincer ». La notion est comprise, dans une acception centrée sur le débiteur, comme l’obligation de « répondre des troubles affectant le droit de son cocontractant »7, soit encore l’obligation pour le vendeur de « protéger l’acheteur contre les troubles apportés à sa possession »8. Dans une acception centrée sur le créancier, le droit garanti est présenté comme un droit à la « jouissance paisible » ou « possession paisible » de la chose après sa délivrance9. L’atteinte constitue un « trouble »10, terme aujourd’hui absent des dispositions du code civil, mais communément utilisé par la doctrine et la jurisprudence. Le vocable est, soulignons-le, introduit par l’avant-projet dans son article 1624. Pour sa part, l’article 1623 du projet innove en rompant avec la terminologie classique, proposant que le droit garanti à l’acheteur soit défini comme le « libre exercice des prérogatives attachées par la loi à la qualité de propriétaire ». Nulle trace de jouissance, de possession, ou de caractère paisible. Rien ne reste de l’actuel article 1625. La rupture terminologique implique-t-elle une réforme conceptuelle ? Il faut effectivement se demander si une différence substantielle existe entre le trouble classiquement présenté comme atteinte à la « possession paisible » et celui ici entendu comme l’atteinte au « libre exercice des prérogatives attachées par la loi à la qualité de propriétaire » ?

Que faut-il comprendre par « libre exercice » ?

Ce choix terminologique paraît transformer la conception de l’éviction. Le libre exercice n’est pas le paisible exercice. Qu’assure donc le garant ? La paix ou la liberté ? Pour répondre à cette question, tirons un cas d’école de la présentation traditionnelle de la garantie d’éviction : « un voisin qui traverse le jardin du pavillon acheté en alléguant un droit de passage ignoré de l’acheteur surpris ; ce dernier peut-il appeler son vendeur à la rescousse ? »11 Ce trouble de droit atteint-il le propriétaire dans le libre exercice du droit cédé ou dans son paisible exercice ? Plus qu’empêché, l’acheteur-propriétaire est dérangé. C’est là le sens premier du « trouble », soit tout désagrément, dérangement, tracas du propriétaire. Assurer à l’acheteur qu’il pourra exercer en paix le droit cédé impose donc au vendeur une garantie plus amplement appréciée que de lui assurer de les exercer librement. Au-delà de la liberté, c’est la qualité parfaite d’exercice du droit qui est envisagée. Partant, la rédaction proposée par l’avant-projet peut être discutée en ce qu’elle n’exclut pas de transformer la notion habituelle de la garantie, la limitant purement aux entraves faites à l’acheteur dans sa liberté, en lieu et place des perturbations atteignant plus largement sa paix. La rédaction appelle donc cette réserve, dès lors qu’elle s’accorde mal avec l’esprit qui se dégage de la construction jurisprudentielle du régime de la garantie. Compte tenu des intentions prudentes de l’avant-projet, on peut éventuellement douter que les rédacteurs l’aient souhaité. C’est pourquoi il serait préférable, pour rétablir l’orthodoxie perdue de vue, de prévoir que le vendeur doit garantir, non pas seulement « l’exercice libre », mais « l’exercice libre et paisible » du droit cédé à l’acheteur12.

Qu’en est-il donc maintenant des « prérogatives attachées par la loi à la qualité de propriétaire » ?

Que faut-il comprendre par « prérogatives attachées par la loi à la qualité de propriétaire » ?

Exit la référence à la « jouissance »

La « jouissance » fait place aux « prérogatives » du propriétaire. Le terme « jouissance » n’est pas propre à la vente, il touche des prestations contractuelles variées. Celui de « possession » ne concerne pas que le propriétaire. Ces deux mots trouveraient aisément leur place dans une conception transversale de la garantie d’éviction au sein de différents contrats spéciaux. Or la commission n’envisage pas d’ériger la garantie en droit commun des contrats de transfert ou de mise à disposition de la chose. Un choix terminologique plus resserré à la vente méritait donc d’être privilégié, étant rappelé que la garantie dans la vente vise à dare et praestare, soit « transmettre une propriété parfaite », comme l’explique parfaitement le professeur Hélène Boucard13. Les termes « possession » ou « jouissance » ne sont pas à cet égard des choix sur mesure. Dès lors, le texte spécialement dédié au droit de la vente doit énoncer clairement le droit cédé, soit le droit de propriété14. C’est ce que fait de façon convaincante l’avant-projet, en l’évoquant néanmoins par une périphrase : « les prérogatives attachées à la qualité de propriétaire », ce qui peut être discuté. Le groupe nominal « prérogatives attachées par la loi à la qualité de propriétaire » rompt l’harmonie du code civil.

L’intégration de la notion de « prérogative »

À l’exception de l’article 387-1, alinéa 9, le code ne connaît pas la notion de « prérogative ». Le terme apparaît plus naturellement, notamment, dans la législation de droit public visant à quelques occasions « les prérogatives et obligations du propriétaire »15. Il fait en revanche florès dans la littérature doctrinale. On doute de ne pouvoir se passer de l’introduction de ce mot exogène dans la loi civile, introduction dont il faudrait mesurer la portée.

De deux choses l’une :

• soit le contenu des « prérogatives attachées par la loi à la qualité de propriétaire » est différent du contenu du droit de propriété prévu à l’article 544 du code civil, et, dans ce cas, la commission ouvre une fenêtre d’interprétation. Il faudrait alors qu’elle s’en explique et prenne en compte le risque d’impensé et d’évolution d’un terme doctrinal importé dans la loi ;

• soit les « prérogatives… » ont le même contenu que le droit de propriété tel que défini par l’article 544 et, dans cette hypothèse, le droit nouveau n’apporte rien d’autre qu’une variation terminologique sans portée normative. Autrement dit, il crée une périphrase qui atteint l’intégrité du code. Il serait pourtant sage de privilégier cette dernière en proposant une formule s’intégrant sans discussion dans son environnement textuel. Cela imposerait, dans l’article 1623 de l’avant-projet, de remplacer la périphrase par la référence directe au droit cédé. C’est bien ce dernier qui constitue l’objet de la garantie due par le vendeur. Faisons alors simplement écho à l’article 1582 de l’avant-projet disposant que la vente est le contrat par lequel le vendeur cède la propriété d’un bien, et retenons que le droit garanti est l’exercice du droit de propriété. Cette option est d’ailleurs celle retenue par la commission dans son article 1625.

Le renvoi aux « conditions ci-après »

Enfin, le texte prend encore le soin de préciser que la garantie est prévue dans « les conditions fixées ci-après ». Par souci de clarté et de légèreté, la phrase pourrait éventuellement être scindée en deux, dans le but de rapporter distinctement « les conditions fixées ci-après » non pas aux « prérogatives attachées par la loi à la qualité de propriétaire » mais bel et bien à la garantie due par le vendeur. Cependant, d’un point de vue méthodologique, le recours à cette précision est-il indispensable ? Les textes suivant l’article 1623 ont naturellement vocation à s’appliquer, si bien que l’on se demande ce qu’apporte concrètement le renvoi textuel. Cette remarque est appuyée par le recensement qui peut être fait de l’usage du renvoi dans les codes (dont une seule occurrence apparaît en ces termes dans le code civil16), lequel montre qu’il sert principalement à introduire une énumération17. Les renvois apparaissent également quand les textes visés sont éloignés les uns des autres ou prévus par un décret. Aucun de ces cas ne concerne l’article 1623. Dès lors, il est possible de simplement supprimer le groupe de mots sans que cela affecte le sens ou le champ d’application des articles 1623 et suivants.

Proposition de réécriture

Finalement, le texte pourrait être ainsi modifié :

Art. 1623 : Le vendeur garantit à l’acheteur l’exercice libre et paisible de son droit de propriété.

Cet article mériterait encore d’être complété par un second alinéa, comme le justifiera l’analyse des dispositions dédiées aux éléments et limites de la garantie (V. Partie II : Éléments et limites de la garantie, à paraître).

 

Notes

1. H. Boucard, L’agréation de la livraison dans la vente. Essai de théorie générale, préf. P. Rémy, Université de Poitiers/LGDJ, 2005, spéc. nos 312 s.

2. Terme choisi par les rédacteurs de l’offre de l’Association Capitant pour présenter les choix relatifs à la garantie d’éviction.

3. Sur ce débat, v. not. A.-C. Richter, « Faut-il évincer la garantie du fait personnel des droits et obligations spéciaux ? », in H. Kassoul et D. Gantschnig (dir.), L’offre de réforme des contrats spéciaux. Réflexions libres à partir du projet de l’Association Henri Capitant, Dalloz, 2021, p. 49 ; adde P. Chauviré, Faut-il supprimer la garantie contre l’éviction du fait personnel ?, RDC 2016, n° 113n5, p. 549 ; H. Boucard, Repenser la garantie d’éviction et des charges ? Du passé ne faisons pas table rase, RDC 2016, n° 113m1, p. 528.

4. La Commission indique avoir voulu faire œuvre de sagesse, en limitant les ruptures avec le droit positif au strict nécessaire, reconnaissant ainsi une « méthode de travail [qui] n’était guère favorable aux aventures », p. 4.

5. Rép. civ., Vente : effets – Garantie d’éviction, par O. Barret et P. Brun, n° 396.

6. P. Chauviré, art. préc.

7. D. Mazeaud, R. Boffa et N. Blanc (dir.), Dictionnaire du contrat, p. 634.

8. B. Gross, Le droit de la vente, PUF, 1987, p. 51.

9. P. Puig, Contrats spéciaux, Dalloz, p. 417 ; J. Raynard et J.-B. Seube, Droit des contrats spéciaux, LexisNexis, p. 195.

10. B. Gross définit la garantie d’éviction comme l’obligation pour le vendeur de « protéger l’acheteur contre les troubles apportés à sa possession », sans pour autant parler de « possession paisible », in Le droit de la vente, PUF, 1987, p. 51.

11. J. Raynard et J.-B. Seube, op. cit., p. 197.

12. Les articles L. 132-8 et L. 132-26 du code de la propriété intellectuelle ont consacré cette formulation (« exercice paisible du droit cédé ») dans la définition de la garantie d’éviction due par l’auteur à l’éditeur.

13. H. Boucard, art. préc., n° 13, se référant à l’expression du professeur Jérôme Huet.

14. V. sur la différence de logiques entre la garantie d’éviction.

15. CCP, art. L. 2213-10, L. 3132-2 et L. 3411-1 et CGPPP, art. L. 2122-6.

16. C. civ., art. 96-1.

17. Art. préc.