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Le droit en débats

Avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux : le contenu du contrat d’entreprise

Alors que le ministère de la Justice rend public un avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux qui sera officiellement soumis à consultation publique en juillet 2022, Dalloz actualité vous propose, sous la direction des professeurs Gaël Chantepie et Mathias Latina, de participer pleinement à cette réflexion au travers d’une série de commentaires critiques de cet important projet de réforme qui complète la réforme majeure du droit des obligations de 2016. Focus sur le contenu du contrat d’entreprise.

Par Sophie Moreil le 14 Novembre 2022

Le premier chapitre du Titre VIII bis de l’avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux est consacré aux « dispositions communes à tous les contrats d’entreprise ». Il décrit de manière développée les effets du contrat et son extinction. La première section, numérotée section IV, est intitulée « Du contenu du contrat d’entreprise », mais elle traite davantage de la formation du contrat que de son contenu proprement dit, lequel est évoqué – comme cela est fait pour les autres contrats d’ailleurs – dans une section consacrée aux « effets » du contrat. Cette section évoque en effet les conditions de validité du contrat, ainsi que les modalités de fixation et de révision éventuelle du prix. Elle consacre pour l’essentiel les solutions de droit positif, mettant un terme aux interrogations nées de l’introduction dans le code civil, par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, d’un article consacré à la détermination du prix dans « les contrats de prestation de services », l’article 1165, qui retenait un régime différent de celui qui était traditionnellement celui appliqué au contrat d’entreprise, en confirmant que cet article n’a pas d’influence sur le régime de ce contrat.

 

Section IV – Du contenu du contrat d’entreprise

Article 1758 - Le contrat d’entreprise est formé dès que les parties sont convenues de l’ouvrage à réaliser.

Article 1759 - Un devis peut être établi pour décrire l’ouvrage à réaliser et estimer son prix.
Il ne donne pas lieu à rémunération, sauf convention contraire.
Le devis engage l’entrepreneur pendant la durée fixée ou, à défaut, pendant un délai raisonnable.

Article 1760 - Le contrat d’entreprise est valablement formé sans accord préalable sur le prix.
À défaut d’accord sur le prix, le juge le fixe en fonction de la qualité de l’ouvrage réalisé, des attentes légitimes des parties, des usages et de tout autre élément pertinent.

Article 1761 - Les parties peuvent convenir d’un prix forfaitaire auquel cas l’article 1195 est sans application.

Article 1762 - Lorsque le prix a le caractère d’honoraires et qu’il a été convenu avant l’achèvement de l’ouvrage, le juge peut, nonobstant toute clause contraire, en réduire le montant s’il l’estime excessif au regard de l’ouvrage réalisé.
Il en va autrement lors que les honoraires ont été versés après achèvement de l’ouvrage, en connaissance du travail accompli.

Analyse

Les conditions de validité du contrat (art. 1758)

L’article 1758 dispose que le contrat d’entreprise est formé dès que les parties sont convenues de l’ouvrage à réaliser. On comprend que la validité du contrat n’est soumise à aucune autre condition qu’un accord sur cet ouvrage.

D’une part, donc, le contrat d’entreprise est un contrat consensuel. En cela, l’avant-projet de réforme confirme une solution déjà retenue par la jurisprudence1 et qui s’évince de l’article 1172 du code civil. C’est certainement ce qui justifie que l’article le suggère, mais sans le dire de manière aussi explicite que ne le faisait l’offre de réforme présentée par l’Association Henri Capitant2.

D’autre part, contrairement à ce qui est exigé pour d’autres contrats, telle la vente3, il n’est pas nécessaire que les parties s’entendent sur le prix. Il ne pouvait en aller autrement dès lors que l’avant-projet décide, selon nous à juste titre4 même si cela va à l’encontre de la solution admise traditionnellement, que le contrat d’entreprise peut aussi bien être conclu à titre onéreux qu’à titre gratuit5. En effet, comment imposer que les parties s’accordent sur un prix pour un contrat qui peut ne pas en contenir un ? La solution n’est toutefois pas réservée aux contrats conclus à titre gratuit. Déjà, l’article 1758 n’opère aucune distinction selon le caractère gratuit ou onéreux du contrat. Ensuite, l’article 1760 précise comment le prix sera fixé en l’absence d’accord « préalable » sur ce dernier, ce qui constitue une manière de confirmer que la faculté de former un contrat sans s’entendre sur le prix concerne aussi les contrats conclus à titre onéreux. On retrouve ici une solution bien acquise en jurisprudence : « un accord préalable sur le montant exact de la rémunération de l’entrepreneur n’est pas une condition de validité du contrat d’entreprise »6, laquelle a d’ailleurs été étendue à l’ensemble des contrats de prestation de services par l’ordonnance du 10 février 2016 (C. civ., art. 1165)7.

La formation du contrat d’entreprise

Devis (art. 1759)

L’article 1759 complète l’article précédent en évoquant une question qui n’était jusqu’à présent pas traitée dans le code civil, celle du devis. Le premier alinéa définit ainsi le devis comme étant destiné à décrire l’ouvrage à réaliser et à en estimer le prix, et insiste sur son caractère facultatif8. Il ne pourrait en aller autrement : à nouveau, à partir du moment où l’on admet que les parties puissent ne pas s’entendre sur le montant exact de la rémunération de l’entrepreneur dès la conclusion du contrat, on peut difficilement faire du devis, le document qui permet d’évaluer à la fois l’ouvrage et la contrepartie de sa réalisation, un préalable indispensable à la conclusion du contrat. À cela s’ajoute le coût de son établissement, qui oblige à le réserver à certaines opérations. Ce n’est qu’en présence d’une réglementation particulière qu’il est susceptible de s’imposer. Mais lorsqu’une telle réglementation existe, notamment en droit de la consommation, l’absence d’établissement de devis n’a pas d’influence sur la validité du contrat éventuellement conclu. Elle consiste généralement en une amende administrative9.

Les alinéas 2 et 3 tranchent ensuite des questions délicates. Ils précisent que, lorsqu’il est établi, le devis ne donne pas lieu à rémunération, à moins que les parties n’en aient décidé autrement (al. 2), et que le devis engage l’entrepreneur pendant la durée fixée ou, à défaut, pendant un délai raisonnable (al. 3).

Mais cela conduit à avoir une présentation très réductrice du devis. En effet, en pratique, ce terme renvoie à des réalités très différentes10. La nature et le régime du devis varient selon la volonté des parties11. Il peut effectivement valoir offre de contracter, de sorte que la simple acceptation de son interlocuteur suffit à conclure la convention dans les termes du devis12. Mais il est également susceptible de constituer, dans l’esprit des parties, un simple élément de la discussion, une invitation à entrer en négociation13, ou, au contraire, s’analyser comme une promesse unilatérale de contrat14. Il peut par ailleurs être réalisé de manière bénévole, pour éclairer le futur maître de l’ouvrage, ou, au contraire, à titre onéreux, en vertu d’un contrat dont l’objet porte précisément sur son élaboration.

Il est vrai que décider que le devis est par principe réalisé à titre gratuit présente le mérite de résoudre les difficultés en cas de litige : en cas de doute, le devis est considéré établi gratuitement, et il appartiendra à l’entrepreneur qui prétendrait le contraire de prouver que les parties se sont entendues sur le principe d’une rémunération. Il aura à ce titre intérêt à se ménager la preuve écrite de l’accord du client.

Par ailleurs, en précisant que le devis « engage » l’entrepreneur pendant la durée fixée par l’entrepreneur ou, à défaut d’une telle durée, pendant un délai raisonnable, l’avant-projet de réforme permet d’obliger l’entrepreneur à réaliser la prestation sollicitée conformément au devis si jamais celui-ci est accepté par le client.

Reste que, d’une part, l’avant-projet ne précise pas si le devis vaut offre ou promesse unilatérale de contrat. La raison semble résider dans le fait que les deux qualifications sont envisageables. Toutefois, la sanction de la rétractation anticipée de l’engagement n’est pas la même selon la qualification retenue. Cette rétractation empêche la conclusion du contrat lorsque l’engagement constitue une simple offre (C. civ., art. 1116, al. 2). Il n’en va pas de même en présence d’une promesse unilatérale de contrat (C. civ., art. 1124, al. 2). Si l’objectif de la disposition est de réduire le contentieux en donnant une directive d’interprétation en présence d’une situation ambiguë, il serait sans doute préférable d’opter entre l’une ou l’autre des deux solutions, sans doute au profit de l’offre, puisque c’est souvent la nature qui est reconnue au devis15.

On remarquera, d’autre part, que le 2e alinéa de l’article 1759 prévoit que la gratuité du devis s’impose « sauf clause contraire », là où l’alinéa 3 ne précise rien de tel, ce que l’on a du mal à comprendre. Il est en effet difficile d’imaginer que ce 3e alinéa serait impératif, l’entrepreneur étant ainsi nécessairement engagé par son devis durant un certain laps de temps, ce qui conduirait à laisser de côté certaines hypothèses connues de la pratique. La raison de la différence de rédaction entre les deux alinéas réside plus certainement dans l’échelle d’impérativité voulue par les rédacteurs de l’avant-projet de réforme16 : les règles figurant à ces deux alinéas seraient supplétives de volonté, mais la clause écartant la gratuité du devis échapperait au contrôle lié aux dispositions destinées à lutter contre les clauses abusives17. Toutefois, outre le fait que l’on saisit mal comment une clause supplétive de volonté pourrait échapper au contrôle de l’abus du seul fait qu’elle est assortie de la réserve d’une clause contraire18, on peut s’interroger sur l’intérêt d’émettre une telle réserve s’agissant du caractère rémunéré de l’établissement du devis. En effet, le déséquilibre significatif qui pourrait être mis en avant en l’absence de cette réserve ne semble pas tant pouvoir résider dans le principe même d’une rémunération que dans son montant, lequel n’est en principe pas susceptible d’être contrôlé sur le fondement des dispositifs de lutte contre les clauses abusives19.

Quoi qu’il en soit, l’intérêt de l’article 1759 ne peut être nié, puisqu’il offre une solution en cas de silence des parties et doit ainsi tarir une source de contentieux. Mais l’on peut se demander s’il est vraiment opportun de chercher à traiter d’un outil dont la réalité est suffisamment riche pour qu’il en ressorte affadi. Il conviendra en toute hypothèse d’en affirmer clairement le caractère entièrement supplétif de volonté.

Détermination du prix (art. 1760)

L’article 1760 traite de la détermination du montant de la rémunération de l’entrepreneur. En effet, après avoir rappelé à l’alinéa 1er que le contrat est valablement formé sans accord préalable sur le prix20, il précise, en son deuxième alinéa, ce qu’il convient de faire en l’absence d’accord des parties : le juge le fixe en fonction d’un certain nombre d’éléments qui ne sont énumérés qu’à titre indicatif, à savoir, la qualité de l’ouvrage réalisé, les attentes légitimes des parties, les usages et tout autre élément pertinent.

L’avant-projet de réforme consacre ainsi des solutions traditionnellement retenues par la jurisprudence. Ce faisant, il met fin aux hésitations nées au lendemain de l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 10 février 2016. En effet, l’article 1165 prévoit désormais les conditions de détermination du prix du « contrat de prestation de service », dont le Rapport de présentation de l’ordonnance au président de la République indique que le contrat d’entreprise constitue une illustration21, et qui doit donc, dans l’esprit de ses rédacteurs, s’appliquer au contrat d’entreprise.

Or, si cet article 1165, qui est présenté comme une consécration de la jurisprudence antérieure22, suggère que le contrat de prestation de service peut être valablement conclu sans que les parties ne se soient accordées sur un prix chiffré, puisqu’il précise comment le prix sera fixé à défaut d’accord des parties une fois la prestation réalisée, il retient des modalités de fixation du prix différentes de celles qui étaient appliquées au contrat d’entreprise jusqu’en 2016.

En effet, la jurisprudence traditionnelle décide qu’un accord préalable sur le montant exact de la rémunération de l’entrepreneur n’est pas une condition de validité du contrat d’entreprise23, de sorte qu’un contrat d’entreprise – y compris donc, lorsqu’il est conclu à titre onéreux –, peut être valablement conclu sans que les parties ne se soient accordées sur le prix qui sera versé à l’entrepreneur une fois la prestation achevée. La raison en est simple : dans un certain nombre d’hypothèses, ni les contours exacts de l’ouvrage, ni l’ampleur du travail à accomplir pour l’achever ne sont connus au moment de la conclusion du contrat. Le prestataire a du mal à les évaluer avec précision. Son client encore plus. Fixer le prix à cette date risquerait d’aboutir à la fixation d’un prix sans rapport avec l’ouvrage. Il est donc apparu logique de permettre de renvoyer la fixation du prix à une date ultérieure, celle où, l’ouvrage étant achevé, chacune des parties est à même de mesurer la quantité de travail qui a été nécessaire pour le terminer et la réalité de ce que ce travail a permis d’obtenir24.

Ainsi, lorsque le prix n’a pas été fixé dès la conclusion du contrat, il l’est en principe par les parties une fois l’ouvrage achevé. Si elles ne parviennent pas à s’entendre, puisque l’on ne peut pas rester avec un contrat valablement conclu et en grande partie exécuté sans prix, le juge prend le relai en fixant lui-même le prix25, à partir d’éléments qui lui permettent de s’approcher au plus près du juste prix. Certes, il est fréquent en pratique que le client accepte le prix qui lui est proposé par l’entrepreneur. Mais, jusqu’à l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 10 février 2016, ce prix ne le liait pas avant qu’il l’ait accepté. Si le maître de l’ouvrage refusait de donner son accord, le contrat restait dépourvu de prix. Il fallait alors saisir le juge d’une demande tendant à en obtenir la fixation, et non une demande tendant à la contestation d’un prix déterminé par le prestataire. Le juge n’était de ce fait pas invité à contrôler l’abus dans la fixation du prix, comme le prévoit désormais l’article 1165, mais à évaluer le montant dû au prestataire, en tentant de se rapprocher au plus juste du prix réel de l’ouvrage26, si tant est qu’il soit possible d’en déterminer un.

Soumettre le contrat d’entreprise à l’article 1165 du code civil, comme certains estiment devoir le faire27, et décider que, désormais, lorsqu’il n’aura pas été chiffré dès la conclusion du contrat, le prix de ce contrat devra être fixé par l’entrepreneur sous le contrôle du juge revient à modifier en profondeur le régime de ce contrat.

On ne peut dès lors que saluer les rédacteurs de l’avant-projet de réforme d’avoir confirmé l’application des solutions traditionnelles propres au contrat d’entreprise. On regrettera seulement la manière dont a été élaborée la liste des critères que le juge devra prendre en compte pour fixer lui-même le prix. En effet, si elle est énonciative, puisqu’elle se termine par la mention selon laquelle le juge prendra en compte, outre les éléments mentionnés, « tout autre élément pertinent », cette liste invite le juge à se concentrer essentiellement sur l’ouvrage réalisé, sur le résultat du travail de l’entrepreneur. Or, la particularité du contrat d’entreprise est de porter sur une prestation de travail destinée à produire un ouvrage. Les efforts de l’entrepreneur ne peuvent pas être ignorés lors de la détermination de sa rémunération. Ils étaient déjà pris en compte dans un certain nombre de professions, et il semble important de les faire apparaître, pour ne pas courir le risque que ce critère ne s’efface derrière le seul résultat de son travail28.

On peut par ailleurs se demander si l’article 1165 du code civil a encore une utilité, puisque son domaine devient résiduel et si, de ce fait, il ne serait pas préférable de l’abroger. À défaut, il conviendrait de préciser clairement les rapports que cet article entretient avec le contrat d’entreprise29.

Intangibilité du contrat conclu à un prix forfaitaire (art. 1761)

L‘article 1761 vise à tirer les conséquences de l’introduction, en 2016, d’un article 1195 instaurant la faculté d’obtenir l’anéantissement, voire la révision, du contrat pour imprévision dans le code civil. Le contrat d’entreprise est en effet susceptible d’être conclu moyennant un prix forfaitaire. Dans ce cas, les parties s’entendent sur un prix global, qui devra être payé quel que soit l’ampleur du travail finalement réalisé ou le résultat obtenu. Ce prix est conçu par les parties comme intangible, chacune d’elles acceptant de prendre en charge le risque de sa mauvaise évaluation. L’article 1761 exclut de ce fait l’application de l’article 1195 au contrat conclu à prix forfaitaire, la stipulation d’un forfait apparaissant comme une manière de déroger à cet article, dont le caractère supplétif de volonté est admis30.

Cette disposition figure parmi les règles applicables à l’ensemble des contrats d’entreprise. Elle s’applique certainement par principe aux contrats de construction conclus à forfait, qui constituent également une manière de déroger à l’article 1195. Toutefois, lorsque le contrat constitue un marché à forfait portant sur la construction d’un bâtiment31, l’article 1761 sera écarté au profit de l’article 1793, que les rédacteurs de l’avant-projet ont maintenu, avec sa numérotation.

Révision des honoraires excessifs (art. 1762)

L’article 1762 consacre une solution dont on avait pu s’interroger sur la pérennité au lendemain de l’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016. En effet, traditionnellement, lorsque le prix du contrat d’entreprise prend la forme d’honoraires et qu’il a été arrêté dès la formation du contrat, le juge peut le réviser s’il apparaît excessif au regard du travail accompli et du service rendu32. Il ne perd cette faculté que lorsque le prix a été versé en connaissance de cause après l’achèvement de l’ouvrage33. Elle demeure par contre en présence d’un prix forfaitaire34. Il s’agit là de l’extension, au contrat d’entreprise, d’une solution retenue dans le cadre du mandat35, extension qui a été réservée aux cas dans lesquels la rémunération prend la forme d’honoraires36.

Or, l’ordonnance du 10 février 2016 a prévu la possibilité de conclure des contrats de prestation de services sans fixer le prix dès l’échange des consentements, ce qui est censé consacrer la jurisprudence propre au contrat d’entreprise. Mais elle n’a rien dit de la possibilité d’obtenir la révision du prix qui aurait été arrêté dès la conclusion du contrat. Se posait dès lors la question de savoir si la jurisprudence antérieure pouvait être maintenue. Cela dépendait du point de savoir si le silence des rédacteurs de l’ordonnance était le signe d’un oubli ou d’une validation implicite d’une jurisprudence antérieure à laquelle ils n’avaient pas voulu toucher, de sorte que le droit antérieur devait être maintenu à cet égard ; ou si, au contraire, ce silence signifiait que les rédacteurs de l’ordonnance avaient voulu mettre un terme à la jurisprudence antérieure.

L’article 1762 met un terme à ces interrogations en inscrivant dans le code la faculté de révision du prix dégagée par la jurisprudence. Il le fait en reprenant les contours qui étaient ceux retenus par la jurisprudence : la révision ne serait possible que lorsque la rémunération de l’entrepreneur prend la forme d’honoraires. Ce pouvoir demeure en présence d’une clause contraire, notamment lorsque les parties ont stipulé le prix forfaitaire. Il disparaît par contre lorsque le prix a été arrêté une fois l’ouvrage achevé, du moins lorsqu’il l’a été en connaissance du travail accompli.

La consécration est heureuse : puisqu’il n’est pas toujours possible de connaître dès l’origine l’étendue du travail à accomplir, ni de s’imaginer quel résultat est susceptible d’être obtenu37, il n’est pas illogique d’admettre, lorsque les parties ont choisi de fixer malgré tout un prix dès la conclusion du contrat, que ce prix puisse être révisé s’il apparaît qu’il a été surévalué.

On s’interrogera seulement sur le critère retenu. En effet, les rédacteurs de l’avant-projet ont consacré le principe selon lequel seuls les « honoraires » seraient susceptibles d’être révisés, sans d’ailleurs souhaiter les définir, faute de consensus sur le sujet38, préférant renvoyer à l’interprétation jurisprudentielle. Mais cette notion est peu précise. Et la tendance est à l’élargissement des prestations pouvant donner lieu à l’application de cette jurisprudence39.

N’aurait-il pas été préférable de choisir un critère plus net ? À ce titre, outre la parenté avec le mandat, ce qui semble justifier cette faculté de révision réside dans la grande difficulté qu’il peut y avoir à anticiper l’ampleur du travail à accomplir et le résultat susceptible d’être obtenu dès l’échange des consentements. Le client de l’avocat ne maîtrise le plus souvent ni les diligences nécessaires pour réaliser la prestation demandée, ni le résultat qu’il peut en attendre. Mais cette difficulté ne semble pas spécifique aux contrats donnant lieu au paiement d’honoraires, de sorte que la faculté de révision pourrait être étendue à l’ensemble des contrats d’entreprise.

Si telle était la solution retenue, il serait sans doute nécessaire de compléter l’article 1762, qui autorise la réduction du montant de la rémunération de l’entrepreneur dès que celui-ci apparaît « excessif » en instaurant un seuil de déclenchement de l’intervention du juge, de manière à éviter de nuire par trop à la force obligatoire des contrats40. Celle-ci pourrait être réservée aux cas dans lesquels le prix se révèlerait « manifestement » excessif.

II – Proposition alternative

Section I – De la formation du contrat d’entreprise

La section IV est certainement numérotée IV par erreur. Par ailleurs, elle traite essentiellement des conditions de validité du contrat d’entreprise, ainsi que de son processus de formation. Il est dès lors proposé d’en modifier l’intitulé.

Article 1758 - Le contrat d’entreprise est formé dès que les parties sont convenues de l’ouvrage à réaliser.
Même lorsqu’il est conclu à titre onéreux, un accord préalable sur le montant exact de la rémunération de l’entrepreneur n’est pas une condition de sa validité.
Lorsque le prix n’est pas fixé au moment de la formation du contrat, il peut l’être par les parties, une fois la prestation achevée. À défaut, il est déterminé par le juge, en fonction de la qualité de l’ouvrage réalisé, des attentes légitimes des parties, du travail fourni par l’entrepreneur, des usages et de tout autre élément pertinent.

L’article 1758 n’ajoute que peu de choses à l’article 1760 si l’on admet que le principe du consensualisme posé par le droit commun des obligations suffit à décider que le contrat d’entreprise est par principe un contrat consensuel. Il est donc proposé de regrouper les deux articles.

Les modalités de fixation du prix sont par ailleurs explicitées : le prix doit en principe être fixé par les parties, fût-ce une fois la prestation achevée. Ce n’est qu’à défaut d’accord que le juge peut être saisi. Lorsqu’il est amené à intervenir, il se prononce en fonction d’un certain nombre de critères, parmi lesquels a été ajouté celui du travail fourni par l’entrepreneur, pour tenir compte des spécificités du contrat d’entreprise.

Article 1759 – Suppression

Ou

Un devis peut être établi pour décrire l’ouvrage à réaliser et estimer son prix.
Il ne donne pas lieu à rémunération, sauf convention contraire.
Il vaut en principe offre.

Il semble difficile de traiter du devis de manière complète dans une seule disposition. Il est de ce fait proposé de supprimer l’article 1759.
S’il doit être maintenu, il semble nécessaire d’affirmer le caractère supplétif de volonté de l’ensemble de l’article et de proposer une qualification juridique pour le devis, qui constituerait, par principe, une offre.

Article 1760 - Les parties peuvent convenir d’un prix forfaitaire auquel cas l’article 1195 est sans application.

La proposition alternative envisage de regrouper l’ensemble des conditions de validité du contrat d’entreprise au sein d’un seul article, l’article 1758. L’article 1761 est de ce fait renuméroté. Mais aucune modification de sa rédaction n’est proposée.

Article 1761 - Lorsque le prix a été convenu avant l’achèvement de l’ouvrage, le juge peut, nonobstant toute clause contraire, en réduire le montant s’il l’estime manifestement excessif au regard de l’ouvrage réalisé.
Il en va autrement lorsque le prix a été versé après achèvement de l’ouvrage, en connaissance du travail accompli.

L’article 1762 devient l’article 1761.

Le critère de l’honoraire étant peu précis, et les raisons qui ont justifié de reconnaître la possibilité d’une réduction judiciaire du prix ne permettant plus de justifier que la révision soit limitée aux contrats d’entreprise donnant lieu au paiement d’un honoraire, il est proposé de faire évoluer cette disposition en élargissant la révision à l’ensemble des contrats d’entreprise. Toutefois, pour éviter que l’atteinte portée à la force obligatoire du contrat ne soit excessive, cette révision serait réservée aux hypothèses dans lesquels le prix serait « manifestement » excessif.

 

1. En ce sens, v. Civ. 3e, 17 déc. 1997, n° 94-20.709 P.
2. Cela été expressément indiqué à l’art. 70, al. 1er. V. Association Henri Capitant, Offre de réforme du droit des contrats spéciaux, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », p. 70.
3. C. civ., art. 1583.
4. S. Moreil, Le contrat d’entreprise – présentation générale, Dalloz actualité, 11 oct. 2022 ; v. aussi, J. Huet, Les principaux contrats spéciaux, 2e éd., LGDJ, 2001, n° 32113, p. 1250 s. ; J.-F. Overstake, Essai de classification des contrats spéciaux, LGDJ, 1969, p. 213 ; P. Puig, La qualification du contrat d’entreprise, éd. Panthéon-Assas, 2002, n° 29. V. aussi, S. Moreil, Les obligations nées du contrat d’entreprise, th. dactyl. Paris 2, 2009, passim., not. n° 10, p. 25 et les réf. citées.
5. Avant-projet de réforme, art. 1756 réd.
6. Com. 29 janv. 1991, n° 89-16.446, D. 1991. 51 ; ibid. 1992. 67, chron. D. Talon ; RTD civ. 1991. 322, obs. J. Mestre ; RTD com. 1991. 634, obs. B. Bouloc ; v. aussi, Civ. 1re, 15 juin 1973, Bull. civ. I, n° 202 ; 28 nov. 2000, n° 98-17.560 P.
7. Sur lequel, v. infra.
8. V. déjà, Civ. 23 oct. 1945, Gaz. Pal. 1945. 2. 187 ; D. 1946. 19 ; Civ. 3e, 18 juin 1970, n° 69-10.167 P.
9. V. en particulier, C. consom., art. L. 131-6.
10. Recensant les différentes solutions possibles, v. not. A.-C. Chiariny-Daudet, Approche juridique du devis, LPA du 8 août 2007, n° PA200715801, p. 3 s. ; A. Bénabent, Contrats civils et commerciaux, 14e éd., LGDJ, coll. « Précis Domat », 2021, nos 518 s., p. 374 s. ; P. Puig, Contrats spéciaux, 8e éd., Dalloz, coll. « HyperCours », 2019, n° 840, p. 706. Envisageant un panel moins large de solutions, v. F. Collart Dutilleul et P. Delebecque, Contrats civils et commerciaux, 11e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2019, n° 717.
11. En ce sens, v. P. Puig, op. cit.
12. Cf. not. F. Collart Dutilleul et P. Delebecque, op. cit., n° 717 ; F. Labarthe et C. Noblot, Le contrat d’entreprise, LGDJ, coll. « Traités », 2008, n° 293.
13. V. not., P. Antonmatttei et J. Raynard, Droit civil – Contrats spéciaux, Litec, 10e éd., 2019, n° 47, p. 408 ; A. Benabent, Les contrats spéciaux civils et commerciaux, op. cit., 14e éd., 2021, n° 518, p. 375 ; F. Labarthe et C. Noblot, Le contrat d’entreprise, op. cit., n° 293 ; P. Malaurie, L. Aynes et P.-Y. Gautier, Les contrats spéciaux, LGDJ, 12e éd., 2022, n° 500, p. 458.
14. V. not., P. Antonmatttei et J. Raynard, op. cit., n° 476, p. 408 ; A. Benabent, op. cit., n° 518, p. 375 ; P. Malaurie, L. Aynes et P.-Y. Gautier, op. cit., n° 500, p. 458.
15. Cette qualification serait peu fréquente. En ce sens, v. not. F. Labarthe et C. Noblot, op. cit., n° 293.
16. Sur laquelle, v. P. Stoffel-Munck (ss. dir.), Avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux, p. 4
17. P. Stoffel-Munck (ss. dir.), op. cit., p. 4
18. En ce sens, v. G. Chantepie et M. Latina, Observations générales sur l’avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux, D. 2022. 1716, spéc. p. 1722 .
19. Le déséquilibre ne peut en principe pas porter sur l’adéquation du prix à la prestation, v. C. civ., art. 1171, al. 2 et L. 212-1, al. 3, c. consom. V. toutefois, C. com., art. L. 442-1.
20. Sur ce point, v. déjà supra.
21. Rapport au président de la République relatif à l’ord. n° 2016-131 du 10 févr. 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, NOR : JUSC1522466P, ELI :, JO n° 0035 du 11 févr. 2016, texte n° 25.
22. Préc.
23. Com. 29 janv. 1991, n° 89-16.446, préc. ; Civ. 1re, 15 juin 1973, Bull. civ. I, n° 202.
24. P. Puig, op. cit., n° 841 ; S. Moreil, op. cit., nos 554 s., p. 552 s., et les réf. citées.
25. V. not., Civ. 3e, 21 mai 1969, Bull. civ. III, n° 401 ; Civ. 1re, 15 juin 1973, Bull. civ. III, n° 202 ; 28 nov. 2000, n° 98-17.560, préc.
26. Il doit pour cela s’appuyer sur les éléments qui lui sont fournis par l’entrepreneur. V. Civ. 1re, 18 nov. 1997, n° 95-21.161 P.
27. En ce sens, v. not. P. Puig, op. cit., n° 841. Pour une lecture différente de l’art. 1165, v. G. Lardeux, Le contrat de prestation de service dans les nouvelles dispositions du code civil, D. 2016. 1659, spéc. p. 1663 .
28. Sur les critères à prendre en compte pour évaluer le prix de l’ouvrage, v. not. S. Moreil, op. cit., nos 611 s., p. 615.
29. Cela permettrait d’éviter les discussions quant à une possible combinaison entre l’actuel art. 1165 et l’art. 1760 tel qu’il résulte de l’avant-projet de réforme. Sur une combinaison de ce type, v. G. Lardeux, art. préc., spéc. p. 1663.
30. Il a été affirmé par la présentation de l’ord. du 10 févr. 2016 au président de la République, et approuvé par la majorité de la doctrine. En ce sens, v. not. F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil. Les obligations, 12e éd., Dalloz, 2019, n° 641, p. 717 ; M. Fabre-Magnan, Droit des obligations. t. 1. Contrat et engagement unilatéral, 5e éd., PUF, coll. « Thémis », 2019, n° 779, p. 614 ; P. Malaurie, L. Aynes et P. Stoffel-Munck, Droit des obligations, 10e éd., LGDJ, 2018, n° 764, p. 409 ; B. Fages, Droit des obligations, 9e éd., LGDJ, coll. « Manuel », 2019, n° 351, p. 298 ; adde, C. Peres, Règles impératives et supplétives dans le nouveau droit des contrats, JCP 2016. 454.
31. La doctrine s’accorde à considérer qu’il ne pourrait pas être écarté par le recours à l’art. 1195 nouv. V. not., Dessuet, L’imprévision bientôt introduite en droit privé : quelles conséquences dans le domaine de la construction ? Pacta sunt servanda, contra rebus sic stantibus, RGDA 2015. 176.
32. Civ. 1re, 3 juin 1986, n° 85-10.486 P.
33. Civ. 1re, 4 janv. 1965, Bull. civ. I, n° 4 ; 24 févr. 1981, n° 79-19.822 P ; 3 juin 1986, préc. ; 2 avr. 1997, n° 95-17.606 P, RTD civ. 1998. 372, obs. J. Mestre ; Civ. 2e, 10 mai 2007, n° 06-14.628.
34. Civ. 1re, 5 mai 1998, n° 96-14.328, D. 1998. 145 ; RSC 1999. 113, obs. A. Giudicelli ; RTD civ. 1998. 901, obs. J. Mestre .
35. Sur cette jurisprudence, v. not. S. Moreil, op. cit., n° 660, p. 661.
36. T. Seine, 1er mars 1905, Gaz. Pal. 1905. 365 ; Req. 24 avr. 1914, S. 1914. 1. 349 ; D. 1917. 1. 1 ; Civ. 1re, 4 mars 1958, D. 1958. 495 ; Com. 13 mai 1974, Bull. civ. IV, n° 153.
37. C’est ce qui justifie le fait que les parties aient la possibilité de ne pas fixer le prix dès l’origine. V. supra.
38. P. Stoffel-Munck (ss. dir.), op. cit., p. 74.
39. V. à propos des contrats de révélation de succession, Civ. 1re, 5 mai 1998, n° 96-14.328, préc.
40. Pour une appréciation critique de cette faculté de révision, v. F. Labarthe, Le juge et le prix dans le contrat d’entreprise. Justice et droits fondamentaux, in Études offertes à Jacques Normand, Litec, 2003, p. 275. V. aussi F. Labarthe et C. Noblot, op. cit., nos 432 s., p. 238 s.