Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Le droit en débats

Brèves réflexions sur une réforme de la justice ambitieuse et sur ses enjeux profonds

La loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a été promulguée. Elle aura suscité de très virulentes oppositions. Près de la moitié de ses cent dix articles ont été, au moins partiellement, soumis au Conseil constitutionnel. Dans une très longue décision, le Conseil a validé l’essentiel des dispositions qui lui étaient déférées. Les censures prononcées ne remettent pas en cause l’économie générale de la réforme. Deux cavaliers législatifs sur des dispositions mineures pourront être repris. Dans d’autres cas, ce n’est pas le principe de la mesure adoptée qui conduit à la censure mais les garanties dont elle était assortie qui sont jugées insuffisantes.

Par Jean Danet le 17 Avril 2019

Sept dispositions censurées méritent de retenir l’attention. L’une en matière familiale se proposait de confier à titre expérimental la délivrance de titres exécutoires portant sur la modification du montant de contribution à l’entretien d’enfants. En matière pénale, l’une étendait l’usage de la visioconférence à l’audience sur la prolongation de détention provisoire et cinq autres dispositions touchaient l’enquête : les unes étendaient le champ des interceptions de correspondance, des techniques spéciales d’enquête, d’autres étendaient les pouvoirs de la police en matière de réquisitions auprès d’organismes publics ou de pénétration dans un domicile. La dernière étendait la durée de l’enquête de flagrance.

Au pénal, c’est le nécessaire équilibre entre, d’un côté, l’objectif de recherche des auteurs d’infractions et, de l’autre, le droit au respect de la vie privée, le secret des correspondances et l’inviolabilité du domicile qui fonde les principales censures. En certains cas, l’analyse par le Conseil des garanties qui manquent s’agissant notamment des pouvoirs du juge des libertés et de la détention donne une idée très précise de ce que pourrait contenir un projet de loi qui reprendrait l’objectif que poursuivaient ces textes…

Il doit être souligné que toute l’économie du projet de loi relative à l’évolution de l’organisation judiciaire est validée. Les reproches faits au texte sur les questions d’égalité des citoyens devant la justice et de proximité n’ont pas convaincu, le Conseil constatant même parfois que le reproche articulé manquait en fait (v. § 381, relatif aux compétences des chambres de proximité du tribunal judiciaire).

Ce dernier exemple illustre assez bien la nature des rapports tendus entre la Chancellerie et les représentants des professions durant l’année de débats parlementaires. Ces débats faisaient pourtant suite aux Chantiers de la justice et nombre des dispositions de la loi sont la reprise de rapports déposés dans ce cadre, voire antérieurement. Avant cela, un rapport sénatorial d’avril 2017 avait exploré les questions relatives à l’organisation de la justice et sa nécessaire réforme. Il avait d’ailleurs lui aussi et sur des points importants suscité de vives oppositions aux solutions préconisées. En tout cas, les diagnostics des uns et des autres étaient connus de tous et pour une part partagés. En certains cas, ils avaient même commencé d’être établis sous le précédent quinquennat. D’ailleurs, l’étude d’impact déposée avec le projet rappelait sur tel ou tel point les différentes options déjà explorées. Certaines sont de longue date dans le débat que la loi se proposait de trancher.

Il a été souligné à juste titre que nombre des dispositions de la loi tendant à la simplification ou à de nouvelles organisations ne tombaient pas du ciel mais émanaient en fait des praticiens eux-mêmes. On ne saurait en effet oublier qu’un ministère, qui est à ce point autoadministré, où le cabinet et les directions sont essentiellement constitués de magistrats qui viennent et retourneront dans les juridictions, peut difficilement être taxé de machine hors sol.

La décision du Conseil constitutionnel et, avant elle, l’avis du Conseil d’État sur le projet témoignent de ce qu’à l’exception de quelques dispositions de procédure pénale qui étaient plus réclamées par la police que par les magistrats, le projet de loi soulevait des questions qui relèvent moins de l’ordre constitutionnel que de la conception que les uns et les autres se font de la nouvelle gestion publique. Ce qui explique que les auteurs de la saisine du Conseil constitutionnel aient échoué à habiller en critique constitutionnelle des oppositions à des choix qui relèvent en réalité de conceptions sur ce que doit être selon eux l’administration de la justice.

Ce qui frappe aussi le lecteur des échanges qui ont eu lieu au Sénat, où la commission des lois se posait en facilitateur du dialogue entre la ministre et les représentants des professions, c’est que les critiques ne portaient pas tant sur le texte lui-même que sur ce qu’il était censé cacher ou préparer, sur le dessein profond qu’il allait disait-on servir à savoir la disparition de juridictions et à leur suite de barreaux. Nombre de dispositions étaient par ceux-là rapportées à un pur objectif d’économie budgétaire poursuivi selon eux au mépris de la qualité du service public de la justice. Tous les objectifs énoncés avec précision dans l’exposé des motifs étaient dénoncés comme de purs et simples « éléments de langage », destinés à tromper. La défiance était majeure et en cela elle avait les couleurs du temps, le temps des passions tristes, dit François Dubet.

Ce dialogue impossible entre, d’une part, les représentants syndicaux des magistrats, avocats, greffiers, les représentants de la profession d’avocat et, d’autre part, le ministère de la justice, administré comme on l’a dit, ne manque pas d’inquiéter. Certes, les connaisseurs du monde judiciaire diront que cette manière de surjouer les oppositions n’est pas nouvelle et c’est un peu vrai. Pour tout ce qui concerne l’économie et l’administration de la justice, quelques expériences antérieures, dont bien sûr la précédente réforme de la carte judiciaire, ont aussi, sans aucun doute laissé des traces. Mais on peut craindre que la crise de confiance ne soit plus profonde, plus structurelle. Ainsi, la ministre avait beau souligner que sa démarche entendait rompre avec une certaine forme de verticalité pour au contraire laisser aux cours d’appel et aux juridictions le soin de penser les adaptations nécessaires, le message semblait inaudible.

La lecture critique de la réforme procédait chez certains d’une conviction. La réforme du service public de la justice ne pouvait que porter le danger d’une atteinte à sa qualité, sa proximité. Elle allait même potentiellement procéder au moins pour une part à son démantèlement. Chez ceux-là, cette critique radicale, largement inspirée des critiques globales du néolibéralisme les conforte depuis longtemps déjà dans une posture qui relève d’une éthique de la conviction. Ils ne rendent compte qu’à leurs principes. Chez d’autres, la dimension idéologique de la critique est sans doute moins marquée. Mais leur colère ou leur indignation, la leur ou celle dont ils se font les porte-voix, ne les éloignent pas moins d’une éthique de la responsabilité même lorsqu’ils sont en charge de représenter une profession toute entière. Ce qui ne manque pas d’inquiéter car alors de multiples rencontres n’y changent rien. Dès lors que l’initiateur de la réforme leur objecte le monde tel qu’il le voit – et parfois peut-être tel qu’il est – ou encore les contraintes qui sont les siennes, ils le vivent comme un refus de toute concertation.

Du côté des médias, on n’a pas su ou pas voulu organiser des débats précis ou rigoureux sur l’ensemble de la réforme et ce qui était en jeu. Quelques tribunes qui ne parlent qu’aux initiés ne suffisent pas à éclairer l’opinion et peut-être pas même les parlementaires qui ne sont pas spécialistes de ces questions. Côté citoyens, tous justiciables en puissance, il est à craindre qu’ils n’aient retiré de ce qu’ils ont vaguement entendu que deux messages : la réforme avait l’air d’être dénoncée par les professionnels comme étant pire que les maux dont souffre la justice et elle faisait l’unanimité contre elle.

Au sein de l’institution, parmi les partenaires de justice, il est pourtant des magistrats, y compris des hauts magistrats et des avocats, y compris des bâtonniers ou des figures de la profession qui pensent que la loi ne méritait pas tant de critiques et en tout cas pas celles qui lui ont été adressées et pas de cette façon-là. Sauf à ne pas vouloir prendre en compte certaines réalités. C’est à revenir sur certaines d’entre elles et sur certaines réponses que la loi leur fournit qu’on voudrait s’attacher ici.

 

Le texte qui suit n’est pas un commentaire de la loi et encore moins un commentaire académique. Chacun dans sa discipline, des collègues y procéderont. Il se veut plus modestement une réaction d’un praticien honoraire, d’un universitaire dont les travaux ont depuis plus de vingt ans porté sur la justice pénale conçue comme un objet de recherches où s’entrecroisent, pour produire toutes sortes d’effets complexes, le droit pénal de fond, la procédure, la politique criminelle, les institutions juridictionnelles, l’économie de la justice et son administration. Enfin, durant quatre ans, la participation au Conseil supérieur de la magistrature aura aussi fourni matière à réflexion sur la justice judiciaire dans son ensemble. Mais elle excluait aussi durant ce mandat de s’exprimer sur la loi en discussion. Passé ce temps, fallait-il le faire ? Car ce parcours professionnel qui s’achève ne garantit pas – pas plus qu’aucun autre – de tout comprendre ni de hiérarchiser comme il faut les questions. Seule la sollicitation de Dalloz actualité m’a convaincu d’exprimer ici le point de vue qui suit. Puisse-t-il alimenter un débat plus large.

La loi qui vient d’être promulguée n’est pas une réforme isolée. Elle est plutôt le vaisseau amiral d’un ensemble de textes législatifs ou réglementaires, de circulaires déjà pris ou à venir, un ensemble lui-même articulé à de nouvelles pratiques déjà installées ou en projet qui vont sous réserve de leur pleine application et de ce que leurs objectifs ne soient pas trahis, transformer la justice au moins aussi profondément qu’elle ne le fut en 1958. Rien de moins.

Cette importance tient à ce que la loi touche, ensemble, le financement de la justice, ses moyens techniques et humains, son organisation et notamment dans les domaines où les contentieux sont massifs. Elle survient alors que la révolution technologique en cours frappe à la porte de la justice.

La Cour de cassation a courageusement engagé des débats ouverts, profonds, sur son rôle, sa manière de dire le droit, ses processus de travail et partant sur l’architecture toute entière des voies de recours. L’heure est aussi à une réflexion du parquet général de la Cour de cassation sur son rôle. À la réforme constitutionnelle, trop longtemps différée, du statut des magistrats du parquet.

L’inspection générale de la justice a vu ces dernières années son champ, son organisation et ses méthodes réformées. La Direction des services judiciaires et le Conseil supérieur de la magistrature ont engagé ces dernières années aussi des réflexions et des inflexions sur la gestion des ressources humaines dans la magistrature. À ses mouvements de fond, l’École nationale de la magistrature s’associe également tant au niveau de la formation initiale que continue.

Certaines de ces métamorphoses s’opèrent sans tambour ni trompette. La portée de certaines autres, même lorsqu’elles sont médiatisées, échappe à nos concitoyens, voire aux professionnels du droit, lorsqu’elles ne les concernent pas directement. Cela n’ôte rien à leur importance.

Parce qu’elle touche l’économie de la justice, son administration, ses procédures et aussi sur certains points le fond du droit (notamment le droit du divorce et les peines), la loi de programmation et de réforme de la justice va sans nul doute accélérer le rythme de ces transformations. Dès lors, il n’est pas si aisé de se représenter, d’anticiper tous les effets conjoints, les effets multiplicatifs et non seulement additifs qui peuvent être attendus de ces dispositions souvent techniques. Sur des plans différents, elles peuvent modifier en profondeur le fonctionnement de l’institution et les pratiques judiciaires.

Or c’était manifestement l’ambition de cette réforme que de s’attaquer aux faiblesses de la justice par plusieurs côtés à la fois, d’avoir été conçue tout à la fois comme une loi de programmation et de réforme.

Car augmenter ses moyens sans réformer l’institution, c’était méconnaître le moment très particulier que nous vivons : celui d’une justice en pleine mutation. Nombre des formes d’organisation du travail y relevaient encore il y a peu davantage de la justice d’ancien régime que du service public tel que le Conseil d’État notamment l’a pensé au début du XXe siècle. Ce n’est que depuis quelques décennies que la justice n’a d’autre choix que rattraper à marche forcée le temps perdu. Elle sera passée en un demi-siècle d’une organisation du travail proche de celle qu’illustrait Daumier à la nouvelle gestion publique.

Mais, à l’inverse, réformer les procédures sans fournir à l’institution les moyens de rattraper son énorme retard technologique, sans repenser de nouvelles organisations adaptées aux technologies nouvelles, c’eût été, comme on l’a fait depuis trente ans au moins, feindre de croire à la toute-puissance de la « procédure magique », au sens où Mireille Delmas-Marty parlait naguère de « droit pénal magique ».

Il faut donc se réjouir que ce ministère de la justice ait ouvert plusieurs chantiers de justice à la fois et qu’ils aient abouti à cette loi qui tente de penser les métamorphoses nécessaires à la fois en termes de techniques et d’économie, d’institutions et de procédure. Car, enfin, tous ceux qui connaissent bien la justice et notamment la justice du quotidien savent qu’il y avait urgence absolue. Y compris l’opposition sénatoriale.

Or vouloir réformer une institution à ce point en péril n’est pas simple même lorsque les difficultés ressenties sont verbalisées par les professionnels qui y travaillent au contraire des facultés de droit où l’omerta sur le naufrage en cours est la règle. Ce n’est pas simple parce que magistrats, greffiers et avocats redoutent d’autant plus une profonde réforme de l’institution qu’ils en supportent tous les jours les défauts. Et c’est tout le paradoxe des réactions qu’a suscitées cette loi. Comme si le danger était plus grand encore du fait de l’état du navire en péril, ils y voient d’abord la remise en cause possible des quelques points d’appui sur lesquels, au-delà de leurs colères et indignations, ils font reposer au quotidien leurs accommodements avec un système à bout de souffle.

Le rattrapage technologique à opérer est si important qu’il bouscule des cultures professionnelles très anciennes oublieuses de leurs limites et parfois de leurs graves dysfonctionnements. De là, par exemple, les vives critiques entendues sur la « déshumanisation » des procédures, quand, pour ceux qui le voudront, on ouvre la voie au dépôt de plainte en ligne. Comme si on voulait nous contraindre à quitter un âge d’or où le public était accueilli dans les commissariats à bras ouverts, avec empathie, délicatesse, courtoisie, efficacité et célérité.

 

Le problème de l’architecture des juridictions civiles du premier degré est enfin posé autrement qu’en termes de carte géographique et de fermetures de sites. Il s’agit de réorganiser le maillage institutionnel et non pas le maillage géographique. C’est la fusion des tribunaux d’instance et de grande instance sur le plan de l’administration de la justice. La loi poursuit d’ailleurs un mouvement engagé au pénal en 2016 avec le rattachement des tribunaux de police aux tribunaux de grande instance. Depuis longtemps, les chefs de juridiction et les directeurs de greffe savent l’urgence de la question y compris dans ses implications de gestion des ressources humaines. La distinction entre tribunaux d’instance et de grande instance compliquait tout dans une institution qui, depuis des années, souffre de vacances de postes et n’avait vraiment pas besoin de ces cloisonnements rendant impossible une gestion globale des effectifs du greffe.

Les compétences respectives des tribunaux d’instance et de grande instance sont devenues au fil des décennies très complexes. C’est le sujet d’examen redouté des étudiants de première année en institutions juridictionnelles. Le justiciable n’y comprend pas grand-chose. Le locataire dont le conflit avec son propriétaire a été porté devant le tribunal d’instance découvre que l’exécution du jugement ressort quant à elle d’un juge du tribunal de grande instance.

Les tribunaux d’instance (TI) et les tribunaux de grande instance (TGI) ont chacun des compétences, d’une part, en droit des personnes et, d’autre part, en droit des contrats et des biens. Les multiples domaines de compétence du TI transforment les juges qui y sont nommés, notamment dans les plus petits tribunaux en touche-à-tout. Cela peut stimuler. Cela peut user aussi.

Est-il, dans ces conditions, déraisonnable de fusionner les deux juridictions et de se mettre en situation de pouvoir recomposer des pôles de spécialités à partir des grands domaines du droit d’aujourd’hui que sont les personnes, les contrats et les biens pour plus d’efficacité, de dialogues entre les juges, pour pouvoir plus facilement demain constituer des équipes autour de ces juges ? Bien plus, il sera parfaitement possible qu’une chambre détachée soit installée au site d’un TGI supprimé lors de la précédente réforme et récupère un contentieux pénal ou civil.

Ici encore, l’opposition fut très vive et – disons-le – on fut parfois surpris d’entendre des professionnels que leurs titres et fonctions de représentation font présumer en capacité de comprendre ce qui se joue procéder sur des antennes où on a le temps de s’expliquer à des présentations qui dénaturaient totalement le projet. Sur ce point, la réforme était accusée de ne préparer que des économies de moyens matériels et humains. Tout s’est passé comme s’il était impossible de soutenir qu’une réforme puisse être porteuse, à moyens au moins égaux, d’une rationalisation et d’une amélioration de la qualité. Mais de telles critiques deviennent plus étranges encore lorsqu’elles sont formulées contre un ministère qui déjà depuis deux ans recrute plus de magistrats qu’on ne l’a jamais fait et qui élabore un plan financier de rattrapage technologique pour les juridictions sans équivalent dans le passé. Et la loi cache le démantèlement du service public ? La configuration des juridictions de premier degré pensée en 1958 est-elle donc sacrée ?

S’agissant des tribunaux de grande instance, on pouvait aller plus loin qu’on ne le fait. Depuis des années, une approche via la départementalisation – un tribunal départemental sur plusieurs sites – était concevable a fortiori dans un monde numérisé. Elle fut notamment explorée par la commission Nadal sur l’évolution du ministère public. L’opposition chez les magistrats était forte. Ils craignaient que, dans cette configuration, nommés au tribunal départemental, ils doivent assurer un service sur plusieurs sites. La ministre a explicitement fait état de la prise en compte de ces craintes pour justifier un autre choix.

Et la loi procède en effet autrement. Au-delà de la fusion des tribunaux d’instance et de grande instance sur le plan des structures d’administration de la justice, la loi ne touche pas aux TGI. Mais, en cas de pluralité de TGI par département, elle permet de recentrer sur un site tel ou tel contentieux technique, et donc restreint. Dans un département où existent deux TGI, A et B, tous les dossiers de baux commerciaux pourraient être jugés à A tandis que tous les dossiers de redressement judiciaire agricole le seraient à B ? De très vives critiques se sont levées contre pareille perspective : remise en cause de la proximité, remise en cause de l’accès au juge. Quand on sait comment ces contentieux, des exemples pris ici parmi d’autres, sont aujourd’hui traités, une telle critique est-elle bien raisonnable ? Les avocats spécialisés dans ces domaines – il en existe peu mais, fort heureusement, il en existe – ne redoutent qu’une chose, voir leurs dossiers jugés par des magistrats qui ne maîtrisent pas ces domaines très techniques parce qu’ils ne les pratiquent pas assez, avec l’aléa judiciaire qui s’en suit et qui oblige alors à faire appel. Une telle spécialisation limitée permettra que ces domaines soient traités par des magistrats qui en auront une pratique plus fréquente. Qualité et célérité en bénéficieront. Les avocats pertinents préféreront sûrement un déplacement d’une heure mais au bout une jurisprudence solide et stable plutôt qu’une justice proche et imprévisible. Leurs clients aussi.

 

Le juge constitutionnel dans sa décision donne des signes de grande ouverture au développement du juge unique (v. § 295). De quoi inquiéter tous ceux qui sont attachés à la collégialité. Ce feu vert constitutionnel pourrait inviter le législateur à pousser plus loin l’exercice. Et ici, le reproche de vouloir faire des économies ne serait pas déplacé. Sur le plan des principes, les mérites de la collégialité sur un système de juge unique ont depuis longtemps été démontrés. Mais hélas, les praticiens savent bien que le temps où la collégialité était la règle et le juge unique l’exception n’était pas non plus l’âge d’or. Collégialités de façade, collégialités paresseuses, collégialités contraintes et vécues comme des pertes de temps par les juges, collégialités sous emprise, on a peine à faire le tour de toutes les déceptions qu’elles suscitaient. Et on sait que la procédure et l’organisation des services étaient impuissantes à remédier à leurs défauts. De la même façon, aujourd’hui, on pourrait facilement égrener les défauts que le juge unique peut présenter : solitude, plus grande difficulté à se déprendre de ses inévitables préjugés, risques accentués d’erreurs, etc. Et ce n’est pas davantage la procédure qui saura nous en prémunir.

Or c’est là où le moment d’une réforme multiface, qui va bien au-delà même de ce seul texte comme il a été dit au début, peut s’avérer prometteur. La réorganisation des juridictions peut sortir le magistrat du siège de la solitude dans lequel on le voit au fil des années s’enfoncer avec à la clé parfois une réelle souffrance professionnelle. Et, grâce au comblement des vacances de postes déjà engagé, à ses effets attendus sur le rythme des mobilités, grâce aussi au désencombrement des juridictions via les conciliations, les médiations, les alternatives aux poursuites, la simplification des procédures, retrouver grâce à l’addition et plus de tous ces effets partiels de la réforme et des mouvements qui l’accompagnent un peu d’oxygène, un peu de temps pour l’échange sur le fond et parfois lui permettre de redonner du sens à son métier.

Si ce processus s’accompagne d’un développement de l’équipe du juge, alors certains défauts du juge unique peuvent être grandement limités. Enfin, si la solitude du juge unique peut avoir des effets très négatifs lorsqu’elle s’accompagne d’une dérive déontologique, n’est-ce pas plutôt sur le développent de l’intervision qu’il faut miser plutôt que sur le très improbable retour à la collégialité ? Déjà au colloque Justice du XXIe siècle, des magistrats le disaient.

Mais il faudra traiter de toutes les dimensions de cette solitude dont on sait qu’elle est aussi parfois recherchée par le magistrat du siège. Une recherche qui peut lui avoir fait quitter le parquet où la dimension collective du travail est majeure et qui contribue au différentiel d’attractivité siège/parquet. Elle peut tenir à l’inexpérience, voire l’inappétence à tout travail en équipe. Sur tous ces points, il faudra bien un jour remonter aux sources. Est-ce un hasard si la profession d’avocat voit la moitié de ses membres y compris les plus jeunes exercer à titre individuel malgré un risque économique de plus en plus fort ? Évidemment non. Ces phénomènes sont d’abord le résultat d’une pédagogie universitaire archaïque. Car le socle commun des formations initiales des avocats et magistrats à l’université est là : c’est la culture de l’individualisme, le défaut d’apprentissage du travail en commun.

 

Les procédures simplifiées et accélérées, les alternatives aux poursuites auront évité à la justice pénale une embolie qu’elle a frôlée au début des années 2000. Chacune de ces procédures fut à sa création dénoncée comme le début de l’apocalypse pénale par les habituelles Cassandre. C’est un métier. Le bilan n’a rien de honteux. La comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) est une procédure parmi les plus « garantistes ». Son taux d’acceptation comme celui des compositions pénales laisse à penser que les avocats ont, sous réserve que la pratique des parquets soit raisonnable, suivi l’inclination de leurs clients et déposé les armes.

Pour autant, dès 2010, on pouvait constater qu’en certains tribunaux, les circuits de réponse pénale s’obstruaient de nouveau et que les files d’attente se reconstituaient. La réforme va donc encore plus loin sur ce qu’il faut bien appeler la mise en concurrence des procédures. Leurs champs sont encore plus sécants puisque leurs domaines s’élargissent, laissant les parquets plus libres encore de l’utilisation qu’ils font de chacune. Mais il est vrai que depuis quinze ans, la culture des parquets a évolué. Les procureurs ont pour beaucoup pris conscience de la nécessité de rendre lisible leurs schéma d’orientation des procédures. Il est permis de penser qu’ils sauront demain justifier de leurs choix.

Le législateur n’est pourtant pas au bout du chemin ni au bout de ses peines.

Au bout du chemin, il y a la réforme constitutionnelle toujours repoussée et dans sa dernière version pensée a minima. Si l’on veut que nos concitoyens acceptent que la plupart des réponses pénales soient données aux termes d’une enquête de police, par le procureur et au mieux validées ou homologuées par un juge alors il faut que le choix et la nomination des procureurs, le choix et la nomination, l’un et l’autre, échappent au ministre de la justice quitte à ce que, pour les procureurs ou procureurs généraux déjà en poste, le directeur des affaires criminelles et des grâces participe, parmi d’autres, à leur évaluation pour, donner un avis sur leur manière de servir la politique pénale générale. Mais le choix et la nomination des procureurs et procureurs généraux devrait être purement et simplement alignés sur ceux des présidents et premiers présidents. Faute de quoi la suspicion sur ces nominations subsistera toujours. Une suspicion d’ailleurs que, dans le système actuel, le milieu judiciaire peut être lui-même parfois tenté d’instrumentaliser contre celui-ci ou celui-là pour des motifs qui n’ont pas grand-chose à voir avec les compétences. Il ne reste plus alors qu’à espérer que le Conseil supérieur de la magistrature sache écarter ces manœuvres florentines.

Au bout de ses peines, il y a pour le législateur une question non résolue que la décision du Conseil constitutionnel censurant la loi pose assez clairement.

Depuis plusieurs décennies, le législateur est pris dans une contradiction qui tend à s’aggraver. Il n’a cessé de créer de nouveaux délits, de nouvelles circonstances aggravantes, de rehausser les peines délictuelles, et d’allonger les délais de prescription au nom de la gravité des faits, pensant ainsi satisfaire une légitime demande de sécurité de l’opinion. La difficulté, voire l’incapacité d’un certain nombre d’institutions (famille, école, communautés de travail) à continuer de faire fonctionner – bien ou mal – les instruments traditionnels de contrôle social qui s’étaient constitués sur un siècle (1870-1970) a provoqué la montée en puissance de tout un petit et moyen pénal perçu de plus en plus comme une délinquance « qui pourrit la vie ». L’institution judiciaire peine à y faire face. Elle construit des circuits processuels et pénologiques de dérivation. Les partisans de la sévérité pénale n’ont aucun mal à dénoncer le fossé entre les qualifications pénales, dont la gravité est attestée par les peines encourues et les réponses qui y sont apportées (procédures simplifiées et peines aménageables). Et pourtant les maisons d’arrêt débordent. La justice fait très difficilement face mais l’opinion, elle, voit surtout la difficulté de la police à améliorer son taux d’élucidation.

La tentation est alors forte d’étendre l’usage de moyens d’investigation nouveaux développés dans le domaine de la criminalité organisée à une délinquance estimée de petite et moyenne gravité. C’est à cette tentation que le législateur avait notamment cédé dans son projet. Le Conseil constitutionnel a censuré les dispositions qui allaient en ce sens. Mais, à l’évidence, la question n’est pas close.

Le projet se proposait d’autoriser des interceptions de correspondances émises par la voie de communications électroniques lorsque les nécessités de l’enquête de flagrance portant sur un crime ou un délit puni de trois ans d’emprisonnement l’exigent. Le Conseil constitutionnel écrit : « Si le législateur peut prévoir des mesures d’investigation spéciales en vue de constater des crimes et délits d’une gravité et d’une complexité particulières, d’en rassembler les preuves et d’en rechercher les auteurs, c’est sous réserve, d’une part, que les restrictions qu’elles apportent aux droits constitutionnellement garantis soient proportionnées à la gravité et à la complexité des infractions commises ». C’est qu’en effet, dans son esprit comme dans les nôtres, une peine encourue de trois ans d’emprisonnement renvoie du fait de l’inflation pénale à des peccadilles. D’autant que nous avons tous à l’esprit les sanctions souvent très faibles prononcées pour de tels délits. Le Conseil censure donc en ces termes : « Le législateur n’a pas opéré une conciliation équilibrée entre l’objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d’infractions et le droit au respect de la vie privée et le secret des correspondances ».

Oui bien sûr et pourtant. Trois ans d’emprisonnement c’est aussi la peine encourue pour un homicide involontaire. Ou cinquante ou trois cents provoqués par la même faute. On se souvient du dossier des transfusions et du sida. Et trois ans d’emprisonnement peuvent être encourus pour une faute qui relève peut-être d’un processus technique ou administratif d’une rare complexité dans laquelle sont intervenus d’innombrables acteurs aux relations complexes. Alors, diront nos concitoyens, de tels faits ne seraient pas assez graves et complexes pour qu’on donne à la police tous les moyens d’investigation possibles aux fins de rechercher la seule chose qui nous importe, la vérité et pouvoir faire comparaître les fautifs en justice ? Et certains d’ajouter que d’ailleurs la gravité des peines telle qu’évaluée par le législateur à telle ou telle époque les indiffère, tout comme la peine prononcée. Ce qu’ils veulent c’est la vérité.

À la première affaire d’importance, on entendra de telles critiques. Nous savons, nous juristes, comment l’obstacle risque d’être contourné. Le code pénal et le code de procédure ne manquent pas de ressources. D’une manière ou d’une autre, on essaiera de surqualifier des faits pour pouvoir enquêter avec tous les moyens qu’on souhaite.

S’agissant des techniques spéciales d’enquête, le législateur entendait permettre qu’elles puissent être utilisées pour enquêter sur tous les crimes. Après avoir relevé le caractère particulièrement intrusif de ces techniques, le Conseil constitutionnel juge que, « si une infraction d’une particulière gravité et complexité est de nature à justifier le recours à de telles mesures, tel n’est pas nécessairement le cas d’infractions ne présentant pas ces caractères » (§ 162). Voici une formulation bien contournée pour dire que même en matière criminelle, toutes les infractions, même qualifiées crimes n’ont pas in concreto la même gravité.

Mais encore une fois, à la première affaire où des parties civiles se plaindront de ce que les enquêteurs n’auront pas pu utiliser telle de ces techniques qui leur auraient fait gagner un temps précieux, certains regretteront la rigueur du Conseil constitutionnel. Autrement dit, l’opinion et souvent les médias raisonnent exactement à l’envers du Conseil. Ce n’est pas tant l’emploi disproportionné des techniques d’enquête au regard de la gravité des infractions qu’ils guettent et redoutent mais le plus souvent le défaut de leur emploi là où il aurait pu être productif. Ce n’est pas la règle générale protectrice des libertés et droits fondamentaux qui leur importe mais les moyens concrets susceptibles d’être utilisés pour rechercher les auteurs dans les affaires qui les bouleversent.

Comment sortir de ces tensions, de ces contradictions ? C’est peut-être le Conseil constitutionnel qui ouvre la voie avec les deux paragraphes suivants de sa décision ( 163 et 164).

Il y relève que, dans le projet le juge des libertés et de la détention s’il doit autoriser l’utilisation de ces techniques, n’a pas accès à l’ensemble des éléments de la procédure, qu’il n’a pas, à la suite de son autorisation accès à tous les procès-verbaux réalisés dans le cadre de l’enquête et qu’il n’est pas informé de l’ensemble des investigations réalisées. Comme précédemment (§ 144) à propos des interceptions de correspondance et de leur contrôle par le juge de la liberté et des détentions (JLD) la décision du Conseil ressemble ici à un mode d’emploi. Elle indique ce que pourrait être une sortie par le haut de cette contradiction entre, d’une part, l’inflation désordonnée des peines et le brouillage de la notion de gravité qui s’ensuit et, d’autre part, la revendication d’efficacité de la police soutenue régulièrement par l’opinion à l’occasion de telle ou telle affaire.

La rédaction du § 164 de sa décision suggère en effet que l’autorisation élargie du recours à ces techniques pourrait être acceptable en termes de proportionnalité pour autant que ce recours serait assorti de garanties d’un contrôle suffisant par le JLD. Il écrit qu’il résulte de ce qui précède que le législateur a autorisé le recours à des techniques d’enquête particulièrement intrusives pour des infractions ne présentant pas nécessairement un caractère de particulière complexité, sans assortir ce recours des garanties permettant un contrôle suffisant par le juge du maintien du caractère nécessaire et proportionné de ces mesures durant leur déroulé. N’est-ce pas en creux proposer que l’usage des investigations intrusives à la gravité et la complexité des affaires soit apprécié in concreto par un juge ? Serait-ce acceptable ?

Pour les tenants d’une loi de procédure qui doit suffire à apporter toutes garanties et dont le juge n’est que « la bouche », sûrement pas. Pour ceux qui acceptent que le juge déploie plus qu’il ne l’a fait jusqu’à aujourd’hui la technique du contrôle de proportionnalité, ce serait une solution. Mais, au-delà des conditions processuelles posées par le Conseil, on voit bien que la qualité de ce contrôle dépendra aussi de la place faite à ce juge au sein de l’institution. Au-delà de son grade, il y faut un juge solide, spécialisé, un juge à qui on ne la fait pas et qui, pour exercer ses pouvoirs, en ait les moyens avec peut-être même une équipe autour de lui pour faire face… à la complexité des dossiers. Une chose est sûre, on aurait tort pour régler ces contradictions d’attendre un nouveau code pénal censé nous sortir du désordre des peines encourues.

 

Le législateur donne cependant dans cette loi, on peut en tout cas le craindre, un exemple d’une forme de crédulité dans un dispositif processuel. On n’est pas loin de la procédure magique. La disposition est, il est vrai, sans doute plus inutile que dangereuse. Mais il ne faudrait pas qu’elle masque les causes plus profondes du dysfonctionnement qu’elle prétend corriger. L’article 175 du code de procédure pénale organise une procédure contradictoire de fin d’instruction. Elle est lourde et moins usitée qu’on ne le pensait quand le texte fut pris. Et, du coup, elle devient chronophage. C’est vrai. Mais qu’on s’entende bien, la durée excessive de nombre de dossiers d’instruction n’est que très faiblement imputable à l’article 175. Elle tient d’abord à la gestion des ressources humaines de la magistrature et plus précisément à la mobilité des magistrats induite notamment par les vacances de postes. Une mobilité signifie le départ d’un juge qui laisse un cabinet vacant plusieurs mois. Le nouveau juge met quelques mois avant d’avoir pu prendre connaissance des dossiers de son cabinet et s’en va parfois deux ans après être arrivé. Des instructions durent six ans qui sont réglées par le quatrième juge. C’est tout simplement inadmissible pour les plaignants comme pour les mis en examen. Il est grand temps que la mobilité des magistrats retrouve un rythme plus acceptable (v. Rapports d’activité du Conseil supérieur de la magistrature 2017 et 2018).

Enfin, parmi les quelques volets de la réforme qu’on voulait évoquer ici il en est un qui d’évidence présente une portée symbolique considérable : la création à l’essai d’une cour criminelle, compétente pour les crimes les moins graves et sans jury. Le barreau, ou du moins sa représentation, avait, avant même d’avoir entendu ceux qu’il avait invités à en débattre annoncé qu’il fallait être contre. Dont acte. La question est pourtant complexe et peut justifier des réponses nuancées. Tout d’abord, cette réforme aurait pu sur un point au moins être un peu mieux préparée. On a laissé entendre y compris dans l’étude d’impact qu’elle pourrait permettre de limiter certaines pratiques de correctionnalisation. Sans plus de précisions. Avait-on en tête les correctionnalisations qui surviennent en fin d’instruction ou d’autres plus précoces ? Si, même partiellement, on s’assigne cet objectif notamment pour celles qui ne seraient dues et acceptées que par suite de l’encombrement actuel de certaines cours d’assises, alors il aurait fallu disposer de données plus précises sur le phénomène en cause. Car on ne connaît pas de statistiques précises, suivies, détaillées par cour d’assises sur le nombre de correctionnalisations, leur dispersion par type (faits de gravité insuffisante, personnalité du mis en cause, encombrement de la cour d’assises, surqualification en début d’enquête). Voilà bien un exemple de la misère encore subsistante des instruments de pilotage.

De ce point de vue, donc, les effets attendus de la réforme ne décevront que ceux qui ont voulu y croire avec la foi du charbonnier. C’est bien dommage car, disons-le clairement, les dossiers jugés aux assises constituent aujourd’hui une sorte d’échantillon des crimes, d’importance inconnue, des crimes sélectionnés de façon opaque et inégale selon les départements et selon des critères qui tiennent d’une gestion des flux très rustique. Il est à craindre que beaucoup de temps ne s’écoule avant qu’il n’en soit autrement.

Quand bien même la réforme n’aurait pas affiché une telle ambition autour des questions de correctionnalisation, le périmètre actuel du traitement criminel et son fonctionnement justifiaient pourtant très largement qu’on tente une réforme.

Le constat est en effet accablant. Les cours d’assises ne jugent en certains cas que près de deux ans après la fin de l’instruction laquelle a parfois duré plusieurs années scandées de longs temps morts. Après condamnation définitive, le condamné attendra parfois presque un an avant d’être dirigé vers une centrale ou un centre de détention où comme on le sait il n’y a pas de surpopulation et où les prises en charge diverses que peut requérir son état en vue d’une réinsertion seront enfin envisageables. En maison d’arrêt, c’est rarissime. Des condamnés à des peines de dix ans de réclusion ont ainsi pu passer six années dans des maisons d’arrêt. Dans la promiscuité qu’on sait. Plus de la moitié de la peine aura donc été une peine perdue. Pour ce seul constat, l’idée de chercher à désencombrer la cour d’assises se justifiait déjà pleinement. D’autres encore pouvaient conforter la réforme. Les citoyens sont de plus en plus réticents à remplir leur devoir de juré et il est des régions où ils peuvent être sous le coup de tentatives de déstabilisation. Certes, ceux que cette réforme choque peuvent toujours réfuter ces arguments au nom des principes et de leur attachement au jury populaire. Mais, juridiquement, la décision du Conseil constitutionnel a clos le débat juridique et constitutionnel. On peut ensuite débattre à l’infini du compromis du législateur (la cour criminelle compétente pour les crimes les moins gravement sanctionnés ou le magistrat exerçant à titre temporaire [MTT] siégeant comme assesseurs). Rien n’est ici vraiment déterminant d’autant que c’est une création à l’essai ce qui est une sage précaution.

Que la cour criminelle fasse gagner du temps comparé aux sessions d’assises ne fait guère de doute. On évite la phase d’installation de la session, la mise en place du jury, on gère plus facilement les suspensions, les délibérés, etc. La réforme ne devrait pas avoir vocation à faire économiser du temps sur les débats contrairement à ce qu’une formulation particulièrement maladroite de l’exposé des motifs du projet qui référait à la possibilité d’interrompre les témoins et à la faculté de se retirer avec le dossier a pu laisser croire. Sur ce point, l’évaluation de l’essai sera essentielle. Ici, la réforme devra tenir ses promesses et prendre les moyens d’une évaluation de qualité réalisée en toute indépendance.

Elle permettra d’ailleurs pendant la phase d’essai, et pour la première fois, de comparer en première instance les peines prononcées dans des dossiers comparables jugés les uns par des cours d’assises avec cinq jurés, les autres par des cours criminelles sans jury. Mais elle permettra encore, et cette fois à partir des mêmes dossiers, de comparer les verdicts rendus en première instance par des magistrats professionnels ou assimilés (les MTT) et en appel par des cours d’assises où siègeront neuf jurés. Bien malin celui qui aujourd’hui pourrait dire ce qu’il en résultera. Il ne faut même pas exclure qu’il y en ait fort peu qui soient significatives en termes statistiques, ce qui, d’une certaine façon, renforcerait la légitimité de chacune des juridictions.

Enfin, pour l’anecdote, rappelons à ceux qui aujourd’hui protestent contre cette cour criminelle de juges professionnels – ce qui n’est pas tout à fait exact lorsque deux MTT y siègeront – qu’en 2000, d’autres – à moins que ce ne soient les mêmes ! – estimaient inconcevable un appel sur la décision du « peuple ». C’est l’existence même de cet appel qui aujourd’hui permet que le jury garde la main en appel sur le jugement des crimes. François Saint-Pierre a eu mille fois raison de rappeler à ceux-là; par le titre même de son ouvrage, que, jury populaire ou juges professionnels, tous jugent également « au nom du peuple français ». Cet ouvrage a eu le grand mérite d’explorer toutes les données du débat entre les différentes conceptions possibles de la juridiction criminelle et de montrer d’ailleurs que le choix n’est pas binaire car le jury criminel pourrait être repensé.

Quoi qu’il décide au terme de l’essai d’une cour criminelle, le législateur ne façonnera pas pour un siècle une nouvelle architecture des juridictions criminelles. Ces temps-là sont révolus. Il aura tenté de remédier à certains dysfonctionnements actuels de la cour d’assises, à son fonctionnement inégal selon les départements, à ses délais inadmissibles tant pour les mis en cause que pour les parties civiles. Bien sûr de telles préoccupations n’apparaissent pas assez nobles à certains pour justifier les choix qui ont été effectués et validés par le Conseil constitutionnel. Pour ceux-là, les questions de ce genre ne doivent se régler que par un ajout de moyens. À tout problème d’intendance, il suffirait de répondre par une solution d’intendance. Il « suffirait » de multiplier les sessions d’assises. Mais ils ne disent pas comment par un simple claquement de doigts on multiple les candidats à la présidence des assises pour ces sessions dont il faut rappeler qu’elles sont tenues par des conseillers de cour d’appel. Ils ne disent pas comment, dans les palais où la salle des assises sert entre les sessions à d’autres audiences civiles et pénales, on fait, si ces salles sont indisponibles douze semaines de plus par an. On pourrait poursuivre ainsi longtemps ces questions d’intendance plus faciles à mépriser qu’à régler.

 

La loi est promulguée. Globalement, ses dispositions répondent à d’impérieuses nécessités. On peut le reconnaître sans partager nécessairement tous les choix qui ont été faits. Elle a le mérite d’engager une réforme de la justice sans trop céder à l’illusion d’une procédure magique et de s’accompagner d’un effort sans précédent sur les moyens techniques et humains des juridictions. On peut raisonnablement penser que les recrutements, le comblement des postes vacants de magistrats déjà engagé, la réorganisation des juridictions, l’évolution de la gestion des ressources humaines vont dynamiser ses effets.

Reste un point d’inquiétude. La justice va sans doute très profondément se transformer dans les dix années qui viennent. De l’artisanat installé à l’abri derrière les remparts de la justice d’ancien droit, elle était devenue en quatre ou cinq décennies une usine dotée de vieilles machines et processus, installée dans des palais vétustes. Un taylorisme approximatif lui tenait lieu de modèle productif. Le paysage s’est encore complexifié. Ici ou là, l’artisanat et les remparts résistent, les usines à produire de la décision de masse sont de plus en plus mal en point et la nouvelle gestion publique voulait redessiner les territoires de justice mais, jusqu’à peu, on ne lui donnait pas vraiment les outils de pilotage pour ce faire.

On peut comprendre que ce désordre exaspérait les avocats. Mais il les anesthésiait aussi. Depuis vingt ans, des voix autorisées mettent en garde la partie de la profession qui intervient sur le judiciaire et notamment sur les contentieux concernant nos concitoyens les plus modestes contre le danger qu’il y a à exercer individuellement (y compris dans des cabinets groupés où on ne partage que quelques charges) et sans spécialisation. Les dysfonctionnements des tribunaux comme la réticence des gouvernements successifs à repenser le système de l’aide juridictionnelle ont longtemps masqué les défauts de ces exercices et, disons-le, leur faible productivité. L’avocat solitaire et non spécialisé avait en face de lui un juge de plus en plus seul, touche-à-tout démuni de moyens techniques. Ces deux-là étaient faits pour se plaindre de concert.

Si les réformes engagées – dont cette loi – et tous les processus engagés tiennent leur promesse, alors les avocats du quotidien devront repenser de fond en comble leurs exercices. Il ne suffira pas de dénoncer l’insuffisant budget de l’aide juridictionnelle. L’inquiétude profonde – mais pas toujours reconnue pour ce qu’elle est – qui peut naître de cette situation explique sans nul doute la forme des oppositions à la réforme. Le danger serait qu’elle ne fasse que rejoindre une forme de ludisme contemporain. Bien sûr, l’usage des nouvelles technologies n’est pas sans soulever des questions et justifie des analyses critiques de leurs effets. Mais ce n’est pas en les refusant que la justice saura tenir son rôle dans le monde qui nous entoure.

Il y a de cela quarante ans, dans le sillage d’Henri Leclerc et du cabinet Ornano à Paris ou du cabinet dirigé par Paul Bouchet à Lyon, des avocats se sont organisés un peu partout en province dans des exercices collectifs qui leur ont permis de se spécialiser. Ils ont pu faire des choix et, sans se mettre en péril sur le plan économique, consacrer une bonne partie de leur énergie à la défense des plus défavorisés. Au-delà de la génération qui les avait créés, ils ne se sont pas beaucoup reproduits pour des raisons qui d’ailleurs mériteraient d’être analysées de très près. L’histoire ne repasse pas les plats. Le paysage de ce côté va aussi profondément changer avec l’irruption de l’intelligence artificielle. Aux avocats d’aujourd’hui – ceux qui militent pour que tous nos concitoyens soient conseillés, assistés et défendus, et bien ! – de concevoir les formes d’exercice adaptées à une justice qui aura peut-être – c’est tout ce que l’on souhaite – comblé ses retards technologiques, adopté une organisation plus rationnelle, amélioré sa gestion des ressources humaines sans toucher à l’indépendance des juges. Aux avocats d’aujourd’hui d’engager avec les pouvoirs publics un vrai dialogue sur le devenir de l’accès au droit et à la justice.

Ce n’est pas une mince affaire. Mais, de ce côté-là non plus, le statu quo n’est plus possible.