L’article 24 de la proposition de loi sur la « sécurité globale » doit être supprimé. La promesse d’un ministre à un syndicat de policiers doit s’effacer face au risque grave d’atteinte à nos règles fondatrices. Ce n’est pas l’amendement cosmétique du ministre qui changera la faculté qui pourrait être ouverte par la création de cette nouvelle infraction d’interrompre la captation d’images s’appuyant sur la procédure pénale dans laquelle l’infraction nouvelle s’insérera.
En janvier 2020, place de la République, le préfet Lallement envoie ses troupes contre des manifestants et les unités de police et de gendarmerie oublient le juste précepte du préfet Grimaud en 1968 : « Dites-vous bien et répétez-le autour de vous : toutes les fois qu’une violence illégitime est commise contre un manifestant, ce sont des dizaines de ses camarades qui souhaitent le venger. Cette escalade n’a pas de limites. Dites-vous aussi que lorsque vous donnez la preuve de votre sang-froid et de votre courage, ceux qui sont en face de vous sont obligés de vous admirer, même s’ils ne le disent pas. »*
En fait, le préfet Lallement rompt avec la doctrine Grimaud. C’est normal, le 16 novembre 2019, on avait eu le fond de sa pensée lorsqu’il s’est adressé – filmé ! – à une manifestante en ces termes, certes ensuite regrettés : « Nous ne sommes pas du même camp, Madame ! »
Sous nos yeux, nous assistons au détricotage de nos libertés. Le « camp » du pouvoir et de la force grignote nos droits essentiels et séculaires.
Non seulement la force publique est galvanisée par le ministère de l’Intérieur, grand gardien du pouvoir par la force – le portail d’un ministère a été naguère dégondé – mais, en plus, chaque policier sait qu’il pourra désormais bénéficier de la nouvelle infraction incriminant la diffusion d’images malveillantes.
Le nouveau délit puni d’emprisonnement leur ouvrira la voie pour neutraliser les tournages d’images qui pourraient être en leur défaveur, comme en cas d’usage illégitime de la force.
La combinaison des articles 78-2 et 53 du code de procédure pénale viendra en effet leur permettre d’interrompre le cours d’un tournage. Peu importe ensuite que l’infraction mène à des poursuites devant le tribunal ni même à une condamnation. Ils auront un outil juridique pour faire cesser la prise d’images.
La simple insertion de l’infraction nouvelle dans la procédure pénale délimitera d’autres possibilités d’intervention des fonctionnaires. La possibilité du contrôle d’identité fondée sur « l’indice faisant présumer qu’une infraction est en train de se commettre » (art. 78-2) ou encore le contrôle du téléphone, sa maîtrise se fondant alors sur l’état de flagrance constitué dès lors que « la personne soupçonnée est trouvée en possession d’objets, ou présente des traces ou indices, laissant penser qu’elle a participé au crime ou au délit » (art. 53).
La rigueur judiciaire pourrait refuser cette justification policière mais elle n’interviendrait de toute façon qu’a posteriori. Le mal serait fait car la prise de vue aura été interrompue ce qui est à peu près la promesse faite par le ministre aux syndicats de policiers, las de ce contrôle démocratique instantané par l’image de nature à produire des preuves accablantes.
Le ministre, en ajoutant un alinéa rappelant la liberté de la presse et en ajoutant l’adverbe « manifestement » à l’article 24, définissant l’infraction consistant à avoir « cherché à porter manifestement atteinte à l’intégrité physique ou psychique d’un policier ou d’un gendarme grâce à la diffusion par tous moyens de leurs images », ne changera rien au risque sérieux de nuire aux preuves d’infractions de violences policières.
On savait les réticences des parquets à poursuivre ces infractions et, d’un corps de fonctionnaires enquêteurs à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), insuffisamment indépendant et diligent, c’est maintenant un rideau qui risque d’être tiré sur l’usage illégitime de la violence par l’État.
Dans son avis rendu à propos de la proposition de loi, le Défenseur des droits a raison de souligner « l’importance du caractère public de l’action des forces de sécurité qui permet son contrôle démocratique ».
Le socle fondamental est touché. Il y a un risque d’atteinte important aux articles 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen prohibant « toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de la personne doit être sévèrement réprimée par la loi », 12 : « la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux à qui elle est confiée » et 15 : « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».
En neutralisant par l’effet de la loi et de la procédure pénale un mode probatoire parfois essentiel du mauvais usage de la force publique, les vidéos prises par des citoyens, l’actuel projet diminue de facto le droit aux recours effectifs devant les tribunaux. Certains policiers seront ravis. La démocratie, non. Ce ne sont pas les policiers craignant les preuves par l’image qui méritent les faveurs de la loi mais les droits essentiels des citoyens.
À supposer que la loi soit votée, il restera le recours devant le Conseil constitutionnel pour répondre « par la légalité à l’illégalité » comme le disait Armand Carrel (1800-1836), devenu un des saints patrons de la IIIe République. Le républicain ajoutait, dans la tourmente répressive de la monarchie de juillet, qu’il fallait ensuite répondre « par la force à la force ». Sera-t-on là un jour ?
* Maurice Grimaud, préfet de police, adresse, le 29 mai 1968, à tous les policiers une lettre individuelle.