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Le cinéma à la barre : Autopsie d’un meurtre (1959), d’Otto Preminger

Par Thibault de Ravel d’Esclapon le 31 Août 2020

Les chefs-d’œuvre cinématographiques ont ceci de fascinant qu’ils offrent une mosaïque de traits de génie qui concourent à faire de l’ensemble un concentré pourtant uniforme d’excellence. Que l’on y regarde de loin, avec de la hauteur, ou de près, de manière approfondie, avec le sens du détail, on est frappé par la maîtrise absolue dont fait preuve le réalisateur, Otto Preminger, dans ce qui constitue sans contredit l’un des plus grands films du genre judiciaire : Autopsie d’un meurtre (1959). Le critique du New York Times, Bosley Crowther, bien loin d’être toujours tendre, n’avait pas manqué de remarquer cette véritable pépite « après avoir regardé une succession sans fin de courtroom melodrama » (The New York Times, 3 juill. 1959, p. 10). Tout dans cet opus magistral est idée, tout est propos et inventivité et c’est précisément ce qui fait que le film séduit au premier coup d’œil tout en suscitant l’envie de le revoir immédiatement. Autopsie d’un meurtre, c’est d’abord la partition musicale de Duke Ellington, une musique envoûtante qui égrène ses premières notes dès la diffusion du générique habilement figuré. Les sonorités du maître du jazz alternent. Lancinantes, trépidantes, ascendantes, descendantes, elles sont à l’image du film, celui-ci étant composé de temps vifs et intenses (l’audience), tout autant que de moments plus calmes (l’investigation). On ne se lasse pas de voir et revoir l’incroyable duo au piano, dans un bar enfumé du nord des États-Unis, formé avec entrain par James Stewart et le musicien lui-même, en dépit de ce qu’il n’est pas crédité à ce titre. Mais Autopsie d’un meurtre, c’est aussi un jeu d’acteurs – l’expression prend ici tout son sens – qui est porté à un très haut niveau. James Stewart s’amuse ; les réparties fusent. Les détails, dans le film comme dans un tableau, sont d’une importance cruciale, révélant une fois encore la qualité de la réalisation. Film d’acteurs, film de jeu, de sonorités, musicales comme verbales, d’esthétique : en somme, la justice, en général, et le système judiciaire américain, en particulier, ont sans doute trouvé là l’une de leur plus belle célébration, Otto Preminger offrant « l’image presque parfaite d’une cour au travail » (B. Crowther, art. préc.).

L’histoire est celle d’un jeune militaire, le lieutenant Manion, stationné un temps à Marquette, dans le Michigan, et arrêté pour avoir froidement tué Barney Quill, propriétaire d’une auberge locale, parce que ce dernier avait violé son épouse. Manion se constitue immédiatement prisonnier. Il ne nie pas les faits qu’il assume pleinement. Sans que l’on sache véritablement comment le lien s’opère, si ce n’est peut-être par l’un de ses amis les plus chers, Parnell, Paul Biegler est contacté par l’épouse du militaire pour assurer sa défense. Dans le comté, Biegler est loin d’être un inconnu. Tout au contraire, il n’a pas été réélu dans ses fonctions de district attorney. De nouveau installé comme avocat, Biegler préfère s’adonner à la pêche plutôt que de retourner à ses recueils de jurisprudence et il lui faut tout de même son temps pour se convaincre de gagner l’arène judiciaire et défendre Manion. Face à lui, Biegler retrouve son successeur, entouré d’un procureur de grande envergure, dépêché spécialement sur place à l’effet de l’aider dans ce dossier. Pour l’essentiel, le film se concentre dans la salle d’audience. Cela étant, de belles échappées, qui correspondent le plus souvent au temps de l’enquête, rappellent ce décor inhabituel d’une région oubliée et isolée, tout au nord de l’État du Michigan, à Marquette, face au Lac supérieur, dans cette péninsule qui communique avec le Canada. Cette langue de terre et d’eau donne parfois l’impression d’un microcosme, d’un milieu clos dans lequel il est difficile, pour un étranger, de s’intégrer. Le juge, venu siéger en remplacement, le remarque. James Stewart donne l’impression d’être chez lui. Qu’il soit district attorney ou non, peu important le poste qu’il occupe, il est de la région. C’est un homme de la péninsule. Autopsie d’un meurtre repose donc sur cette trame simple. C’est de ce procès qu’il sera question, cette instance qui se déroulera devant la caméra d’Otto Preminger.

Le film dévoile deux particularités remarquables.

Tout d’abord, une histoire vraie en est à l’origine. Le réalisateur d’origine autrichienne s’était décidé pour l’adaptation d’un roman écrit par un homme de loi du Michigan, John D. Voelker, lequel avait entrepris une carrière littéraire sous le nom de plume de Robert Traver dont l’identité avait été très vite décelée. La fiction a directement et pleinement puisé aux sources de la réalité. L’affaire avait bien eu lieu. Il s’agissait d’un procès dont Voelker avait lui-même eu à connaître en tant qu’avocat à Marquette, alors qu’il y avait aussi exercé les fonctions de district attorney, pour finir à la cour suprême du Michigan, un destin que l’on aimerait évidemment prédire à Paul Biegler. L’analogie est poussée jusqu’aux passions du personnage. Comme Biegler, Voelker est épris de pêche. Du reste, même si elle s’en rapproche, stricto sensu, l’œuvre de Preminger ne ressort pas du docu-drama. Pour autant, ce réalisme des sources imprègne le film, révélant une profondeur impressionnante. En quelque sorte, le dialogue constant avec la réalité confère à cette scène de la vie judiciaire une grande intensité. Preminger frappe fort parce qu’il filme vrai.

Ensuite, Autopsie d’un meurtre est un grand film parce qu’il repose sur un jeu d’acteurs dont la qualité est exceptionnelle. La prestation de James Stewart est excellente. Son attitude tout à la fois amusante et sérieuse, l’ironie de son ton : rien n’est de trop. La relative fraîcheur qu’il apporte, parfois avec un « ballet savoureux » (J.-D. Nuttens, Autopsie d’un meurtre. Le droit et la courbe, Positif, juin 2020, n° 712, p. 84) irrigue l’ensemble du film quand pourtant le sujet est, à bien des égards, tragique. Stewart « amène toute la naïveté des grands personnages de Capra soudain mâtinée d’une rouerie qu’il aurait apprise chez Hitchcock » (ibid.). Mais il faut aussi rendre compte du calme imperturbable du lieutenant Manion, incarné par Ben Gazzara, une forme d’impassibilité vénéneuse qui semble cacher une réelle brutalité derrière ses traits et l’élégance de sa mise, toujours impeccable. La candeur de son épouse (Lee Remick), jeune, belle, virevoltante, ingénue et souvent drôle, éclate au grand jour. Provocante, l’on ne cesse de se demander si son jeu est double, feignant alors cette innocence que l’avocat tente de mettre en exergue au cours de l’audience.

Tout autant que son analyse, l’histoire juridique du film pourrait être écrite. L’œuvre de Preminger a entraîné son lot d’affaires. Appuyée par le célèbre maire de Chicago, Richard Daley, la censure s’en est mêlée lorsque le film a dû être projeté dans la ville. La commission l’avait considéré comme obscène. Deux scènes avaient été particulièrement la cible des critiques : le témoignage d’un scientifique décrivant de manière clinique le viol dont avait été victime l’épouse de Manion, puis la déposition de cette dernière sur ce même point précis. L’avocat de Preminger, Hubert L. Will (1914-1995) organise alors une séance auprès d’un panel de citoyens pour tenter de montrer combien Autopsie d’un meurtre n’est pas contraire aux principes régissant la censure à l’époque (sur cette affaire, v. The New York Times, Ban on « Anatomy » in Chicago fought, 4 juill. 1959). Par ailleurs, peu de temps après la diffusion du film, toujours à Chicago, une action en diffamation est intentée par l’une des parties prenantes de l’affaire à l’origine du livre, puis du film. L’épouse de l’aubergiste réellement assassiné s’était plainte de ce qu’elle s’estimait, avec sa fille, tournée en ridicule (The New York Times, 19 juill. 1960). L’enjeu n’est pas anecdotique : neuf millions de dollars sont réclamés ! Fort heureusement pour le réalisateur et Voelker, l’action fut rejetée par la justice. Enfin, quelques années plus tard, Preminger se débattra avec les chaînes de télévision notamment pour éviter que les publicités, qu’il estimait excessives, ne coupent ou interrompent son film. Là aussi, l’affaire était d’importance : il s’agissait de savoir si le réalisateur d’un film avait la possibilité de s’opposer aux différentes coupures qu’entendait faire l’acquéreur des droits pour la télévision (v. not. The New York Times, 20 janv. 1966, p. 71). Selon Preminger, il en allait de sa réputation. Cette fois-ci, la justice ne lui est pourtant pas favorable.

Sur le plan du fond, un judicieux subterfuge se remarque. Otto Preminger, dont le père avait été avocat puis procureur sous l’empire austro-hongrois, passe très vite sur ce qui aurait pu être le grand sujet d’Autopsie d’un meurtre. Il ne sera pas question, dans son film, de savoir si un homme est en droit de se faire justice lui-même. Le lieutenant Manion tente bien une approche de ce côté-là auprès de son avocat, prétextant avoir la loi non écrite de son côté. Mais Paul Biegler balaie d’une phrase cinglante toute velléité de construire une défense sur ce fondement. En vérité, pour l’homme de loi, le seul moyen est de déterminer si le militaire disposait d’une excuse légale. Cette excuse légale pourrait-elle être une « impulsion irrésistible », comme l’a admis la cour suprême du Michigan, le 21 juillet 1886, dans un arrêt People v. Durfee, trouvé par Biegler et son complice au cours d’une scène mémorable de la bibliothèque du palais ?

À partir de là, la trame du procès peut se dérouler. Comme d’autres l’ont déjà écrit, le parti de Preminger est de démontrer l’opposition qui se déroule au sein même de l’enceinte du tribunal. « Il n’est jamais question de montrer que la justice est pourrie ou faussée mais bien de mettre en scène un combat violent et sans merci » (J.-D. Nuttens, art. préc.). La vérité n’a finalement guère d’importance, ici. Le procès est un duel. En plaçant sur un piédestal l’art de la joute et de la rhétorique, Preminger prouve que c’est bien un combat pour la conviction et la persuasion qui se joue devant le spectateur, lors du procès. C’est dans l’échange et les passes d’armes que l’affaire se joue. Peu importe les plaidoiries ; elles ne sont pas représentées. Dans cette conception, les avocats ont la part belle. Le juge le fait observer à un témoin qui s’était risqué à un trait d’humour : « contentez-vous de répondre aux questions, les avocats sont là pour pourvoir aux facéties ». Le film est centré sur ces habiles hommes de loi, dans leurs rapports entre eux, mais aussi dans leurs échanges avec le juge qui peut se laisser convaincre. D’ailleurs, l’on remarquera que le grand absent du film est le jury. Comme dans le Verdict de Sidney Lumet, c’est en passant que l’on se rend compte de sa présence, de côté. Or c’est bien pour lui que se déroule ce combat, Otto Preminger nous rappelant qu’en visionnant ce film, l’on est bien face au spectacle d’un spectacle.

Et pourtant, tout ramène à l’institution du jury, cette pièce maîtresse du système judiciaire américain. Le groupe de douze individus revient à la fin dans cette splendide tirade de Parnell, brillante et intelligente, fournissant la matière de nombreuses réflexions. Aussi ne peut-on s’empêcher de reproduire la fine analyse de l’ami de Biegler : « Douze personnes enfermées ensemble. Douze esprits différents. Douze cœurs différents. Provenant de douze chemins différents de la vie. Douze paires d’yeux, d’oreilles, douze paires de mains. Et à ces douze personnes, on demande de juger un autre être humain, aussi différent d’elles qu’elles sont différentes entre elles. Et dans leur jugement, elles ne peuvent avoir qu’un avis unanime. C’est un des miracles de l’esprit bizarre de l’homme, qu’elles y réussissent. Et qu’elles le fassent bien le plus souvent. Loué soit le jury. » Une telle analyse, d’une remarquable lucidité, renvoie évidemment au propos de Douze hommes en colère (1957), comme si les deux films, ces deux chefs d’œuvres, formaient, à deux ans d’intervalle, le diptyque exceptionnel d’une représentation de la justice américaine.

 

Autopsie d’un meurtre, Otto Preminger, 1959, nouvelle édition chez Carlotta films (2019).