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Le droit en débats

Le cinéma à la barre : Le Septième Juré (1962), de Georges Lautner

Par Thibault de Ravel d’Esclapon le 18 Février 2020

Peu de prologues sont aussi réussis que celui du Septième Juré. Rares sont les premières minutes d’un film qui œuvrent à la manière de l’ouverture d’un grand opéra, de ceux dont l’on se souvient, que l’on reconnaît toujours, un de ces débuts qui pourraient constituer un opus à lui seul. Les Quatre Saisons de Vivaldi y sont évidemment pour beaucoup. Mais surtout, l’incroyable photographie, sublimant le lac de Saint-Point, sous un jour que seul Lautner a su filmer avec cet éclat que permet le noir et blanc, est à l’origine de cette vision éthérée d’un lieu qui s’apprête, sous peu, à devenir sinistre. Mi-bayou louisianais, mi-plan d’eau tranquille, on sent tout à la fois la torpeur qui imprègne l’atmosphère et la proximité d’un événement inéluctable et irréparable. Et cinquante ans plus tard, on se dit que l’un des critiques de l’époque avait décidément tort. Le Septième Juré n’est pas qu’« un film solide, commercial, bien raconté ». Rien n’est moins vrai que cette autre pique assassine : « Georges Lautner ne s’embarrasse guère de fioritures et de figures de style. Ce n’est pas l’élégance, l’effet gracieux, qu’il vise, mais l’efficacité » (Le Monde, 30 avr. 1962, critique par J. de Baroncelli). Tout au contraire, Georges Lautner manifeste ici un brio dans la mise en scène qui se traduit par une belle inventivité, un génie de la trouvaille, qui se rapproche d’Hitchcock : l’image de cette danseuse se reflétant dans le verre du personnage principal, dans une scène mémorable, la jante de la voiture comme un miroir. Bref, autant d’éléments qui font assurément du Septième Juré un grand film.

L’histoire est simple à relater. D’ailleurs, elle ne doit pas trop l’être, au risque de dévoiler, pour ceux qui n’ont pas encore vu le film, certains éléments qui participent du génie de Lautner. Dès l’ouverture, un pharmacien, un des notables de la petite ville de Pontarlier, dans laquelle le film est tourné, assassine une jeune fille qui se prélassait sur les rives d’un lac. Cette innocence définitivement et tragiquement ravie, il fuit lâchement et se trouve, semble-t-il, aux prises avec sa seule conscience, sans pour autant se dénoncer. Un autre est accusé et traduit devant la cour d’assises. Coup du sort ; l’idée est bonne : Duval, le pharmacien meurtrier, est lui-même désigné comme juré. Comme sa conscience (ou du moins la bonne partie) le taraude quelque peu, il décide de tout faire pour parvenir à faire acquitter le jeune homme à la place duquel il devrait se trouver. Aussi intervient-il dans le cours même du procès, pose des questions, rappelle des témoins à la barre, parvient à faire en sorte que la cour se déplace sur les lieux du crime, tout cela sous l’œil médusé de son épouse, du président, de l’avocat général, en somme, de ceux appartenant à sa communauté. Cette communauté, c’est justement celle des notables de la ville, qui ont décidé d’en finir avec l’accusé, pour en terminer avec cette affaire. Le scénario est habile. Jacques Robert en est à l’origine. Il s’agit d’une adaptation d’un roman de Francis Didelot, un temps avocat, puis auteur de romans policiers qui lui ont assuré, à son époque, une petite notoriété. Les dialogues savoureux sont de Pierre Laroche.

Magistralement photographié par Maurice Felloux, qui travaillera aussi avec Cayatte, ce qui explique peut-être cette excellente restitution de l’atmosphère des assises, le film de Lautner est un condensé parfait de ce que le cinéma français faisait de mieux à cette époque en matière d’interprétation. Bernard Blier, ce septième juré, est exceptionnel de froideur, dont l’épaisseur est à peine réchauffée par les monologues intérieurs qui donnent une profondeur à son personnage. Une phrase, prononcée lors d’un échange avec son fils alors qu’ils boivent un verre là où la victime se rendait, résume ce que joue très bien Blier : « On ne m’avait pas appris que la liberté c’est comme une espèce de maladie. J’étais vacciné contre le bonheur, je ne pouvais plus l’attraper ». Et l’épouse de Duval, Danielle Delorme, veille au grain. Bien mise, concernée par ce que fait son mari, elle est la représentante de cette ville dans laquelle les événements se déroulent. Et que dire ici de Francis Blanche, qui joue à merveille le rôle de l’avocat général ? Il piétine, il trépigne, s’amuse puis finit par s’agacer des incessantes questions du pharmacien dont il ne comprend pas les motivations.

Le Septième Juré n’est pas spécifiquement un film sur les jurés ou, plus généralement, l’institution du jury. Ce n’est pas Douze hommes en colère, de Sidney Lumet, ni Justice est faite, d’André Cayatte. Il ne s’agit pas de restituer le processus de délibération, lorsqu’un groupe, issu d’horizons sociaux et culturels différents, doit décider du sort de quelqu’un, chacun luttant contre ses propres biais. Tout au contraire, dans le film de Lautner, ce qui fait l’intérêt juridique se déroule pendant l’audience même, au cours des débats. L’on ne sait rien de ce qui se passera lors du délibéré si ce n’est son résultat. Le septième juré n’est pas le huitième de Lumet, même s’ils empruntent tous les deux une démarche similaire : celle de lutter contre l’évidence qui s’impose, ici à l’ouverture du procès, là lors du début du délibéré. Bien sûr, ils ne sont pas animés du même esprit lorsqu’ils veulent tenter d’obtenir l’acquittement de celui dont la vie est en jeu. Le septième juré sait tout, tandis que le huitième ne sait pas, et c’est précisément ce qui fait toute la différence. Bernard Blier veut œuvrer à la place du jury. Il est d’ailleurs assez significatif que, dans le film de Lautner, la figure du jury soit totalement effacée. Quelques rares acquiescements, peut-être parfois quelques regards exaspérés, mais rien qui permette d’individualiser ceux qui le composent. Peu importe : ce n’est pas le sujet de Lautner.

Cela étant, sur le plan strictement juridique, le film est intéressant pour l’étude de l’institution du jury et renvoie notamment à une possibilité offerte par l’article 311, alinéa 1er, du code de procédure pénale. En effet, selon cette disposition, « les assesseurs et les jurés peuvent poser des questions aux accusés et aux témoins en demandant la parole au président ». Duval, dans le film, décide d’en faire un usage très fréquent, à de très nombreuses reprises, après avoir demandé l’autorisation du président. D’ailleurs, il cite cet article issu, à l’époque, de ce que Duval appelle lui-même le nouveau code de procédure pénale, lequel venait d’entrer en vigueur, le 2 mars 1959. « Vous pouvez poser toutes les questions qui vous paraissent utiles à l’établissement de la vérité », lui précise le président, tout en le reprenant à quelques reprises pour des questions de terminologie. Duval entend bien la permission qui lui est donnée et l’on peut se demander s’il ne méconnaît pas, à force et en fonction du contenu de ses questions, les termes de l’alinéa 2 : les jurés « ont le devoir de ne pas manifester leur opinion ». Sur ce point, en 1967, la Cour de cassation a certes eu l’occasion de préciser qu’un juré posant une question destinée à obtenir un éclaircissement « n’implique pas la manifestation d’une opinion préconçue sur les faits incriminés au point de vue de la culpabilité de l’accusé et n’est pas de nature à entraîner la nullité des débats » (Crim. 20 déc. 1967, n° 67-92.711, Bull. crim. n° 337 : dans cette affaire, la question était la suivante : « chasse-t-on le lapin avec du calibre n° 0 ? »). Mais les interrogations de Duval sont précises et paraissent toujours tenter de mettre le témoin en défaut, ce qui n’est pas loin de dévoiler son opinion. Il transforme son rôle de juré en un enquêteur nécessairement affûté étant donné qu’il sait ce qui s’est passé.

Lautner vise le système judiciaire en son entier, plus qu’une institution parmi les autres. Et, de ce point de vue, Le Septième Juré est surtout le film d’une petite communauté, la « Ville », avec un grand V, dans le roman de Didelot, qui se rend justice elle-même. Toute vérité n’est pas bonne à dire ou à entendre. Toute vérité factuelle n’est pas bonne pour être transformée en vérité judiciaire. Il ne faudrait pas troubler la tranquillité des eaux environnantes.