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Le droit en débats

Le cinéma à la barre : Young Mr Lincoln (1939), de John Ford

Par Thibault de Ravel d’Esclapon le 08 Mai 2020

Incarner Abraham Lincoln à l’écran est un défi. D’abord, parce que le personnage est entré dans ce que l’on pourrait dénommer le « visuel collectif » des Américains, un visuel d’autant plus réel que l’on dispose de photographies de l’homme d’État. Chacun a en tête l’image de cet homme grand, sans doute allongée par son haut-de-forme, un grand homme élégant en costume sombre. Difficile, donc, de tricher avec l’apparence du personnage. Pour autant, à bien y réfléchir, cette image se fait plutôt silhouette et c’est peut-être là que le cinéma peut jouer son rôle, l’imaginaire se nicher et la représentation de Lincoln se forger. Défi, ensuite, parce que l’homme est un mythe. Avec Abraham Lincoln, on touche aux sources de l’histoire américaine, dans ce qu’elle a de plus tragique, la guerre de Sécession et son assassinat. Mais le seizième président des États-Unis est aussi l’homme de l’abolition de l’esclavage, l’homme d’une Amérique qui se renouvelle, qui sait se réinventer. Et l’on comprend alors pourquoi, avec Jefferson, Franklin, Washington et probablement Roosevelt, il compte parmi la galerie de ces personnages qui ont fait l’histoire. Dans ces circonstances, on ne s’attaque pas aussi simplement et facilement à l’une de ces figures romantiques du mont Rushmore, à jamais forgées dans le granit du Dakota du Sud.

Récemment, en 2012, Steven Spielberg l’a fait et c’est Daniel Day Lewis qui avait endossé le costume présidentiel, remportant pour cette performance incroyable l’oscar du meilleur acteur. Cependant, plus de soixante-dix ans auparavant, John Ford avait lui aussi décidé de filmer le personnage. Entre les deux réalisateurs, le prisme pour aborder Lincoln est radicalement différent. Spielberg s’est attaché à décrire les derniers temps de sa vie. Ford prend le parti opposé et se plonge au tout début de la carrière du futur président, alors qu’il est un jeune avocat autodidacte de Springfield. Et le réalisateur, qui vient de sortir, avec John Wayne, La Chevauchée fantastique, au début de l’année 1939, s’intéresse à un fait très précis dans son film : Abraham Lincoln prend gracieusement en charge la défense de deux frères, Adam et Matt Clay, tous deux accusés du meurtre, survenu au cours d’une bagarre, d’un homme, Scrub White, qui avait quelque peu chahuté leurs épouses.

Le film est marqué par une césure : un retour sur les débuts du jeune monsieur Lincoln, puis le temps du procès Clay, ce qui en fait, dans la seconde partie qui se déroule quasi intégralement au sein du tribunal, un véritable courtroom drama. Pour ce qui concerne les premiers temps, il s’agit surtout de comprendre comment Lincoln est venu lui-même au droit, avec une sorte de tranquillité rassurante qui ne cesse de caractériser le personnage. 1832, l’on est à New Salem, dans l’Illinois. Âgé d’à peine vingt-trois ans, le jeune Abraham est encore loin du droit, mais il est déjà attiré par ce qui constituera le principe de sa vie, la politique. Ainsi se présente-t-il pour le parti Whig et l’une des premières scènes est un discours prononcé par le jeune candidat, sans grande envergure pour l’heure. Il en faut peu pour qu’il tombe dans le droit. Un commentaire de Blackstone au fond d’un tonneau, obtenu à la faveur d’un échange pour de la flanelle, et voilà qu’il se met à étudier cette Law, un mot qu’il prononce avec tant d’émerveillement. Encouragé par celle qu’il aime à l’époque, Ann Rutledge, il s’adonne à cette passion nouvelle. La réalisation, avec cette belle candeur dans le style, renvoie aux origines rurales de Lincoln. Et l’on perçoit bien toute l’importance qu’a eue, dans la vie de Lincoln, le décès prématuré de son premier amour avec le splendide fondu enchaîné marquant le cours de la rivière (peut-être la Sangamon River). Les eaux paisibles se perdent quelque temps plus tard dans un fleuve agité, à moitié glacé. Ann est partie ; sur sa tombe, Lincoln se décide à devenir avocat. En 1837, il s’installe à Springfield, légèrement au sud de New Salem, avec un associé, Stuart, lui-même opposant d’un homme politique local relativement connu, Douglas.

Là s’ouvre la deuxième partie du film. Lincoln est un homme de loi. Il semble respecté dans cette petite ville où il évolue avec une certaine aisance, sous le regard agacé et condescendant de son adversaire local, mais aussi sous l’œil énamouré de celle qui deviendra sa future épouse. Les fêtes pour l’Indépendance déclenchent tout. Deux hommes s’en prennent à une famille sans histoire et le soir même une rixe s’engage entre les frères Clay et l’un des importuns qui finit par trouver la mort, soi-disant d’un coup de poignard que retrouve son acolyte. Abraham se propose d’être l’avocat des deux frères. Très vite, ses services sont mis à profit. Un lynchage se prépare. Selon le modèle magistralement illustré par Fritz Lang, dans Fury, une foule hurlante, torches en main, se dirige vers la prison du comté pour pendre, sans procès, les deux jeunes frères accusés du meurtre de White. Lincoln s’oppose littéralement et prononce son deuxième discours. « Il montre dans cette scène qu’il peut aussi être un homme d’action et un homme courageux » (A. Fabbri et C. Guéry, Abraham Lincoln : un avocat pour l’histoire [sur Young Mr Lincoln de John Ford], Cah. just. 2011. 159 ). Incontestablement, on gagne en qualité et il parvient à repousser les dramatiques velléités de l’arbitraire qui ont gangréné l’Amérique de cette époque dans ces épisodes d’une rare violence.

Le procès peut s’ouvrir. C’est la cohue ; encore une foule contenue, cette fois-ci par le décorum judiciaire. Face au juge Herbert Bell et au procureur Felder, Lincoln fait preuve d’une remarquable éloquence, virevoltant avec humour, mais toujours avec cette puissance tranquille dans le prétoire. Jurés potentiels et témoins subissent sa répartie. Son esprit fait mouche. Lincoln se bat pour ses clients.

Le scénario de Lamar Trotti n’est certes guère inventif, mais la réalisation de John Ford rend compte de l’admiration qu’il vouait, avec son producteur Darryl F. Zanuck qui est à l’origine du film, au président américain. Lincoln est au centre du procès, sans exubérance, à l’image que l’on se fait de lui, celle d’une force calme, celle qui fait de lui un futur président. Henry Fonda, au début intimité par l’ampleur du personnage, est excellent, rendant ainsi justice à cette figure fascinante. Il y a d’ailleurs toujours quelque chose de mélancolique dans le jeu de Fonda et cette mélancolie sied admirablement à la tragédie qui imprègne la vie d’Abraham Lincoln. Avec le décès d’Ann Rutledge, le film rend subtilement compte de cette tragédie réelle qui finira par mettre fin à l’existence même du président américain.

Comment se construit la destinée d’un homme ? Comment le parcours d’un grand homme s’édifie-t-il ? Trouve-t-on des traces de son avenir dans ses débuts ? C’est le propos de John Ford et c’est à cette question qu’il tente de répondre à travers ce roman des origines. Lincoln avait le sens de la justice, depuis toujours, et le cas Clay en est l’illustration, ici portée à l’écran. Ford filme « toute la potentialité à venir du jeune homme, figure de proue de la nation américaine » (C. Guéry, Les avocats au cinéma, PUF, coll. « Questions judiciaires », p. 198).

Le cas Clay, un roman des origines ? Oui et non, faut-il sans doute répondre. Oui, parce que les Clay n’ont jamais existé. Non, parce que le procès ici présenté est fortement inspiré d’une affaire réelle dans laquelle Lincoln est intervenu (mais qui représente, il est vrai, une part relative de la vie du président, v. A. Fabbri et C. Guéry, art. préc.). Le jeune avocat avait défendu gratuitement William Duff Strong, le fils d’un ami qu’il avait connu lorsqu’il étudiait le droit à New Salem. L’affaire n’était pas totalement la même. Beaucoup d’éléments de lieux, de dates, et bien d’autres divergent. Mais elle s’était imposée sous le nom du procès de l’Almanach, une circonstance ensuite importante dans le film de Ford. La réalité est arrangée, mais elle n’est pas loin. Le matériau premier, issu de la vie du président, sert de point de départ particulièrement à propos, pour le message que véhicule le film de Ford. Young Mr Lincoln, dans la carrière du cinéaste américain, constitue un jalon majeur dans la célébration, mais aussi dans l’analyse, de l’Amérique de l’époque que constitue son œuvre. Et c’est encore une fois la justice qui constitue l’une des meilleures portes d’entrée.