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Le droit en débats

Clarifier le statut du parquet pour restaurer la confiance

Par Amaury Bousquet et Sélim Brihi le 25 Septembre 2020

Le 15 septembre 2020, quelques jours après que la commission d’enquête parlementaire sur les « obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire » a achevé ses travaux1, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a remis au président Macron un avis au cordeau sur la question des rapports entre le parquet et le gouvernement2. Le même jour, l’Inspection générale de la justice a publié ses conclusions dans l’affaire des « fadettes »3, faisant suite aux révélations de la presse sur les investigations parallèles pratiquées par le parquet national financier (PNF) pendant plusieurs années, dans le plus grand secret, sur un certain nombre de personnalités, dont des avocats – affaire qui avait suscité un émoi important. Enfin, le 18 septembre 2020, le ministre de la justice a demandé l’ouverture d’une enquête administrative à l’encontre de trois magistrats du PNF4. Cette enquête pourrait aboutir à l’ouverture d’une procédure disciplinaire devant le CSM.

En juin 2020, le chef de l’État, chargé de veiller à l’indépendance de la justice au titre de l’article 64 de la Constitution, avait saisi le CSM à la suite des déclarations de l’ancienne procureure de la République financière, Éliane Houlette, qui avait évoqué des « pressions » de la procureure générale de Paris dans le cadre de l’enquête ouverte début 2017, en pleine campagne présidentielle, à l’encontre des époux Fillon.

Dans un avis rendu public, le CSM considère que « les relations entre l’autorité judiciaire et le pouvoir exécutif dans le cadre de [l’affaire Fillon] doivent être qualifiées de conformes aux textes et pratiques habituelles, et de classiques au regard de la sensibilité de l’affaire ». Sans remettre en cause le rattachement du parquet au ministre de la justice, le CSM esquisse deux pistes pour affranchir la justice du soupçon de dépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif et prévenir les interférences : renforcer les garanties d’impartialité du parquet, d’une part, et encadrer les remontées d’informations, d’autre part. Si les propositions que la haute institution formule n’ont rien d’iconoclaste – cela fait plus de vingt ans que de telles réformes sont envisagées –, c’est la première fois que le CSM se prononce aussi catégoriquement sur la question5.

Dès lors, les circonstances sont réunies pour s’emparer enfin de la question de la « séparation de l’exécutif et du judiciaire » et l’inscrire à l’ordre du jour des travaux parlementaires, comme le président Macron s’y était engagé lors de son allocution du 3 juillet 2017 devant le Parlement réuni en Congrès6. En juin 2017, la Conférence nationale des procureurs relevait que, « malgré un diagnostic partagé, la réforme, tant espérée et inéluctable sauf à maintenir l’institution dans des compromis sans avenir et qui seront condamnés par les juridictions européennes, n’a pu se réaliser à ce jour »7. Enfin, le 10 janvier 2020, lors de l’audience de rentrée de la Cour de cassation, François Molins, procureur général près la Cour de cassation, invitait le gouvernement à adopter sine die ce projet de réforme, jugeant qu’il justifiait « à lui seul et à l’exclusion de toute autre disposition » la convocation du Congrès pour « clarifier encore davantage le statut du parquet en tournant une page qui est ouverte depuis vingt ans »8. Aucune considération sérieuse – politique, juridique ou matérielle – ne motiverait un énième report.

Politique et judiciaire : interférences et défiance réciproque

La suspicion qui entoure aujourd’hui le mode de nomination des procureurs rejaillit sur l’indépendance de la justice française. C’est un poison qui mine la crédibilité de l’institution judiciaire et met à mal sa nécessaire exemplarité.

D’un côté, redoutant un « gouvernement des juges », les gouvernements en place sont tentés de museler les velléités d’émancipation de la justice. Mais ils trouvent aussi commode d’être renseignés sur les affaires en cours en ayant accès à des informations privilégiées sur les procédures dont les développements ou l’issue les intéressent.

À l’inverse, lorsqu’elle est visée par une enquête, l’opposition attise les accusations de connivences, de complot et de partialité, dénonçant comme un réflexe pavlovien une justice « aux ordres », manipulée par le pouvoir exécutif. En 2017, François Fillon, remettant en cause l’impartialité du parquet, voyait la main d’un « cabinet noir » de l’Élysée dans l’ouverture d’une enquête préliminaire le concernant9. En 2018, poursuivi – et condamné depuis – pour rébellion après une perquisition houleuse au siège de son parti, Jean-Luc Mélenchon avait protesté contre « l’instrumentalisation politique des magistrats et des policiers pour essayer de faire un mauvais sort à l’un des chefs de l’opposition »10.

Ces affrontements n’ont rien de nouveau. Ils remontent à la fin du XVIIIe siècle lorsque les révolutionnaires de 1789, par crainte d’un retour des parlements d’Ancien Régime, se sont appliqués à ne pas constituer un réel pouvoir judiciaire. Pour préserver le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif de toute immixtion du juge, ils firent de celui-ci la « bouche de la loi ». Depuis, l’indépendance des juges est au cœur d’une relation tumultueuse entre le pouvoir judiciaire, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, marquée par une défiance réciproque. Robert Badinter a écrit : « Par vocation, les juristes sont sensibles aux précédents. Et les leçons de l’histoire sont la jurisprudence politique »11.

La procédure pénale contemporaine et la conception française du ministère public sont les héritières du code d’instruction criminelle de Napoléon dans lequel les procureurs étaient vus comme des « préfets judiciaires »12. Dès le règne de Philippe le Bel, à une époque où la consolidation de l’autorité du monarque et de l’État passait par le désarmement des intérêts privés, la centralisation de la fonction de poursuivre les crimes entre les mains d’officiers attitrés nommés à la discrétion du pouvoir et chargés, au nom du roi, de veiller à la paix publique, a contribué à faire des procureurs les défenseurs des prérogatives souveraines.

Ainsi, le parquet français s’est développé comme un instrument de contrôle de la justice par les gouvernements, et son histoire explique qu’il se situe, aujourd’hui encore, à mi-chemin entre l’autorité judiciaire et le pouvoir exécutif. L’article 5 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature a entériné la structure centralisée du parquet « à la française » en précisant que « les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l’autorité du garde des Sceaux, ministre de la justice ». Dans une décision du 8 décembre 2017 largement commentée13, le Conseil constitutionnel a validé cette rédaction en considérant qu’elle concilie le principe d’indépendance de l’autorité judiciaire et les prérogatives que le gouvernement tient de l’article 20 de la Constitution, notamment en matière de définition de la politique pénale. Notons que certains auteurs critiquent le rattachement institutionnel du parquet à l’exécutif en avançant une mésinterprétation par les révolutionnaires du transfert de souveraineté du roi à la nation : « “Le prince est la partie qui poursuit”, affirmait Montesquieu ; or si l’on veut correctement retranscrire cette idée selon la nouvelle conception de souveraineté, c’est la nation qui devient la partie qui poursuit et non le pouvoir exécutif »14.

Dès 1997 et les travaux de la commission de réflexion sur la justice présidée par Pierre Truche15, la clarification du statut du parquet a été évoquée.

En vingt ans, malgré une opinion commune sur le sujet – et un vote favorable du Parlement en 1998 – , aucun projet n’a abouti. Toutes les tentatives de réforme se sont encalminées dans les sables mouvants des discussions parlementaires. La dernière en date, inscrite en 2018 dans un projet de révision constitutionnelle conformément à la promesse du président Macron16, prévoyait la nomination des magistrats du parquet avec l’aval du CSM. Il s’agissait en réalité d’entériner une pratique en vigueur depuis 1998 lorsque le gouvernement Jospin s’était imposé de ne procéder à ces nominations qu’après avis conforme du CSM – pratique respectée par tous les gouvernements depuis, à une exception près17.

Alors que le sort de cette réforme est incertain (son examen a été renvoyé aux calendes grecques), il est plus nécessaire et plus urgent que jamais de remettre sur la table la question plus large de l’indépendance de la justice, sur laquelle Éric Dupond-Moretti a, lors de sa nomination comme garde des Sceaux en juillet 2020, dans un discours vigoureux aux allures de feuille de route18, affirmé vouloir avancer.

Certaines avancées sont bien réelles. Comme le soulignent François Molins et Jean-Louis Nadal dans une tribune publiée dans Le Monde du 2 septembre 202019, la justice a « beaucoup œuvré ces dernières années pour améliorer les garanties d’indépendance des magistrats », évoquant le renforcement des obligations déontologiques des magistrats ou la possibilité pour tout citoyen de saisir le CSM lorsqu’il estime qu’à l’occasion d’une procédure le concernant, le comportement adopté par un magistrat est constitutif d’une faute disciplinaire. Même la composition du CSM a été révisée afin d’intégrer des personnalités de la société civile à tel point que celui-ci est maintenant composé à majorité de non-magistrats. Selon Denis Salas, cette « éthique de la responsabilité » permet de réconcilier indépendance et légitimité20.

Positives, ces évolutions sont toutefois insuffisantes à répondre aux exigences d’une justice moderne, pleinement indépendante tant en fait qu’en apparence.

Aligner le statut du parquet sur celui du siège

L’une des particularités de la justice française réside dans l’unité du corps judiciaire21, principe à valeur constitutionnelle reconnu par le Conseil constitutionnel depuis 199322 et réaffirmé en 201623. L’autorité judiciaire comprend à la fois les magistrats du siège (ceux qui jugent) et du parquet (ceux qui dirigent les enquêtes, initient les poursuites et requièrent les peines). En cette qualité de membres de l’autorité judiciaire, les magistrats du parquet, comme ceux du siège, sont les gardiens de la liberté individuelle aux termes de l’article 66 de la Constitution. Que les parquetiers concourent à l’autorité judiciaire semble aussi se justifier par l’évolution contemporaine de leur rôle, qui les conduit de plus en plus à devenir des « quasi-juges »24.

L’appartenance des magistrats à un même corps fait de longue date l’objet de débats nourris. Pour certains, ce système peut être maintenu à condition que les procureurs deviennent indépendants comme le sont les magistrats du siège ; pour d’autres, il est temps de séparer de façon effective le parquet et le siège25.

En dépit de l’unité du corps judiciaire et de l’institutionnalisation du parquetier comme dépositaire de fonctions décisionnelles dans le procès pénal, l’analyse des dispositions régissant la carrière et l’activité des procureurs ne laisse pas de place au doute : contrairement à leurs collègues du siège, ils ne disposent d’aucune garantie d’inamovibilité et voient leur discipline et les conditions de leur nomination laissées à la discrétion du ministre de la justice26.

Le procureur a un rôle ambivalent qui se retrouve dans son statut hybride. Fonctionnaire placé dans un rapport de stricte subordination à l’égard du ministre de la justice, « sentinelle de l’ordre »27, il met en œuvre sur le plan opérationnel la politique pénale déterminée par le gouvernement. Magistrat garant de la liberté individuelle, des droits de chacun et du bon fonctionnement de la justice, il apprécie l’opportunité des poursuites, contrôle la légalité et la proportionnalité des actes d’investigation et veille à ce que les enquêtes soient accomplies à charge et à décharge.

Pour tous les magistrats, du siège comme du parquet, l’indépendance revêt d’abord une dimension matricielle qui relève de l’éthique personnelle et qui les conduit à faire preuve, leur exercice professionnel, d’impartialité, de maîtrise, de discernement, d’intégrité et de probité. Du reste, nul ne doute que les parquetiers assument leur fonction en conscience et sans influence extérieure, dans le souci de l’intérêt général28.

L’indépendance des magistrats du parquet est en outre assurée par le code de procédure pénale qui garantit leur liberté de parole à l’audience29, délègue aux chefs de parquet le pouvoir d’exercer la plénitude de l’action publique dans leur ressort30 et prévoit, depuis 2013, que le parquet agit « dans le respect du principe d’impartialité auquel il est tenu »31. Le Conseil constitutionnel a rappelé en 2017 que le parquet doit bénéficier d’une indépendance fonctionnelle dans les enquêtes qu’il conduit32. Ce balisage laisse le parquet totalement libre dans les situations individuelles.

Au terme d’une lente évolution, le parquet a fait sa mue. La pratique de ses membres, corroborée par la loi, manifeste l’abandon de la « culture de la soumission » dans laquelle le jacobinisme révolutionnaire et napoléonien avait placé le ministère public français.

Mais l’indépendance du parquet doit aussi, pour plusieurs raisons, être affermie sur le plan institutionnel.

• D’abord, malgré la pratique usuelle consistant depuis vingt ans à désigner les procureurs conformément à l’avis rendu par le CSM, rien n’interdit en pratique à un gouvernement moins respectueux de la séparation des pouvoirs d’aller à l’encontre d’un avis défavorable du CSM.

• Tendance durable depuis 200433, le développement du rôle du parquet, caractérisé par l’accroissement très important de ses prérogatives durant l’enquête préliminaire et par l’émergence de procédures rapides de traitement des affaires pénales, ne s’est pas traduit corrélativement par la remise en cause du lien de dépendance qui unit les procureurs au ministre de la justice. Or l’élargissement des pouvoirs du parquet à tous les stades de la procédure pénale, de même que la marginalisation de la procédure d’instruction au profit de l’enquête préliminaire participe à brouiller l’image de la justice et sa perception par le justiciable.

• De façon concomitante – et même si ces décisions ne remettent pas en cause le statut du parquet dans toutes ses implications, mais uniquement en ce qu’il ne présente pas les garanties suffisantes pour permettre aux procureurs d’assurer le contrôle de la légalité d’une arrestation ou d’une détention –, les développements de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) déniant aux magistrats du parquet la qualité d’« autorité judiciaire » au sens de l’article 5, § 3, de la Convention européenne34, suivie par la Cour de cassation35, ont été perçus comme illustrant la nécessité de renforcer, en écho aux exigences européennes, les garanties d’indépendance du parquet à l’égard du gouvernement. Alors qu’elle imprègne depuis longtemps le droit anglo-saxon, la notion d’impartialité a été importée tardivement par la France. À ce titre, la notion d’« apparence objective d’indépendance » adoptée par la CEDH  impose une clarification statutaire.

• L’entrée en fonction à horizon fin 2020 d’un parquet européen d’inspiration différente pose enfin la question de l’indépendance statutaire du parquet français. En France, le procureur européen délégué, qui sera placé en dehors de la hiérarchie du parquet français, pourra ordonner des actes relevant soit de la compétence classique du ministère public, soit – ce qui constitue une petite révolution – de celle du juge d’instruction (par exemple, prononcer une mise en examen)36. Mais, contrairement au parquet français, le parquet européen sera, lui, formellement indépendant (sa cheffe, Laura Codruta Kövesi, a été nommée par le Conseil de l’Union européenne et le Parlement européen) et ses membres ne recevront pas d’instruction du pouvoir exécutif.

Ces mutations doivent nécessairement s’accompagner d’une extension des garanties relatives à l’indépendance des magistrats du parquet.

Dans son avis du 15 septembre 2020, le CSM, qui relève un large consensus en faveur d’une réforme du statut du parquet, reprend à son compte la proposition d’un « alignement intégral du mode de nomination et de la discipline des magistrats du parquet sur ceux des magistrats du siège » en justifiant qu’un tel alignement contribuerait à « renforcer la confiance que les citoyens doivent pouvoir placer dans la justice ». Il fait notamment valoir que « la réforme consistant à ne prévoir […] qu’un avis conforme [sur la nomination des magistrats du parquet] ne permettrait au CSM que de s’opposer à la proposition du pouvoir exécutif, alors qu’un pouvoir de proposition lui donnerait la responsabilité du choix et écarterait ainsi tout soupçon d’interférences du pouvoir exécutif ».

Mieux encadrer les remontées d’informations

Depuis la loi du 25 juillet 201337, le ministre de la justice ne peut plus donner d’instruction individuelle dans les affaires en cours, se bornant désormais à délivrer des directives de portée générale sur la politique pénale par le biais de circulaires. Cette réforme, fondamentale, figurait dès 1991 dans le remarquable rapport de la commission justice pénale et droits de l’homme présidée par Mireille Delmas-Marty qui préconisait de « préciser nettement la ligne de partage entre les interventions gouvernementales qui relèvent d’une politique pénale légitime et celles qui s’apparentent à des pressions exercées sur l’autorité judiciaire »38. Dès lors, le pouvoir exécutif ne peut pas influencer une enquête.

Toutefois, la chancellerie a la possibilité d’être au courant avant tout autre citoyen des développements d’une affaire en cours, les parquets adressant au pouvoir exécutif les informations utiles sur les procédures sensibles. Autrement dit, en l’état du cadre légal (qui consiste en une seule circulaire du 31 janvier 201439), le ministre de la justice est libre de solliciter, sur toutes les procédures en cours, toutes les transmissions d’informations qu’il souhaite voir porter à sa connaissance, aussi souvent qu’il le souhaite, sans condition et sans contrôle – ni juridictionnel, ni administratif, ni parlementaire – d’aucune sorte. Ce faisant, on jette un « soupçon injuste sur le degré d’autonomie des procureurs dans la conduite des enquêtes », comme le relève le magistrat Xavier Ronsin40.

Cette pratique remonte aux années 1820, lorsque les procureurs rédigeaient des rapports sur la situation politique de leur région qu’ils adressaient à leurs supérieurs41.

Dans un avis du 2 septembre 2020, la Conférence nationale des premiers présidents s’inquiète de l’obligation faite aux parquets de rendre compte de certaines affaires à leur ministre de tutelle et appelle à la prohibition de cette pratique, soulignant à juste titre que « ces remontées d’informations en temps réel via les parquets à une autorité politique […] jettent nécessairement le doute et le soupçon sur l’usage qui peut être fait de ces informations pour le directeur des affaires criminelles et des grâces […] puis par le ministre de la justice et son cabinet » et alertant sur « d’éventuels conseils ministériels occultes sur l’orientation des enquêtes »42. La constitutionnalité du dispositif des remontées d’informations sera d’ailleurs débattue le 25 septembre prochain par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité.

Si le principe des remontées d’informations à la chancellerie n’est pas illégitime en soi dans la mesure où les procureurs, subordonnés au ministre de la justice, sont par là même comptables de l’application de la politique pénale définie par le gouvernement et garants de sa cohérence, ces remontées sont nombreuses (on estime entre 8 000 et 9 000 le nombre d’affaires « signalées » suivies par le ministère de la justice), occultes et parfois injustifiées. Aussi, afin de préserver l’intégrité des poursuites, il pourrait être envisagé de préciser dans la loi les cas pour lesquels la chancellerie pourrait demander, de façon motivée et sur la base de critères stricts et objectifs, à être tenue informée d’une procédure, ainsi que la nature des informations susceptibles d’être transmises – c’est ce qu’avait proposé la Commission de modernisation de l’action publique présidée par Jean-Louis Nadal en novembre 201343 et que reprend, dans son rapport du 15 septembre 2020, la commission d’enquête sur les « obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire »44. Rationalisées, ces remontées d’informations feraient l’objet d’un rapport public annuel dans une démarche entièrement transparente.

Tout en réaffirmant la nécessité de ces remontées d’informations dans la mesure où elles permettent au garde des Sceaux « d’exercer pleinement ses missions constitutionnelles et institutionnelles », pour autant qu’elles sont « vérifiées et objectives », le Conseil supérieur de la magistrature considère, dans son avis du 15 septembre 2020, que « le statut et le régime juridique des remontées d’informations, y compris les critères justifiant le signalement d’une affaire, qui ne font l’objet aujourd’hui que d’une simple circulaire, doivent être consacrés dans un texte de valeur législative, qui rappellerait l’interdiction de la transmission de pièces de procédure, la prohibition de la remontée d’informations sur des actes d’enquête à venir, le caractère secret des informations transmises et fixerait la liste des personnes autorisées à recevoir ces informations ». S’agissant en particulier de l’affaire Fillon, le CSM estime que, si « une attention particulière a pu être portée, à tous les échelons de la chaîne hiérarchique, à une affaire comportant un enjeu démocratique majeur […], cette attention n’a conduit le pouvoir exécutif ni à formuler la moindre instruction à l’adresse de l’autorité judiciaire ni même à solliciter des remontées d’informations dans une mesure dépassant substantiellement la pratique usuelle ». Il invite également le législateur à mieux délimiter les contours du lien hiérarchique entre le gouvernement et le parquet en précisant dans l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature que « l’autorité du garde des Sceaux sur les magistrats du parquet ne porte pas sur l’exercice de l’action publique ».

Repenser le rôle du parquet en repensant la procédure pénale

La question épineuse du statut du parquet français est un marronnier du débat public. Mais, alors qu’elle est souvent abordée sous l’angle des rapports entre le pouvoir exécutif et l’autorité judiciaire, comme il est vrai qu’elle symbolise le difficile équilibre à trouver entre les pouvoirs dans une démocratie saine et fonctionnelle, il s’agit aussi d’un enjeu de procédure pénale. Vers quel modèle de procédure pénale voulons-nous tendre et quels doivent être le rôle et la place du parquet dans le procès pénal ?

L’implication croissante du parquet dans le procès pénal contribue de loin en loin à perturber l’image du procureur, tantôt considéré comme un simple exécutant, tantôt comme un magistrat impartial capable d’agir par lui-même.

Traditionnellement, le parquet est le demandeur dans un procès pénal. Agissant « au nom de la société et dans l’intérêt général »45, il déclenche les poursuites, saisit la juridiction de jugement s’il considère qu’une infraction est constituée, soutient l’accusation publiquement et veille à l’exécution des peines. Aussi est-ce une partie soumise au respect du contradictoire, et ce même si ses prérogatives sont plus étendues que celles d’une partie privée puisqu’il a, sur le procès pénal qu’il a engagé, un véritable « pouvoir de direction et de contrôle »46.

Mais, depuis 1990, et singulièrement depuis 2004, les réformes successives de la procédure pénale et l’éviction du juge d’instruction pour lui préférer les enquêtes discrétionnaires et non contradictoires menées sous la direction du parquet ont remodelé le rôle du parquet et renforcé significativement ses pouvoirs par l’attribution de prérogatives que l’on pourrait qualifier de « quasi juridictionnelles »47. Bien amorcé, le mouvement ne semble pas fini48. Aujourd’hui, le procureur choisit le registre de la réponse pénale, apprécie la culpabilité de la personne mise en cause, peut transiger avec elle, mettre en œuvre une alternative au procès (composition pénale, CRPC) et même – chose inimaginable hier – ordonner des mesures coercitives dans le cadre de l’enquête.

Dès lors, la difficulté de la réforme du statut du parquet se mesure aussi à l’aune des termes de sa mission. À l’heure où le procureur tend de plus en plus à s’affirmer comme un « quasi-juge », intervenant avant ou à la place du juge et plaçant souvent la défense en position de déséquilibre, ce système, difficilement lisible pour le justiciable, alimente la confusion des genres : comment est-il possible de croire en l’exigence d’impartialité d’un acteur qui, par définition, est conduit à prendre parti ? Ces évolutions manifestent l’inadéquation d’un statut hybride et semblent faire émerger, au-delà du renforcement des garanties statutaires attachées au parquet, la nécessaire réévaluation du rôle et de la place du procureur dans le procès pénal.

À terme – et l’invention du parquet européen n’est qu’un pas supplémentaire dans cette direction –, il sera inévitable d’entreprendre une refonte en profondeur de la phase préparatoire du procès pénal : en unifiant l’enquête et l’instruction, le législateur rééquilibrerait les rôles et assurerait une plus grande différenciation des cadres d’intervention ainsi qu’un plus grand respect de l’égalité des armes.

• Le parquet, investi de nouvelles garanties d’impartialité mais dépossédé des actes relevant de la fonction juridictionnelle, déclencherait les poursuites, porterait l’accusation et rechercherait la manifestation de la vérité.

• En retour, les parties privées (défense et partie civile) bénéficieraient d’un statut certain et de droits puissants, analogues à ceux dont ils disposent actuellement dans l’instruction.

• Entre les deux, un « juge de la mise en état de l’enquête pénale » – sorte de juge des libertés et de la détention superpuissant inspiré de ce que le rapport Léger avait proposé en 201049 – autoriserait les mesures coercitives, contrôlerait la régularité des moyens mis en œuvre par les enquêteurs et déciderait de l’orientation des poursuites à l’issue de la phase d’enquête.

En juin 2020, devant les députés, Robert Badinter, attaché à une séparation pure et simple du siège et du parquet, estimait que « le système français complexe, mixte, cédera la place devant l’accusatoire »50. C’est ainsi le principal défi à relever, et ce rééquilibrage devra veiller à sauvegarder les spécificités du système français.

À ces questions fondamentales que sont la modernisation de notre procédure pénale et le statut du parquet français, tôt ou tard, des réponses devront être apportées.

Il ne s’agira pas de proclamer l’indépendance totale du parquet en rompant tout lien entre le gouvernement et le parquet. La définition et la conduite des politiques publiques reviennent au gouvernement, qui en est politiquement responsable, et la loi confie au ministre de la justice le soin de garantir l’application homogène de la politique pénale sur l’ensemble du territoire – politique pénale dont il est le maître d’œuvre et dont les procureurs sont les vecteurs. En 2018, à l’occasion du soixantième anniversaire de la Constitution du 4 octobre 1958, le président Macron avait tranché : « Le lien [du parquet] avec le pouvoir exécutif, même assorti de robustes garanties, ne saurait être totalement rompu »51. Il s’agirait en revanche d’instaurer des garanties telles que la suspicion ne se pose plus, notamment à l’égard du parquet52.

De telles réformes mettraient fin à l’amalgame des rôles et des responsabilités de chacun. Elles sont la condition d’une justice débarrassée du soupçon. Elles passent aussi par une réflexion globale sur notre modèle de procédure pénale.

 

 

Notes

1. D. Paris, rapport fait au nom de la commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 2 sept. 2020, n° 3296.

2. Avis du Conseil supérieur de la magistrature, 15 sept. 2020.

3. Inspection générale de la justice, rapport d’inspection de fonctionnement d’une enquête conduite par le PNF, sept. 2020, n° 069-20.

4. Communiqué de presse du ministère de la justice, 18 septembre 2020.

5. V. toutefois l’avis du CSM, 4 déc. 2014.

6. Discours d’Emmanuel Macron, 3 juill. 2017.

7. Le livre noir du ministère public. Propositions pour la justice, Conférence nationale des procureurs de la République, juin 2017, p. 15.

8. Discours de François Molins, 10 janv. 2020.

9. « Cabinet noir » : le camp Fillon saisit la justice, in France Info, 27 mars 2017.

10. T. Liabot, Macron répond aux attaques de Mélenchon : « L’institution judiciaire est indépendante », Le Journal du dimanche, 18 oct. 2018.

11. R. Badinter, in Pouvoirs, « Les juges », n° 74, p. 11, 1995.

12. J.-P. Royer et al., Histoire de la justice en France, PUF, 2016. Dans un discours du 29 septembre 2016, J.-C. Marin, alors procureur général près la Cour de cassation, relevait que « pendant longtemps, la magistrature, tout entière, siège et parquet confondus, n’avait de l’indépendance qu’une vision toute relative », citant Victor Hugo : « […] vous premiers présidents et procureurs généraux, accourez en carrosse, à pied, à cheval en robe, la toque au front, le rabat au cou, la ceinture au ventre […]. Ôtez votre gant, levez la main et prêtez serment à son parjure, jurez fidélité à la trahison ».

13. Cons. const. 8 déc. 2017, n° 2017-680 QPC, § 14.

14. P. Tcherkessoff, Cohérence et légitimité du ministère public, thèse de doctorat en droit privé soutenue le 30 juin 2015 à l’université Panthéon-Assas, ss la dir. de S. Tzitzis, § 25, p. 46.

15. Rapport de la Commission de réflexion sur la justice, juill. 1997.

16. Projet de loi constitutionnelle n° 911 pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, dossier de presse, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 8 mai 2018, art. 12.

17. Libération, Philippe Courroye nommé procureur de Nanterre contre l’avis du CSM, 8 mars 2007.

18. Discours d’Éric Dupond-Moretti, 7 juill. 2020.

19. F. Molins et J.-L. Nadal, Il est urgent de garantir l’indépendance statutaire des magistrats du parquet, Le Monde, 2 sept. 2020.

20. D. Salas, L’avenir incertain du juge, Revue Projet, 1er nov. 2004. A. Garapon relevait en 1992 que « nombre de nos garanties procédurales […] ne connaissent pas d’autres garanties que la conscience du juge » (A. Garapon, Le juge et son éthique, Esprit, oct. 1992, p. 134).

21. Ord. n° 58-1270, 22 déc. 1958, portant loi organique relative au statut de la magistrature, art. 1er.

22. Cons. const. 11. août 1993, n° 93-326 DC, § 5.

23. Cons. const. 22 juill. 2016, n° 2016-555 QPC, § 10.

24. P. Tcherkessoff, Cohérence et légitimité du ministère public, ibid., § 300, p. 271.

25. D. Soulez Larivière, L’éternelle question de l’indépendance des procureurs, Dalloz actualité, Le droit en débats, 15 déc. 2017.

26. Constit., art. 65.

27. C. Bruschi, Parquet et politique pénale depuis le XIXe siècle, PUF, 2002.

28. F. Molins et J.-L. Nadal, Il est urgent de garantir l’indépendance statutaire des magistrats du parquet, art. préc.

29. C. pr. pén., art. 33.

30. C. pr. pén., art. 41.

31. C. pr. pén., art. 31.

32. Cons. const., 8 déc. 2017, préc., § 12.

33. L. n° 2004-204, 9 mars 2004, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.

34. CEDH 29 mars 2010, Medvedyev c. France, n° 3394/03 ; 23 nov. 2010, Moulin c. France, n° 37104/06 ; 27 juin 2013, Vassis et autres c. France, n° 62736/09.

35. V. not. Crim. 15 déc. 2010, n° 10-83.674, Dalloz actualité, 17 déc. 2010, obs. E. Allain.

36. Projet de loi n° 2731 relatif au parquet européen et à la justice pénale spécialisée, adopté par le Sénat en première lecture.

37. L. n° 2013-669, 25 juill. 2013, relative aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique.

38. La mise en état des affaires pénales, rapport de la commission justice pénale et droits de l’homme, nov. 1989, p. 131 ; v. aussi J. Pradel, Procédure pénale, 12e éd., Cujas, 2004, § 158.

39. Circ. du 31 janv. 2014 de présentation et d’application de la loi n° 2013-669 du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique, NOR JUSD1402885C.

40. Statut du parquet : « élargir la question à la problématique plus générale des rapports entre un ministre et un procureur », Dalloz actualité, interview de Xavier Ronsin, par P.-A. Souchard, 3 sept. 2020.

41. A. Chemin, Le double visage des procureurs de la République, Le Monde, 18 sept. 2020.

42. Conférence nationale des premiers présidents, Statut du parquet français : la note de la Conférence des premiers présidents au CSM, Dalloz actualité, Le droit en débats, 2 sept. 2020.

43. Refonder le ministère public, rapport de la commission de modernisation de l’action publique, nov. 2013, p. 36-37.

44. D. Paris, rapport fait au nom de la commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, préc., p. 104-111.

45. Avis n° 9 du Conseil consultatif des procureurs européens sur les normes et principes européens concernant les procureurs, 17 déc. 2014.

46. B. Bouloc, Procédure pénale, 20e éd., Dalloz, 2006, § 179-180. D’ailleurs, dans une salle d’audience, le parquet ne siège pas au même niveau que les parties privées.

47. Le juge d’instruction ne traite plus que 3 % des affaires pénales environ.

48. V. art. 46, L. n° 2019-222, 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, partiellement censuré par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019.

49. Rapport du Comité de réflexion sur la justice pénale, sept. 2009 ; v. aussi F. Johannes, Mireille Delmas-Marty : le risque de transformer l’État de droit en État de police, Le Monde, 7 avr. 2010.

50. P. Januel, Justice : la leçon de Robert Badinter aux députés, Dalloz actualité, 17 sept. 2020.

51. Discours d’Emmanuel Macron, 4 oct. 2018.

52. Parallèlement, le contrôle parlementaire pourrait être plus efficient. Dans son rapport, la commission d’enquête sur les « obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire » propose par exemple de renouer avec la pratique d’un rapport annuel remis par le gouvernement « dressant le bilan de la politique pénale » (le dernier s’est tenu en mai 2017), suivi d’un débat « sur les grandes orientations de la justice », v. D. Paris, rapport fait au nom de la commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, préc., p. 96.