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Le droit en débats

Le Conseil d’État rejette la suspension de l’utilisation du LBD40 : défense de l’intérêt public ou raison d’État ?

Le 28 janvier 1919, le juge des référés du Conseil d’État a été saisi de trois requêtes : quatre requérants de Montpellier et la Ligue des droits de l’homme, l’UD-Paris de la CGT et, conjointement, la CGT, le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature demandant à ce qu’il ne soit plus fait usage du lanceur de balle de défense de calibre 40 mm (LBD40), le Défenseur des droits se joignant à chaque instance par des observations. Par trois ordonnances rendues le même jour, le 1er février 2019, le Conseil d’État a rejeté cette demande.

Par Jean-Jacques Gandini le 27 Février 2019

Après avoir rappelé qu’aux termes des textes applicables, l’emploi de la force par les représentants de la force publique n’est possible que si les circonstances le rendent absolument nécessaire au maintien de l’ordre public et que la force déployée doit être proportionnée au trouble à faire cesser, il s’est, tenant le cas d’espèce, penché sur les conditions d’utilisation du LBD40, arme à feu de catégorie A2, relevant des matériels de guerre.

S’appuyant sur l’instruction des 27 juillet et 2 août 2017, le Conseil d’État indique que cette utilisation est soumise aux principes de nécessité et de proportionnalité, que son affectation est temporaire et doit répondre au besoin d’une mission, que le tireur doit s’assurer que les tiers éventuellement présents se trouvent hors d’atteinte et qu’enfin, il doit privilégier le torse de préférence aux membres supérieurs et inférieurs, la tête ne devant jamais être visée en toute hypothèse.

Au vu des arguments des requérants, estimant que l’usage de ces armes n’obéit pas à une réelle nécessité, qu’il est disproportionné par rapport aux buts poursuivis et porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester ainsi qu’au droit à ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants, garanti notamment par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, le Conseil d’État a reconnu que « l’usage de ce matériel a certes provoqué des blessures, parfois très graves », et ce « sans qu’il soit établi que toutes les victimes se trouvaient dans des situations justifiant cet usage ». « Toutefois, l’organisation des opérations de maintien de l’ordre [ne] relève [pas] une intention des autorités concernées de ne pas respecter les conditions d’usage strictes mises à l’utilisation de ces armes. » D’autant que « les conditions d’utilisation ont été rappelées aux services concernés par des télégrammes des 15 et 16 janvier 2019 du ministre de l’intérieur », lequel a en outre donné pour instruction le 23 janvier de « doter dans toute la mesure du possible les porteurs de LBD d’une caméra-piéton… et d’inviter dans tous les cas les porteurs de caméras à enregistrer les conditions dans lesquelles le LBD a été utilisé ».

L’intention… Quelle intention ? Il faut attendre les 15 et 16 janvier, deux mois après le déclenchement des premières manifestations et des premiers drames, pour que le ministre de l’intérieur, mutique jusque-là, émette enfin un télégramme et le 23 janvier pour qu’il propose la mise en service de caméras-piétons, dont le Conseil d’État fait le plus grand cas, alors qu’elles ne permettront pas d’identifier les personnes visées ni d’avoir une perception claire de la trajectoire du projectile et qu’en outre, elle sera actionnée à la seule initiative du policier !

C’est ce même 23 janvier qu’est saisi le tribunal administratif de Montpellier par quatre requérants, lesquels ont tous été atteints à la tête par des tirs de LBD40 et alors qu’ils n’étaient en rien menaçants pour les forces de l’ordre. Dans les conclusions de son « Rapport d’observation sur les pratiques du maintien de l’ordre public entre le 15 décembre 2018 et le 15 janvier 2019 », la section de Montpellier de la Ligue des droits de l’homme relève que « plusieurs manifestants ont été blessés grièvement, huit au visage par LBD40 alors même que le cadre de l’instruction du 2 septembre 2014 n’était pas respecté, la plupart des cas étant, lors du reflux de la manifestation, à vingt ou trente mètres des forces de l’ordre ». Dès le 8 décembre 2018, le journal Le Monde indique : « Sur place, Le Monde a observé que les policiers de la BAC tiraient au Flashball très régulièrement à hauteur de la tête. Un groupe de photographes, à genoux pour se protéger et clairement identifiables, a été pris pour cible. Un photographe indépendant a notamment été touché à l’épaule ». Selon un recensement indépendant réalisé par le journaliste David Dufresne et compilé sur le site Mediapart le 28 janvier 2019, 165 blessés par un tir de LBD40 ont été signalés depuis novembre 2018, la plupart des blessures étant particulièrement graves, nombre de personnes visées ayant notamment été touchées à la tête, « dont une quinzaine d’éborgnés ».

Le Conseil d’État ne mentionne pas non plus le contenu des observations du Défenseur des droits qui, le 17 janvier, demandait « la suspension des lanceurs des balles de défense en raison de leur dangerosité », laquelle figurait déjà dans la Recommandation n° 2 de son rapport de décembre 2017 Le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie : « Au regard des réclamations liées à l’usage des LBD40 dans le cadre du maintien de l’ordre, de sa dangerosité et des risques disproportionnés qu’il fait courir dans le contexte des manifestations, le Défenseur des droits recommande d’interdire l’usage des lanceurs des balles de défense dans le cadre d’opérations du maintien de l’ordre, quelle que soit l’unité susceptible d’intervenir. Au Royaume-Uni, en Allemagne, en Belgique, les lanceurs de balles de défense ne sont pas utilisés dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre. » Selon Libération du 18 janvier 2019, « le préfet de police de Paris avait lui-même, l’année dernière, à la suite du rapport du Défenseur des droits, recommandé l’abandon du LBD40… avant de revenir en arrière face aux gilets jaunes ».

En prétendant, avant l’ouverture de ces procédures, qu’il n’y a pas de violence de la part des forces de l’ordre, le ministre de l’intérieur était dans le déni d’État. D’autant que, devant la mise en cause de son matériel, le fabricant du LBD40, la firme suisse Brugger et Tomet a été très claire : « Le LBD40 est une arme très précise d’autant que celui en usage au sein des forces de l’ordre est équipé d’un viseur holographique EOT Tech : point visé, point atteint. » Ainsi, Messieurs les juges du Conseil d’État, contrairement à votre analyse, ce qui est intentionnel, c’est bien de pouvoir tirer dans la tête ! Ce n’est pas le bien public que vous défendez, mais la raison d’État…

Et, à y bien réfléchir, rien d’étonnant à cela. Lorsqu’on va sur le portail du Conseil d’État, il est mentionné qu’« il exerce deux missions historiques : conseiller du gouvernement pour la préparation des projets de lois, décrets, etc., il est aussi le juge administratif suprême qui tranche les litiges relatifs aux actes des administrations ». Conseiller d’abord. Les membres du Conseil d’État truffent d’ailleurs les cabinets ministériels, à l’instar des actuels secrétaire général du gouvernement et directeur de cabinet de la ministre de la justice. Bien que, selon la tradition, son rôle soit purement honorifique, c’est quand même le premier ministre, détenteur selon la Constitution du pouvoir réglementaire, et donc du vrai pouvoir exécutif, qui est aussi le président du Conseil d’État.

C’est la raison pour laquelle, depuis près de cinq ans déjà, le professeur de droit constitutionnel Dominique Rousseau estime que « l’institution du Conseil d’État ne se justifie plus. Il n’y a aucune raison de conserver un juge spécial pour l’administration. La Cour européenne des droits de l’homme a plusieurs fois émis des doutes sur la pertinence d’une institution qui fait coexister des fonctions consultative et contentieuses ». Il se prononce en faveur d’« un transfert du contentieux administratif à la Cour de cassation où serait créée une chambre administrative… Le Conseil d’État a perdu son image de lieu où se fabrique l’intérêt général ».

D’autant que, coup sur coup, le 14 février, d’une part, trois experts indépendants membres du Comité des droits de l’homme de l’Office des Nations unies à Genève dénoncent « un usage disproportionné d’armes dites non létales telles que les lanceurs de balle de défense » et, d’autre part, le Parlement européen a adopté une Résolution demandant notamment « instamment l’interdiction du recours à certains types d’armes et dispositifs à létalité réduite dont les lanceurs de projectile à impact cinétique ».

Fermez le ban…

Ce 26 février, la Commissaire des droits de l’homme du Conseil de l’Europe a rendu public un memorandum adressé aux autorités françaises concernant le maintien de l’ordre lors des manifestations des « gilets jaunes », les invitant à « mieux respecter les droits de l’homme, ne pas apporter de restrictions excessives à la liberté de réunion pacifique, et suspendre l’usage du lanceur de balles de défense ».