Le 10 février dernier, le Président Trump signait un décret ordonnant au Department of Justice (DoJ) de suspendre pour six mois les poursuites en matière de corruption d’agents publics étrangers fondées sur le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA). Au contraire d’autres décrets décriés pour leur inconstitutionnalité (le plus récent en la matière visant expressément, voire nommément, certains cabinets d’avocats), le décret visant à suspendre l’application du FCPA ne suscite, d’un point de vue constitutionnel, aucune controverse. En effet, directement adressé au DoJ, agence gouvernementale fédérale, ce texte ne remet pas en cause la séparation des pouvoirs (check and balance) issue de la Constitution des États-Unis. Pour autant, ce décret, comme d’autres (not., en matière douanière), reste largement critiqué dans la mesure où il ne constitue qu’une mesure protectionniste supplémentaire dans l’arsenal économique du Président Trump ; ce dernier considérant que ce texte devrait générer « beaucoup plus de business pour les États-Unis ».
Une vision en trompe l’œil car au-delà du virage historique qu’un tel décret symbolise dans l’histoire de la lutte contre la corruption, les entreprises, quelle que soit leur nationalité, pourraient en réalité de faire face à un risque accru de poursuites. La réponse européenne ne s’est d’ailleurs pas fait attendre avec la création d’un Groupe d’action international des procureurs anticorruption par le Parquet national français (PNF), le Serious Fraud Office (SFO) britannique et le Parquet général suisse le 20 mars 2025.
Le revirement des États-Unis, pionniers en matière de lutte contre la corruption
Le FCPA, édicté en 1977, a été la première législation visant à lutter contre la corruption internationale. À l’origine de ce texte précurseur aux dispositions extraterritoriales, il y avait la vision que les États-Unis avaient alors d’eux-mêmes : les gendarmes du monde libre. Et de cette vision découlait pour eux une contrainte : s’emparer de la problématique de la corruption internationale afin d’éviter que celle-ci contamine leurs entreprises nationales.
Sous la présidence de Donald Trump, le paradigme a changé : les États-Unis se voient toujours comme les champions du monde mais, plus autocentrés, se préoccupent d’abord de leurs ouailles. La conséquence est un protectionnisme à outrance qui aboutit à suspendre l’application du FCPA à l’égard des entreprises américaines.
Dans le prolongement de cette politique, en toile de fond, surgit la crainte que la perception que les étrangers peuvent avoir du FCPA du fait de sa portée extraterritoriale, ne devienne in fine la seule raison d’être de ce texte : un outil juridique au service d’une guerre économique visant à annihiler la concurrence étrangère des entreprises américaines.
Un risque de poursuites accru pour les entreprises étrangères aux États-Unis
Le champ d’application personnel du décret présidentiel est clair : la suspension des poursuites initiées par le DoJ au titre du FCPA ne vise a priori que les personnes américaines. L’objectif est clairement posé par l’intitulé du décret : renforcer l’économie américaine et la sécurité nationale.
Cette suspension devrait durer au moins 180 jours et pourrait être étendue à 360 jours. Elle doit permettre au DoJ de publier de nouvelles lignes directrices aux termes desquelles, comme annoncé dans un memorandum du procureur général des États-Unis le 5 février 2025, ce dernier pourrait concentrer ses efforts d’investigations et de poursuites intentées au titre du FCPA sur les cartels et les organisations criminelles transnationales (TCOs), traduisant ainsi une utilisation novatrice de ce texte historique.
Néanmoins, en décrétant expressément que la suspension de l’application du FCPA vise à protéger la capacité des entreprises américaines à développer leurs activités dans les secteurs spécifiques des minéraux critiques (i.e. matières premières nécessaires à l’énergie renouvelable, aux technologies propres et à la transition énergétique) et des ports en eaux profondes et, plus généralement, dans les infrastructures et actifs « clés », il est à craindre que le Président Trump donne pour mission au DoJ de concentrer également à l’avenir les investigations et poursuites intentées au titre du FCPA sur les entreprises étrangères susceptibles de concurrencer les entreprises américaines dans les secteurs susmentionnés.
De surcroît, outre l’avantage concurrentiel que pourrait procurer aux entreprises américaines une application discriminante du FCPA aux seules entreprises étrangères, il est peu envisageable que les autorités américaines délaissent complètement une application plus globale de ce texte dans la mesure où il constitue une source de revenus significative pour les États-Unis. Ainsi, selon l’Université de Stanford, sur les dix dernières années, des sanctions pour un montant global supérieur à 25 milliards de dollars ont été imposées aux entreprises, quelle que soit leur nationalité, en application du FCPA.
Enfin, et en tout état de cause, la suspension de l’application du FCPA pour une durée de 180, voire 360 jours n’aura, sur le long terme, que peu d’effets sur les risques de poursuites pour les entreprises compte tenu du délai de prescription de cinq ans applicable aux dispositions de ce texte relatives à la corruption.
Un risque de poursuites accru pour les entreprises en Europe
Contrairement à ce que prétend le Président Trump, le monde ne « rit » pas à l’évocation de l’application du FCPA. Avant même l’entrée en vigueur des lois nationales anticorruption, de nombreuses entreprises avaient mis en place, sous l’impulsion des autorités américaines, des programmes de conformité visant à lutter contre la corruption et créé des départements dédiés au déploiement de ces programmes.
Puis, s’inspirant du FCPA, de nombreux États, à l’instar du Royaume-Uni avec le UK Bribery Act en 2010 ou de la France avec la Loi Sapin II en 2016, ont inséré dans leur législation nationale des dispositions visant à prévenir et lutter contre la corruption. En fonction de leurs activités, ces législations peuvent le cas échéant s’appliquer aux entreprises américaines.
Dans ce contexte, les autorités étrangères de poursuite pourraient tenter de combler le vide laissé par les États-Unis. Ainsi, le PNF a déjà publiquement annoncé sur les réseaux sociaux que, nonobstant le décret pris par Trump, il continuerait à lutter contre la corruption d’agents publics étrangers. En sera-t-il de même de la part du SFO ? Sur ce point, la composante politique ne peut pas être ignorée tant la poursuite d’entreprises américaines par les autorités britanniques pourrait mettre à mal la relation historique qui unit les deux pays.
Cela étant, l’enjeu pour les autorités nationales compétentes en matière de répression de la corruption d’agents publics étrangers dépasse le seul cas des entreprises américaines : ces autorités ont-elles les épaules assez larges pour prendre le relais du DoJ comme leader de la lutte contre la corruption internationale ?
De prime abord, en dépit de la portée extraterritoriale de l’arsenal législatif à leur disposition, le relatif manque d’expérience des autorités nationales en comparaison du DoJ peut apparaitre comme un frein à leur capacité de répression de la corruption internationale. Toutefois, ces autorités coopèrent de plus en plus étroitement. Cette coopération grandissante a encore récemment été illustrée par la Déclaration commune signée le 20 mars 2025 par le PNF, le SFO et le Parquet général de la Confédération helvétique instituant un Groupe d’action international des procureurs anticorruption. Ce groupe devrait permettre aux autorités de poursuite de renforcer la répression de la corruption internationale.
Renforcer la lutte contre la corruption au sein des entreprises
Dans ce contexte, l’erreur pour les entreprises serait de se montrer attentistes au motif que les États-Unis ne feraient plus de la lutte contre la corruption internationale une priorité.
Au contraire, il nous paraît indispensable que les entreprises se montrent proactives et anticipent un risque accru de poursuites. Dans cette perspective, il est donc nécessaire qu’elles continuent d’améliorer leurs procédures internes de lutte contre la corruption.