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Le droit en débats

Le Défenseur des droits, vigie indispensable mais injustement ignorée

Par Vincent Brengarth le 25 Mars 2019

Le 12 mars 2019, Jacques Toubon, Défenseur des droits, a rendu public son rapport d’activité 2018. Ce dernier met notamment en exergue l’émergence d’un nouvel ordre fondé sur la suspicion mais aussi la continuité entre l’état d’urgence et les interpellations préventives, intervenues dans le cadre du mouvement des « gilets jaunes ». Le Défenseur des droits s’interroge également sur le point de savoir si les droits de la défense ne sont pas devenus une entrave à « l’efficacité » de la justice. Cette interrogation n’est pas sans évoquer l’affirmation de Bernard Cazeneuve en 2018 sur la loi Asile et immigration : « le Conseil d’État peut dire le droit mais je ne suis pas sûr qu’il puisse prédire l’efficacité ».

Ces constatations du Défenseur des droits font écho avec ce que nous, avocats, observons depuis plusieurs mois, à savoir un lent délitement des droits fondamentaux et un accroissement progressif des prérogatives de l’administration (loi relative au renseignement de 2015, loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme de 2017, proposition de loi visant à prévenir les violences lors des manifestations de 2018, militarisation dans les opérations de maintien de l’ordre public, etc.). L’état d’urgence a contribué à effacer la frontière entre le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire mais aussi à imposer le sacrifice des libertés au profit de l’affichage du maintien de l’ordre public.

Malgré les alertes répétées de la société civile et du Défenseur des droits, chargé de défendre les droits et libertés, la situation reste inchangée, voire s’aggrave, et ce dans bon nombre de domaines où les droits sont particulièrement menacés. Ainsi, en décembre 2018, le Défenseur des droits rendait un rapport intitulé Exilés et droits fondamentaux, trois ans après le rapport Calais. Il relevait une aggravation des atteintes aux droits fondamentaux des personnes étrangères privées de tout abri en dépit de ses avertissements initiaux. Malgré ses recommandations, les droits des migrants demeurent bafoués et des décès surviennent en raison de notre inaction, sans que cela suscite une réelle émotion de la part de nos dirigeants.

Les rapports du Défenseur des droits semblent ainsi parfaitement ignorés par le pouvoir en place, qui associe finalement les droits à des obstacles dans l’application de ses politiques, en particulier migratoires. Ses recommandations sont à tel point négligées qu’elles finissent par se déprécier progressivement, comme si la violation des droits fondamentaux était la garantie d’une politique efficace, alors qu’elle devrait en toute rigueur l’invalider.

Rappelons que le poste de Défenseur des droits a été créé lors de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 dans l’inspiration du Défenseur du peuple en Espagne. Il est une autorité administrative indépendante au même titre, par exemple, que le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL). Il est nommé par le président de la République pour un mandat de six ans non renouvelable.

Conformément à l’article 2 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011, il « ne reçoit, dans l’exercice de ses attributions, aucune instruction ». De même que ses adjoints, il ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions qu’il émet ou des actes qu’il accomplit dans l’exercice de ses fonctions.

Certes, le Défenseur des droits dispose d’un pouvoir d’investigation extrêmement étendu, puisqu’il peut, entre autres, procéder à des vérifications sur place dans les locaux administratifs ou privés des personnes mises en cause. Cependant, le Défenseur des droits agit essentiellement par le biais de recommandations. Il n’est pas habilité à prendre des décisions exécutoires qui s’imposeraient à l’administration. Théoriquement, le « Défenseur des droits peut enjoindre à la personne mise en cause de prendre, dans un délai déterminé, les mesures nécessaires » (loi organique, 29 mars 2011, art. 25). Le non-respect de cette injonction se traduit par un rapport spécial qui est rendu public.

Force est de constater que, même dans un régime bureaucratique démontrant au quotidien une appétence certaine pour la production administrative, les rapports du Défenseur des droits tombent rapidement dans l’oubli.

Depuis ces derniers mois, la mobilisation des « gilets jaunes » a donné lieu à une répression policière inédite stigmatisée par le Parlement européen et par des experts de l’ONU. Avec William Bourdon et Céline Mokrane, nous avions également saisi le Défenseur des droits sur les conditions d’interpellations préventives en janvier 2019. Nous avons pris cette initiative car le Défenseur des droits est aujourd’hui le gardien du droit face à des politiques gouvernementales, à l’image des déclarations de Bernard Cazeneuve, qui le considèrent comme un obstacle majeur. C’est notamment lui qui, depuis plusieurs années, demande l’interdiction du LBD 40 dans le cadre des opérations du maintien de l’ordre alors que, comme pour le contredire, plus de 13 000 tirs ont été effectués depuis le début du mouvement des gilets jaunes, comme l’annonçait Laurent Nuñez au Sénat le 7 mars 2019.

Le Défenseur des droits joue un rôle démocratique primordial car il participe à désidéologiser les questions relatives aux droits fondamentaux. Il existe en effet toujours une tentation pour les dirigeants de ramener le débat à des considérations politiques là où seul le droit devrait importer, comme sur les questions migratoires.

Le regret réside moins dans l’absence de pouvoir contraignant du Défenseur des droits que dans l’incapacité de nos dirigeants à mettre en application les recommandations contenues dans ses rapports. Cela est d’autant plus avéré lorsque ces dernières incriminent la tête de l’État et non des administrations subordonnées qui peuvent être plus enclines à s’y conformer. La résistance de l’État est d’autant plus regrettable que le Défenseur des droits tire ses pouvoirs de la Constitution et qu’il s’intègre ainsi dans le système institutionnel de contrôle de l’administration. Le gouvernement n’a donc aucune raison de se libérer de ses recommandations sans même s’en expliquer.

Les rapports du Défenseur des droits sont bien souvent des « bouffées d’oxygène » pour les libertés fondamentales, mais le fait qu’ils ne soient pas toujours suivis d’effets affaiblit la force du droit et alimente une logique de déviance vis-à-vis de ceux qui nous gouvernent. Or le Défenseur des droits a précisément pour fonction d’établir et de faciliter une relation entre l’administré et l’État et non de révéler les ruptures qui les désuniraient.