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Le droit en débats

Les défis de la construction face au coronavirus : analyse critique de l’ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020

Voilà plus de trois semaines maintenant qu’une épidémie dévastatrice sillonne notre pays. Elle détruit des vies, terrasse notre économie et, dans une mesure qu’il ne faut pas non plus sous-estimer, met à l’épreuve l’ensemble de notre système juridique. Ce triptyque ne doit rien au hasard : sauvegarder la vie et préserver l’économie poursuivent souvent des logiques contradictoires. Il revient alors au droit de les concilier. 

Par Gatien Casu et Stéphane Bonnet le 02 Avril 2020

Tel est bien l’objectif poursuivi par le gouvernement qui, procédant aux premiers arbitrages, a su réagir en quelques jours et adopter près d’une trentaine d’ordonnances. La tâche était si difficile que le résultat est nécessairement perfectible. Ainsi en est-il du domaine de la construction où la tension entre la logique sanitaire et la logique économique s’est fait sentir dès le début de la crise et qui, pourtant, peine à trouver dans les mesures adoptées l’espoir que leur annonce avait suscité.

La logique sanitaire : Dès l’annonce des premières mesures de « confinement », la sauvegarde de la santé des ouvriers devait conduire les principales organisations syndicales du secteur de la construction à demander au gouvernement une suspension généralisée de l’ensemble des chantiers. Certains maîtres d’ouvrage ont d’ailleurs pris de leur propre initiative des ordres de service de fermeture. Comment assurer la sécurité et la santé des travailleurs lorsque la poursuite du chantier est subordonnée à une coactivité des entreprises ? Comment respecter les « mesures barrière » élémentaires lorsque le chantier s’apparente à une fourmilière à ciel ouvert ?

La logique économique : Souhaité par les uns, l’arrêt des chantiers était au contraire redouté de beaucoup d’autres. Car si la logique sanitaire devait justifier un arrêt des chantiers, la logique économique devait quant à elle motiver leur maintien. Outre les problématiques habituelles liées à tout arrêt d’activité (chômage des salariés, faillite des entreprises), le secteur de la construction présente cette spécificité que les immeubles promis doivent être réalisés dans des délais précisément établis. Tout retard de l’entreprise peut faire l’objet de sanctions au bénéfice du maître d’ouvrage, lequel est parfois lui-même tenu de respecter des délais de livraison vis-à-vis de ses acquéreurs. Prendre l’initiative de suspendre son activité (pour l’entreprise) ou de fermer le chantier (pour le maître d’ouvrage), c’est aussi prendre le risque de devoir assumer, in fine, les conséquences financières des retards de livraison.

La réaction législative : Face à ce conflit de logiques, il était important que le gouvernement intervienne. Il ne s’agissait pas seulement d’arbitrer les enjeux, mais aussi et surtout d’aider les acteurs de la construction à relever les défis auxquels ils allaient être nécessairement confrontés. Le moyen de son action était inéluctable : c’est la voie juridique qui fut choisie pour concilier l’inconciliable et adapter la vie quotidienne de chacun à cette situation pour le moins exceptionnelle.

Dûment habilité, le gouvernement a adopté vingt-six ordonnances balayant tous les pans de la vie personnelle et économique. L’une d’elles focalise l’attention des acteurs de la construction en raison de ses répercussions sur le secteur tout entier : « l’ordonnance n° 2020-306 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période ».

C’est un euphémisme de dire que cette ordonnance a été accueillie avec la plus grande circonspection. À sa lecture, ce sont plutôt la déception et l’inquiétude qui ont gagné l’ensemble de la filière. En effet, les mesures adoptées dans l’urgence restent timorées, quand certaines ne s’avèrent pas manifestement contre-productives.

Évidemment, il ne s’agit pas de jeter la pierre à ceux qui ont œuvré jour et nuit dans des conditions d’urgence qu’il ne faut surtout pas oublier. Le proverbe est bien connu : la critique est facile, mais l’art, lui… L’objet de cette analyse critique est davantage constructif. Il s’agit d’inviter le gouvernement, nourri du temps de la réflexion, à adapter au domaine particulier de la construction les mesures générales adoptées dans l’urgence.

Les acteurs de la filière en ont bien besoin, au regard des défis que cette épidémie les oblige à surmonter. Construire en période de confinement relève d’un parcours du combattant. Les embûches sont partout. Il est indispensable que, tout en garantissant la santé des travailleurs, le gouvernement aide les acteurs de la construction à les dépasser. Les obstacles sont nombreux, et cela, quel que soit le stade d’avancement du projet, que les programmes soient encore en phase d’étude (I) ou qu’ils soient déjà entrés en phase de réalisation (II).

I. En phase d’études

La construction d’un immeuble est le produit d’une mécanique complexe dont chaque acteur constitue un rouage essentiel. Il est indispensable que, par ses mesures, le gouvernement évite que cette mécanique bien huilée ne se grippe.

Il faut impérativement, d’une part, assurer la continuité des relations entre les maîtres d’ouvrage et l’administration (A) et, d’autre part, sécuriser les relations contractuelles tissées entre les acteurs privés (B).

A. Les relations à l’administration

Toute construction d’ampleur est subordonnée à l’octroi d’autorisations administratives. Celles-ci sont délivrées par des services dont l’organisation est également touchée de plein fouet par l’épidémie.

Afin de pallier cette situation, le gouvernement a pris une série de mesures (1) dont on sait déjà que, sauf à être modifiées (2), elles auront des conséquences durablement néfastes sur l’ensemble du secteur de la construction.

1. État du droit positif

L’octroi de l’autorisation : L’ordonnance contient un article 71 particulièrement dense, formulé de manière générale, mais dont l’application à la délivrance des autorisations d’urbanisme ne fait aucun doute.

En substance, cet article distingue selon que l’autorisation aura été sollicitée avant ou après le 12 mars 2020. Les délais d’instruction des autorisations d’urbanisme déposées avant le 12 mars et en cours d’instruction à cette date sont suspendus jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois suivant la date de cessation de l’urgence sanitaire. Cette suspension s’applique également aux délais dont disposent les collectivités pour solliciter des pièces complémentaires dans les dossiers de demande de permis ou de déclaration préalable.

L’instruction des autorisations d’urbanisme déposées après le 12 mars est quant à elle reportée jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire.

Les recours contre les autorisations : Les délais de recours contre les autorisations d’urbanisme sont quant à eux interrompus à compter du 12 mars 2020. En effet, l’article 2 de l’ordonnance dispose que toute « action en justice […] prescrit[e] par la loi ou le règlement à peine de nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription […] et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l’article 1er sera réputé avoir été fait à temps s’il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois ».

Cela signifie, pour prendre un exemple concret, qu’une autorisation d’urbanisme affichée sur le terrain à compter du 25 janvier 2020 et dont le délai de recours devait expirer le 26 mars 2020 pourra être attaquée en justice jusqu’à l’expiration d’un délai de deux mois à compter de la fin de la « période juridiquement protégée » (fixée à l’heure actuelle au 25 juin 2020).

2. Droit prospectif

De l’avis des principaux intéressés, les mesures prises par le gouvernement sont de nature à plonger le secteur de la construction dans un profond abîme.

Il faut dire que le permis de construire constitue le point névralgique de toute opération de construction. C’est à compter de sa délivrance et de sa purge que l’opération prend corps, alors qu’elle demeurait jusqu’alors mâtinée d’incertitudes.

Dès lors, la décision de reporter les recours contre les autorisations d’urbanisme et celle de suspendre leur instruction durant la période d’épidémie va nécessairement geler toute opération nouvelle jusqu’à la fin de l’année 2020. Aucun permis ne sera délivré avant le 25 juin 2020 et ce n’est qu’une fois ces derniers devenus définitifs que les promoteurs pourront acheter le foncier et entrer en voie de commercialisation… en espérant que la précommercialisation ne soit pas, elle-même, nécessaire à l’achat du terrain.

Aussi paraît-il nécessaire de réfléchir à un moyen de déroger aux règles posées par l’ordonnance pour le domaine sensible de la construction.

Certes, l’on peut comprendre que les décisions implicites d’acceptation soient suspendues. Le mécanisme est dangereux dans les circonstances actuelles où l’étude de l’ensemble des demandes d’autorisation est matériellement impossible. Il ne faut pas que l’épidémie vienne créer un effet d’aubaine.

En revanche, ne serait-il pas possible d’assurer une continuité dans l’étude et la délivrance des autorisations d’urbanisme ? On sait que la dématérialisation devait être effective dans toute commune de plus de 3 500 habitants à compter de 2022. N’est-ce pas le moment d’aider ces collectivités à se réformer avant l’heure, non seulement pour assurer la continuité du service public, mais aussi pour préparer la sortie de la période d’urgence sanitaire ?

D’ailleurs, cette préparation pourrait justifier de limiter les mesures de suspension à la stricte durée de l’urgence sanitaire, et non à cette durée assortie d’un délai de latence d’un mois (appelée « période juridiquement protégée »).

Enfin, s’agissant des recours contre les permis de construire : pourquoi ne pas prévoir une simple suspension à l’encontre des permis qui ont été affichés avant le début de l’épidémie ? Un permis affiché le 12 février ne pourrait plus être attaqué que pendant un délai d’un mois à compter de la fin de la période juridiquement protégée.

Les mesures prises par le gouvernement appliquées à l’urbanisme auront donc un retentissement important, obligeant le secteur de la construction à l’inertie pendant plusieurs mois et renvoyant au début d’année 2021 la mise en œuvre de nouveaux projets de construction.

Certes, ce report peut paraître anodin au regard de la situation que nous vivons à l’heure actuelle, mais ses conséquences, majeures, se trouvent amplifiées par d’autres mesures plus problématiques encore. En effet, l’épidémie vient heurter de plein fouet les relations contractuelles des intervenants à l’acte de construire. Et là, c’est l’existence même des projets qui risque d’être mise à mal.

B. Les relations contractuelles

L’épidémie de coronavirus est susceptible de remettre en cause des projets de construction pourtant bien engagés.

En effet, la phase d’études est souvent une phase d’incertitude. Tant que tous les voyants ne sont pas « au vert », le promoteur ne sait si son projet verra le jour, pas davantage d’ailleurs que le particulier ne sait s’il pourra finalement construire la maison de ses rêves sur le terrain qu’il vient d’acquérir. Les relations contractuelles se nouent, certes, mais les parties ne sont pas définitivement liées. Leur situation reste précaire, suspendue à la réalisation de certains (et parfois nombreux) événements dans un délai déterminé. Or l’épidémie du coronavirus vient jouer les trouble-fête en faisant obstacle à la réalisation de ces événements. Malheureusement, les dispositions de l’ordonnance ne permettent pas, en l’état, d’assurer la pérennité de ces situations (1). Une légère modification textuelle permettrait pourtant de pallier ces désagréments (2).

1. Le droit positif

Promesses unilatérales de vente : Lorsqu’il se positionne pour l’achat d’un terrain, le promoteur a rarement l’absolue certitude que le projet sera mené à son terme. Telle est la raison pour laquelle il se ménage la possibilité de renoncer en signant une simple promesse unilatérale de vente.

La levée de l’option est néanmoins enfermée dans un délai déterminé qui peut bien tomber durant la période d’urgence sanitaire. Lorsque cette option doit être levée dans des formes particulières qui ne peuvent être accomplies, le risque est alors que, faute de prorogation conventionnelle, le promettant recouvre sa liberté et que le promoteur bénéficiaire perde l’indemnité d’immobilisation qu’il avait préalablement versée.

Malheureusement, aucune disposition prise par le gouvernement n’est à même de pallier cette difficulté.

Certes, l’article 2 de l’ordonnance prévoit que « tout acte […] prescrit par la loi ou le règlement à peine de […] caducité ou […] déchéance d’un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l’article 1er sera réputé avoir été fait à temps s’il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois ». Or la levée d’option ne constitue-t-elle pas un acte prescrit à peine de déchéance d’un droit ? Si la question se pose, il semble pourtant inutile d’apporter la moindre réponse. Car, quand bien même la levée d’option constituerait-elle un acte prescrit à peine de déchéance d’un droit, cet acte n’est en aucun cas « prescrit par la loi où le règlement », mais par les stipulations contractuelles.

Certes, l’article 4 aménage cette fois les relations contractuelles des parties. Toutefois, son champ d’application reste limité à des clauses précisément définies. En effet, seules sont visées les astreintes, les clauses pénales, les clauses résolutoires et les clauses prévoyant une déchéance « lorsqu’elles ont pour objet de sanctionner l’inexécution d’une obligation dans un délai déterminé ». Or, à supposer que la levée d’option soit exigée à peine de déchéance d’un droit, cette sanction découle de l’inexécution d’une simple faculté, non de celle d’une obligation.

Force est donc de constater qu’aucune disposition ne vient suspendre les délais contractuels prévus pour la levée d’une option.

Les conditions suspensives : La réflexion qui vient d’être développée au sujet des promesses unilatérales peut être généralisée. Que le promoteur contracte une promesse unilatérale ou une promesse synallagmatique, celle-ci est toujours signée sous diverses conditions suspensives (obtention d’un permis de construire définitif, obtention d’un prêt, éviction d’un locataire, clause d’interdépendance lorsque le projet est assis sur des parcelles appartenant à des propriétaires différents). La logique est identique s’agissant des contrats de construction de maisons individuelles dont on sait qu’ils sont généralement conclus sous conditions suspensives de l’acquisition définitive du terrain, de l’obtention d’un prêt, de la fourniture de l’assurance dommages ouvrage ou de la garantie de livraison…

En raison de l’épidémie, ces conditions suspensives ne peuvent être réalisées : il est impossible d’obtenir l’autorisation d’urbanisme dont l’instruction est suspendue ou de réitérer l’achat du terrain par acte authentique faute pour la plupart des notaires d’instrumenter en période d’épidémie. La réalisation de ces conditions est pourtant enfermée dans un délai précis, l’existence d’une date butoir étant même imposée par l’article L. 231-4 du code de la construction et de l’habitation dans l’hypothèse d’un contrat de construction de maison individuelle (CCMI). Nombre de conditions risquent donc de défaillir, avec cette conséquence radicale prescrite par l’article 1304-6, alinéa 3, du code civil : « l’obligation est réputée n’avoir jamais existé ».

Pour les mêmes raisons que celles évoquées plus haut, le dispositif adopté par le gouvernement laisse à l’abandon ces situations pourtant préoccupantes.

Promesses unilatérales de vente et conditions suspensives : L’exemple topique du désarroi actuel est celui pourtant banal d’une promesse unilatérale de vente signée sous condition suspensive d’obtention d’un permis de construire définitif. Dans cette hypothèse, l’événement érigé en condition est suspendu par application de l’article 7 de l’ordonnance, mais le délai d’option ou de réitération, lui, reste fixe… avec cette conséquence inexorable que nombre de promesses seront purement et simplement privées d’effet puisque, faute de prorogation conventionnelle (qui n’est jamais acquise), la condition aura défailli.

Il faut donc espérer que les contractants auront paré à toute éventualité et qu’une clause de prorogation automatique aura été insérée au contrat, au moins s’agissant de l’accomplissement des formalités prévues par la loi. Faute d’en avoir la certitude, on préférera proposer une modification textuelle permettant de sécuriser les opérations en cours.

2. Le droit prospectif

L’épidémie entraîne un effet particulier : elle suspend le temps ! Tel est bien le but du confinement qui nous oblige à stopper notre activité pour enrayer la propagation du virus. Le problème est qu’en dehors des hypothèses réglées par le gouvernement, le temps du droit, lui, continue de courir.

La seule mesure à même de résoudre cette difficulté consiste à suspendre le cours des délais prescrits, légalement ou contractuellement, à peine d’une sanction quelconque.

Ainsi, le délai de réalisation d’une condition suspensive, comme le délai de levée d’option, devrait être suspendu le temps de la « période juridiquement protégée », laissant à chacun la possibilité de reprendre, ensuite, le cours de ses affaires là où il les avait laissées.

Certes, on dira qu’il n’est pas du rôle du législateur de régir les effets à venir des contrats en cours d’exécution. Mais, à dire vrai, quelle norme pourrait bien lui faire obstacle ? L’article 2 du code civil ? Mais une loi spéciale peut déroger à une loi générale. La Constitution ? Mais aucune disposition constitutionnelle ne vient interdire l’application d’une loi nouvelle aux effets des contrats en cours. L’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme ? Mais quand bien même cette stipulation serait applicable, les circonstances ne viendraient-elles pas justifier l’atteinte portée aux prévisions des parties ?

II. La phase de réalisation

L’épidémie du coronavirus constitue également un facteur de désorganisation des chantiers en cours d’exécution. Là, deux problématiques doivent être abordées, sans pour autant que le propos épuise un sujet d’une redoutable complexité.

Le premier problème est évidemment celui de la poursuite d’activité. En l’absence de décision franche du gouvernement interdisant la poursuite des chantiers, comment concilier l’inconciliable : construire en période d’épidémie… tout en préservant la santé et la sécurité des travailleurs (A).

De cette première problématique en découle une seconde, tout aussi redoutable : sur qui devra peser, en définitive, le retard pris dans l’exécution de l’ouvrage ? (B)

A. La construction

Dès l’intervention télévisée du président de la République, la question s’est posée de savoir s’il fallait, ou non, stopper les chantiers.

Les chantiers poursuivis : D’un côté, les mesures de confinement suggéraient que le virus devait être pris au sérieux et que la santé de chacun pouvait être compromise. Toutefois, les recommandations gouvernementales allaient dans le sens d’une poursuite de l’activité présentielle lorsque le télétravail était impossible. Cette dernière déclaration semblait exclure que l’épidémie soit véritablement constitutive d’un cas de force majeur, faute d’irrésistibilité. La ministre du travail déclarait d’ailleurs, le 19 mars, que les entreprises refusant de poursuivre leurs chantiers faisaient preuve de « défaitisme », déclaration qui n’a pas manqué de provoquer la colère des organisations représentatives de la filière. Car, en effet, on voit mal comment les gestes barrière peuvent bien être respectés sur un chantier en coactivité, où des réunions périodiques doivent se tenir en présence de l’ensemble des entreprises concernées par les travaux en cours.

Depuis, un accord a été trouvé quant à la publication d’un « guide des bonnes pratiques » sous l’égide de l’OPPBTP. Toutefois, une semaine est déjà passée et ce guide, dont la publication devait être imminente, se fait encore attendre. Sans doute est-ce le signe de la difficulté de la tâche. Car, en effet, les questions sont nombreuses, à commencer par celle de la personne débitrice de la mise en œuvre et du contrôle du respect de ces recommandations : le maître de l’ouvrage en tant que garant de la santé et la sécurité des personnes travaillant sur le chantier ? L’entreprise, en tant que gardienne du chantier ? Le coordinateur SPS ? La maîtrise d’œuvre d’exécution ? C’est finalement le rôle de l’ensemble des acteurs de la construction qui pourrait être touché. On comprend donc les tergiversations.

Les chantiers stoppés : L’arrêt du chantier n’est pas, non plus, sans poser de question. En effet, qu’en est-il, alors, de la garde du chantier ? On sait qu’en cours d’exécution, sa garde est transférée aux entreprises intervenantes jusqu’à ce que les opérations de réception soient effectuées. Nonobstant cette règle, nombre d’entreprises ont déclaré au maître de l’ouvrage qu’elles stoppaient leur intervention et lui rendaient la garde du chantier.

De telles initiatives paraissent évidemment contestables si le refus d’intervention de l’entreprise résulte d’un choix de sa part. Mais il est possible, aussi, que l’entreprise ne puisse plus intervenir sur le chantier parce que son personnel est malade ou parce qu’elle n’arrive plus à s’approvisionner en matériaux.

Dans une telle hypothèse, qui détient la garde du chantier ?

Certains pourraient considérer que la règle habituelle ne se justifie que parce que les entreprises ont matériellement « l’usage, la direction et le contrôle » de l’ouvrage, selon la terminologie consacrée. Par conséquent, en cas d’impossibilité d’intervention, les entreprises n’auraient plus à assumer cette charge.

D’autres, dont nous faisons partie, considéreront plutôt que l’impossibilité pour l’entreprise de réaliser sa prestation n’a pour seule conséquence que de suspendre son obligation principale (construire), sans pour autant la décharger des obligations accessoires qui peuvent encore être réalisées (telles la sécurisation et la garde du chantier).

La question est d’autant plus sensible que les enjeux sont importants. Ces derniers tiennent évidemment aux risques afférents à cette garde (dommages causés à l’ouvrage ou par l’ouvrage), particulièrement lorsqu’aucune assurance « tout risque chantier » n’a été souscrite.

Sur ces deux points, encore, on espère une clarification rapide de la part des instances dirigeantes. Le but, une fois encore, est de concilier « continuité », « sécurité » et « sérénité ».

B. La livraison

Une fois l’épidémie passée, il faudra encore faire les comptes ! On sait, en effet, que les ouvrages promis doivent être réalisés dans des délais précisément établis. Tout retard de l’entreprise peut faire l’objet de sanctions au bénéfice du maître d’ouvrage, lequel est parfois lui-même tenu de respecter des délais de livraison vis-à-vis de ses acquéreurs. La question, inéluctable, est déjà sur toutes les lèvres : qui devra, in fine, supporter le poids du retard accumulé ?

Une lecture cursive de l’article 3 de l’ordonnance du 25 mars pourrait laisser croire que le problème a bien été traité par le gouvernement (1). En réalité, il n’en est rien ! La situation est toute aussi dramatique aujourd’hui qu’elle l’était hier, rendant nécessaire un amendement du texte déjà adopté (2).

1. Le droit positif

L’article 4 de l’ordonnance du 25 mars dispose que « […] les clauses pénales, […] lorsqu’elles ont pour objet de sanctionner l’inexécution d’une obligation dans un délai déterminé, sont réputées n’avoir pas pris cours ou produit effet, si ce délai a expiré pendant la période définie au I de l’article 1er.

Ces […] clauses produisent leurs effets à compter de l’expiration d’un délai d’un mois après la fin de cette période si le débiteur n’a pas exécuté son obligation avant ce terme. Le cours des astreintes et l’application des clauses pénales qui ont pris effet avant le 12 mars 2020 sont suspendus pendant la période définie au I de l’article 1er ».

Cet article doit être lu avec la plus grande attention. En effet, loin de suspendre l’obligation de réceptionner ou livrer dans les délais, il ne s’attaque qu’à la sanction de cette obligation : les pénalités de retard. Mieux, ces pénalités ne sont suspendues que si le délai de livraison était déjà échu ou échoit durant la période d’urgence sanitaire.

Cette solution est doublement critiquable :

• D’une part, elle revient parfois à privilégier les réceptions ou livraisons qui devaient s’opérer durant la période d’urgence sanitaire par rapport à celles qui devaient s’effectuer immédiatement après.

Par exemple, si la réception ou la livraison devait intervenir au plus tard le 31 mars 2020, l’effet de la clause pénale sera suspendu jusqu’au 25 juillet 2020 (pour une fin d’urgence sanitaire le 25 mai). Mais si la réception ou la livraison devait intervenir au plus tard le 30 juin 2020 (c’est-à-dire après l’urgence sanitaire), le débiteur devra les pénalités à compter de cette date !

• D’autre part, et quand bien même la clause pénale serait suspendue, il n’empêche que le débiteur reste tenu de livrer dans les délais. La suspension de la clause pénale ne fait pas obstacle à ce que le créancier demande réparation sur le fondement du droit commun. Certes, il devra prouver la réalité de son préjudice, mais sauf pour le débiteur à opposer une cause de prorogation contractuelle, sa responsabilité pourra tout de même être engagée.

En définitive, la mesure adoptée ne présente que peu d’intérêt. Aussi semble-t-il nécessaire d’aller plus loin et de proposer une suspension de l’obligation de construire ou livrer dans les délais en elle-même, et pour la durée de l’épidémie.

2. Le droit prospectif

La suspension de l’obligation de construire ou de livrer dans les délais apparaît comme étant la solution la plus raisonnable.

En l’absence d’une telle mesure, il ne fait aucun doute que les acteurs de la construction vont dépenser toute leur énergie à constituer des dossiers afin de pouvoir démontrer, en cas de besoin, que le retard n’est pas de leur fait. L’entreprise tentera de démontrer que l’arrêt du chantier a été décidé par le maître de l’ouvrage ou que la suspension de son intervention était justifiée par un cas de force majeure. Le vendeur d’immeuble à construire, auquel ses clients pourraient demander indemnisation, démontrera que le retard est dû à la défaillance des entreprises sur le chantier. Bref, autant d’énergie qu’il serait profitable de diriger vers l’avenir, plutôt que l’épuiser dans la preuve d’un passé révolu.

Il faut donc suspendre ! Pour autant, une mesure générale de suspension des délais durant l’épidémie n’est pas, non plus, acceptable. Il faut songer à la protection des acquéreurs et veiller à ce que certains vendeurs ne profitent de cette suspension pour s’exonérer d’une responsabilité pourtant bien établie. Aussi, cette cause de suspension ne pourrait être invoquée par le débiteur qu’à la condition de rapporter la preuve que l’épidémie a gravement désorganisé la poursuite du chantier. Cette preuve pourrait être administrée au moyen d’attestations réalisées par les entreprises, la maîtrise d’œuvre d’exécution ou encore le coordonnateur SPS.

L’utilité de cette suspension légale serait double :

• D’une part, elle viendrait au secours de tous les constructeurs ou vendeurs dont les contrats ne prévoient d’autre cause de prorogation des délais d’exécution que les causes habituelles (intempéries, cause étrangère). On sait que ces clauses ne sont pas systématiques (notamment la défaillance des entreprises), quand elles ne sont pas purement et simplement interdites (CCMI).

• D’autre part, elle permettrait de couper court à toute discussion sur le bénéfice de la suspension et, surtout, sur sa durée.

Conclusion générale : L’épidémie à laquelle nous sommes confrontés constitue un défi majeur pour l’ensemble de la filière construction. L’épidémie suspend le temps de nos vies, cependant que le temps du droit continue de courir. Il y a là un décalage qui nécessite une intervention législative ou gouvernementale franche et déterminée. L’ordonnance n° 2020-306 adoptée le 25 mars dernier s’est malheureusement arrêtée au milieu du gué, laissant les acteurs de la construction dans une position plus qu’inconfortable. Il faut espérer maintenant que l’ouvrage soit remis sur le métier.

 

 

Note : 

1. « […] les délais à l’issue desquels une décision, un accord ou un avis de l’un des organismes ou personnes mentionnés à l’article 6 peut ou doit intervenir ou est acquis implicitement et qui n’ont pas expiré avant le 12 mars 2020 sont, à cette date, suspendus jusqu’à la fin de la période mentionnée au I de l’article 1er. Le point de départ des délais de même nature qui auraient dû commencer à courir pendant la période mentionnée au I de l’article 1er est reporté jusqu’à l’achèvement de celle-ci. Les mêmes règles s’appliquent aux délais impartis aux mêmes organismes ou personnes pour vérifier le caractère complet d’un dossier ou pour solliciter des pièces complémentaires dans le cadre de l’instruction d’une demande ainsi qu’aux délais prévus pour la consultation ou la participation du public. »