Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Le droit en débats

Le « délit de solidarité » est un délit politique

Entre le 8 et le 9 novembre 2018, les « Sept de Briançon » ont été jugés par le tribunal de grande instance de Gap pour le délit d’aide à l’entrée irrégulière, plus communément appelé « délit de solidarité » avec la circonstance que les faits auraient été commis en bande organisée. Pour avoir voulu dénoncer les violations des droits de l’homme à la frontière italienne, ils encourent jusqu’à dix ans d’emprisonnement et 750 000 € d’amende. Le délibéré sera rendu le 13 décembre 2018.

Par Vincent Brengarth le 14 Novembre 2018

Ce procès, auquel j’ai participé dans les rangs de la défense, aura mis en exergue le caractère éminemment politique du « délit de solidarité ». Les faits reprochés s’inscrivent dans un contexte marqué par des violations persistantes des droits de l’homme sur les migrants à la frontière italienne, notamment confirmées par le rapport du 19 juin 2018 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme. Cette dernière dresse en effet « un constat sévère sur une volonté politique de bloquer les frontières au détriment du respect du droit à la vie et à l’intégrité physique des personnes migrantes ». Dès lors et en de pareilles circonstances, de quel côté se situe réellement l’intérêt de la collectivité qu’est censé représenter le parquet dans un territoire où les droits des migrants sont ignorés ? Que vise réellement à protéger le « délit de solidarité », pour justifier que des personnes risquent, au nom de l’engagement qu’elles portent et de la réalité d’une situation locale, d’être privées de liberté ?

Le délit d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers a su résister au temps et à un certain nombre de modifications successives. Il trouve son origine dans un décret-loi adopté sous le gouvernement Daladier, du 2 mai 1938 dans un climat empreint de xénophobie. La Libération n’aura pas raison de son existence, puisqu’il sera repris dans l’article 21 de l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France. L’ordonnance n° 2004-1248 du 24 novembre 2004 l’intégrera dans ce qui constitue aujourd’hui encore son foyer : le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
En 2003, le législateur prévoira cependant une nouvelle cause d’immunité, venant s’ajouter aux immunités familiales (notamment au profit des ascendants ou descendants de l’étranger, de leur conjoint, des frères et sœurs de l’étranger ou de leur conjoint), pour motif humanitaire mais strictement limitée à l’aide au séjour irrégulier et ne concernant donc pas l’aide à l’entrée ou à la circulation.

Le Conseil constitutionnel a récemment eu à se prononcer sur la conformité du délit à la Constitution « Les neuf Sages », s’inspirant de la devise « Liberté, Égalité, Fraternité », reconnaîtront la valeur constitutionnelle de ce dernier principe dans leur décision n° 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018 (Dalloz actualité, 10 juill. 2018, obs. E. Maupin isset(node/191586) ? node/191586 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>191586). Le Conseil a jugé que l’exemption pénale humanitaire était nécessaire pour les actes d’aide à la circulation irrégulière. Outre qu’il ne fait aucunement disparaître le « délit de solidarité », dont il conforte au contraire la conformité, le Conseil n’étend donc toujours pas l’exemption humanitaire à l’aide à l’entrée irrégulière.

Le délit d’aide à l’entrée irrégulière une fois de plus survit et, avec lui, l’ensemble des considérations politiques auxquelles il obéit. La démonstration en sera faite ci-dessous.

En droit pénal, les infractions se définissent généralement par rapport à des « valeurs sociales protégées ». Pour illustrer le propos, la « valeur sociale » protégée par l’infraction d’homicide est ainsi la vie, celle protégée par l’infraction de vol est la propriété.

C’est à travers l’universalité de ces « valeurs sociales », qui sont hiérarchisées, que le ministère public peut prétendre représenter la société dans son entier, puisque le contrat qui les lie se retrouve rompu lorsqu’elles sont atteintes. Comme le rappelle le Professeur Yves Mayaud, toute incrimination « poursuit un objectif de protection, à savoir la sauvegarde d’un intérêt supérieur pour la pérennité des relations sociales : vie, intégrité physique, propriété, foi publique… ».

Pourtant, rien ne permet d’être catégorique sur la valeur sociale protégée par le délit d’aide à l’entrée irrégulière. En réalité, l’infraction n’est pas considérée comme une bienveillance envers des migrants, qui pourraient être exploités par des réseaux mal intentionnés, mais plutôt comme étant relative à la protection de l’ordre public au travers de la frontière. À cet égard, le délit est intégré dans une partie du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile relative aux contrôles. La « valeur sociale » est ainsi purement abstraite et presque administrative mais, plus encore, fonction de la politique migratoire exercée par un gouvernement dont la sensibilité politique évolue.

La « valeur sociale » protégée par le « délit de solidarité » n’est ainsi, contrairement à la majorité des infractions, pas intangible mais aléatoire parce qu’en lien avec la conception du fait migratoire par la puissance publique.

Cette question est donc directement en lien avec la gestion des frontières nationales. Pour ces dernières, les contrôles ont en théorie été abolis en application des principes de Schengen et de libre circulation au sein de l’Union européenne. Ils ont pourtant revu le jour afin de sécuriser la conférence « Paris Climat 2015 », et été maintenus au nom de la menace terroriste. La dernière dérogation a prolongé les contrôles aux frontières jusqu’au 30 avril 2019.

Ce rétablissement des contrôles dans le cadre spécifique de la menace terroriste ne devrait en théorie par conduire à une plus forte criminalisation de l’aide à l’entrée irrégulière, sauf à admettre que sa finalité est effectivement en lien avec l’immigration.

La « valeur sociale protégée » par le « délit de solidarité » fait d’autant plus débat qu’à la frontière italienne, c’est la vie des migrants qui est jeu. On oppose ainsi la protection purement fictive d’une frontière, en contradiction avec la libre circulation, à la « valeur sociale » de la vie des exilés. Trouve ainsi sa place dans l’arsenal pénal une infraction totalement évolutive qui est au service d’une politique migratoire aveugle. Sa répression s’exerce à travers un parquet sous la hiérarchie du garde des Sceaux.

Dans ces conditions, l’on peut légitimement s’interroger sur le sens de l’infraction d’aide à l’entrée irrégulière. Outre le fait qu’elle nie les accords Schengen, elle protège une « valeur sociale » non seulement spéculative mais, plus encore, fluctuante. Au même moment pourtant, les droits des migrants sont bafoués.

Définitivement donc, la répression de la solidarité procède d’une interversion des valeurs entraînées par des considérations politiques. L’exposé des motifs du nouveau code pénal prévoyait que « pour exprimer les valeurs de notre temps, le nouveau code pénal doit être un code humaniste, un code inspiré par les droits de l’homme ». Le « délit de solidarité », bien que dans un code distinct, ne devrait pas y déroger.