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Le droit en débats

Le dérapage narcissique de l’avocat général

Par Christine Matray le 12 Décembre 2018

Un tragique fait divers

Jacqueline Sauvage avait partagé pendant 47 ans la vie d’un homme qu’elle aimait mais qui, avec le temps, avec l’alcool, était devenu son tortionnaire et le violeur de deux de leurs trois filles. Le 10 septembre 2012, après avoir été une fois de plus l’objet de violences, Jacqueline Sauvage abattit son mari de trois coups de fusil dans le dos. À l’issue d’un premier procès, elle fut condamnée pour meurtre le 28 octobre 2014 à dix ans de réclusion criminelle par la cour d’assises d’Orléans. En appel, devant la cour d’assises du Loir-et-Cher, des proches du couple témoignèrent de ce que, selon eux, « cette histoire devait finir mal », mais ils s’étaient sentis « impuissants à prévenir un drame ». L’impuissance, c’était aussi ce que les jeunes filles avaient ressenti, notamment lorsque l’une d’elle s’était vainement confiée à la police. Impuissance, un mot qui revient en leitmotiv dans les affaires de ce genre.

En France, 130 femmes environ succombent tous les ans sous les coups de leur mari. Les avocates de Jacqueline Sauvage plaidèrent un geste de désespoir absolu et parfaitement proportionné à la menace de mort qui pesait sur l’accusée et ses filles. Elles imaginèrent de plaider « une légitime défense différée ». Vainement. La condamnation de leur cliente fut confirmée.

Une mobilisation de l’opinion publique

Abondamment relayée par les médias, l’affaire donna lieu à une large mobilisation de l’opinion publique. On s’émut de la sévérité avec laquelle Jacqueline Sauvage avait été traitée par la justice. Elle devint l’icône des femmes exposées en France à des violences conjugales. Le réquisitoire de l’avocat général fut l’objet de critiques particulièrement acerbes. Au premier rang de celles et de ceux qui contestèrent la décision de justice surgit une députée, Valérie Boyer qui, à la tribune du Parlement, interpella le Premier ministre pour que celui-ci appuie auprès du président de la République une demande de grâce. Quatre-vingt parlementaires la soutinrent dans sa campagne. Une pétition recueillit 434 000 signatures. La grâce présidentielle fut finalement accordée le 28 décembre 2016 et Jacqueline Sauvage fut remise en liberté.

Inspirée par cette douloureuse affaire, la chaîne française TF1 réalisa un téléfilm intitulé « C’était lui ou moi »1. Muriel Robin y livra une magistrale interprétation de Jacqueline Sauvage. Il faut en convenir, la lecture des événements et du procès lui était incontestablement favorable.

La colère de l’avocat général

L’avocat général Frédéric Chevallier avait soutenu en appel l’accusation devant la cour d’assises. Il supporta mal ce grand fracas populaire dans lequel il était mis en cause. Il confessera à la journaliste Vanessa Schneider du journal Le Monde2 qu’il avait trouvé intolérable cette levée de boucliers, cet « emballement de l’opinion qui ne venait de nulle part », ce parti pris intolérable en faveur d’une meurtrière et, plus encore, cette faveur présidentielle que, grincera-t-il, le Président Hollande eut le mauvais goût d’accorder le jour de la fête des Saints Innocents. Il expliquera qu’il était « tombé des nues » en lisant la presse, laquelle avait débité « des monuments de conneries (sic) ». Voilà qui justifiait qu’il entreprît son propre combat médiatique car, s’interrogea-t-il, « la vérité judiciaire devait-elle devenir invisible et passer sous la ligne de flottaison ? ». Mais il l’admit : c’est finalement la diffusion du téléfilm de TF1 qui le fit « sortir de ses gonds » pour bondir sur sa plume.

La lettre

Le 4 octobre 2018, quelques jours après cette diffusion, Le Monde publiait une lettre de l’avocat général Chevallier par laquelle il s’en prenait, non pas à la presse ou à l’opinion publique, mais à Jacqueline Sauvage elle-même.

« J’aurais pu être votre fils, j’allais être votre accusateur public ! » Une entame à la Bossuet ! Et Frédéric Chevallier de dresser ensuite un nouvel acte d’accusation aussi tardif que virulent, faisant fi du calvaire de Jacqueline Sauvage dont plusieurs proches s’étaient portés témoins, s’obstinant à dresser le portrait d’une femme « déterminée » à tous les stades de sa vie : déterminée à se marier, déterminée à construire une maison (quel rapport, vraiment ?), déterminée à créer une entreprise qui, dans cette sorte de mercuriale d’Ancien Régime3 surgie près de trois ans après l’arrêt et près de deux ans après la grâce, fut requalifiée d’« obstination à vouloir fédérer une famille autour d’un projet commercial ». En somme, une détermination prophétique de son intention meurtrière.

Dans sa missive, l’avocat général impute à Jacqueline Sauvage les inexactitudes de la presse, ce dont elle n’est à l’évidence pas responsable. Il s’en prend à ses avocates et à leur stratégie de défense : une légitime défense « différée ». – « Quoi madame, vous aviez au moment du meurtre six comptes en banque avec un solde créditeur de 32 840,87 € ! ». Voilà qui devait être rappelé ! Pourquoi ? Ce n’est pas très clair. Et puis, le magistrat entend porter l’estocade : une dizaine d’années plus tôt, la condamnée avait pardonné à son mari une liaison, laissant ainsi passer une occasion de fuir ! La voilà donc irrecevable à invoquer 47 ans de brutalités conjugales ! En somme, l’espoir entretenu par Jacqueline Sauvage de sauver sa famille en dépit de la trahison de son mari contredit la thèse d’une quelconque maltraitance au cours de la vie commune.

Et quelle emphase dans la colère du magistrat ! « Je n’invente rien, madame, en rappelant que … », « je n’invente encore rien, madame, lorsque je rappelle que… », « je n’invente décidément rien, madame, en rappelant encore que… ». Tout cela est fort beau, implacable et solennel mais c’est tout autant pompier, unilatéral et inapproprié.

Certes, aujourd’hui, la vérité judiciaire est souvent malmenée au point de s’effacer derrière une vérité virtuelle qui s’élabore dans les médias et les réseaux sociaux. Et la lettre contient le rappel d’un principe essentiel : lutter contre les violences faites aux femmes ne peut passer froidement par les armes. Mais ici les faits sont interprétés par « l’accusateur public ». Les familiers des procès pénaux le savent, celui-ci ne se sent pas toujours tenu par un devoir d’impartialité. La question essentielle que soulève l’initiative de l’avocat général est de savoir si sa prise de parole était légitime.

Et sans prétendre aborder tous les aspects de cette bien désolante affaire, on peut tenter de répondre à quatre sous-questions, soit d’ordre général, soit limitées au cas d’espèce :

1. Un membre du parquet doit-il être impartial ?

2. Y a-t-il en l’espèce manquement à un devoir de réserve propre à la magistrature ?

3. La liberté d’expression des magistrats aujourd’hui reconnue par la jurisprudence européenne est-elle sans limites ?

4. L’avocat général pouvait-il, comme il le fit, se prévaloir d’un « devoir de parler » ?

Un membre du parquet doit-il être impartial ?

Est-il congru d’exiger des procureurs une distance sereine à l’égard des faits qui sont rassemblés dans un dossier ? Leur rôle ne se limite-t-il pas à échafauder des soupçons puis à convaincre le juge de leur pertinence sans prendre en compte les éléments à décharge ? En somme, le magistrat du ministère public doit-il être impartial au même titre qu’un juge ?

En 19874, le procureur général près la Cour de cassation, Ernest Krings, avait examiné la question. Il avait évoqué l’existence d’un principe général de droit, constituant « le fondement même de notre organisation judiciaire, à savoir la totale impartialité de tous ceux qui participent au fonctionnement de la justice ». L’impartialité n’est pas seulement exigée des seuls organes auxquels il revient de juger, elle est beaucoup plus large, supposant l’absence de parti pris dans le chef de tous ceux dont l’action contribue à la sérénité et à la loyauté du procès5. Dans son véhément courroux, Frédéric Chevallier a ranimé un débat d’une façon qui, à tout le moins, par son manque de sérénité ne répond pas à cette exigence d’impartialité.

Y a-t-il en l’espèce manquement à un devoir de réserve propre à la magistrature ?

Le devoir de réserve des magistrats est une notion difficile à définir. Il fut pendant des décennies une arme que brandissaient les autorités hiérarchiques et disciplinaires pour imposer le silence à tous et en toute circonstance6. On considère aujourd’hui que la réserve est intimement liée à la préservation d’un rapport de confiance entre la société et l’institution qui agit en son nom. S’agissant de la forme, cela suppose délicatesse et décence. S’agissant du fond, les lignes ont bougé : le devoir de réserve du magistrat s’est mué « en devoir d’intervention lorsque les libertés sont en péril : il peut, même publiquement, critiquer les projets et les propositions de lois qui les menacent, ce qui implique une défense des valeurs politiques et morales sans lesquelles une justice équitable est impossible »7. Mais dans une affaire précise, le juge épuise sa liberté d’expression par la motivation de sa décision et le ministère public par ses réquisitions8. À cet égard, il semble bien que Frédéric Chevallier ait méconnu la réserve à laquelle il était tenu. Le débat sur le dossier de Jacqueline Sauvage ne le concernait plus.

La liberté d’expression des magistrats aujourd’hui reconnue par la jurisprudence européenne est-elle sans limites ?

Ce devoir de réserve est-il encore compatible avec l’évolution libérale de la jurisprudence européenne en matière de liberté d’expression des magistrats ? En 2004, Marc Verdussen soulignait déjà « qu’en creux » d’une liberté fondamentale comme celle que consacre l’article 10 de la Convention, la cour de Strasbourg a pu, dans certaines situations, dégager et légitimer un devoir de réserve9.

En son dernier état, la jurisprudence de cette cour a été précisée dans une affaire opposant M. Andràs Baka, président de la cour suprême et président du Conseil national de la justice, et l’État Hongrois10. Dans le cadre de ses fonctions, M. Baka s’était indigné avec virulence de réformes envisagées par une nouvelle majorité politique et relatives au fonctionnement de la justice. La cour va reconnaître à la liberté d’expression des magistrats « un haut degré de protection » lorsque leurs propos concernent le fonctionnement de la justice. Elle relève que cette protection s’étend même aux propos qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’y a pas de société démocratique.

Mais la cour va poser des limites : d’une part le « devoir de réserve qui impose aux magistrats d’user avec retenue, modération et décence de leur liberté d’expression pour assurer la confiance des citoyens dans leur impartialité » ; d’autre part, le cadre strictement professionnel dans lequel leurs propos doivent s’inscrire. Dans l’affaire Baka, l’État hongrois sera condamné. Dans l’affaire Sauvage, l’avocat général Chevallier a tenu des propos débordant de son cadre professionnel, sa lettre étant simplement l’exutoire de son manifeste dépit.

L’avocat général pouvait-il, comme il le fit, se prévaloir d’un « devoir de parler » ?

Si la loi prévoit que, sauf huis clos, les audiences pénales sont publiques et qu’en toute hypothèse, la prononciation des décisions est publique, c’est pour permettre à chaque citoyen de se forger une opinion. Au terme d’un procès, chacun est ainsi libre de penser du bien ou du mal du fonctionnement de la justice et de la décision rendue, libre d’exprimer son opinion et même libre de se tromper. Ainsi va la démocratie.

À la suite de la tempête que souleva sa lettre, l’avocat général Frédéric Chevallier invoqua « son devoir de parler ». Or le réquisitoire avait été prononcé, la décision avait été rendue, la grâce présidentielle avait été accordée. L’avocat général dont le propos concernait cette décision n’avait pas plus le devoir de parler qu’il n’en avait le droit.

Conclusion

Manque de sérénité, manque de réserve, manque de retenue et de modération, expression étrangère au cadre professionnel11, qu’on l’étudie sous l’un ou l’autre de ses aspects, la lettre de l’avocat général est difficilement justifiable.

Même s’il a été affublé dans un téléfilm des oripeaux du méchant, même si ce vilain rôle lui a été injustement attribué, un avocat général n’a pas, dans un sursaut narcissique – la pire des perversions pour un magistrat – à s’abandonner à la colère pour soulever ou entretenir des polémiques post litem

 

Ce texte a d’abord été publié par le Journal des tribunaux (JT 2018, p. 917).

 

 1. V. le replay sur le site de la chaîne.
 2. V. Le Monde, 12 oct. 2018.
 3. Assemblée générale des chambres du Parlement qui se tenait à l’origine le mercredi et où le procureur général ou l’avocat général faisait rapport sur la manière dont la justice était rendue. 
4. E. Krings, Considérations critiques pour un anniversaire, JT 1987, p. 547
5. C. Matray, L’impartialité des procureurs, Rev. Juger, n° spécial, « Les mystères de la Grande pyramide », 1997, p. 52 à 56.
6. P. Mandoux et P. Vandermeersch, Le point du vue du magistrat, Colloque de l’Institut d’études sur la justice, « Le devoir de réserve : l’expression censurée ? », in Les Cahiers de l’Institut d’études sur la justice, Bruylant 2004, p. 44.
7. P. Martens, Conclusions du Colloque des Cahiers de l’Institut sur la justice, « Le devoir de réserve : l’expression censurée ? », op. cit., p. 164.
8. P. Martens, op. cit., p. 165 ; ceci sans préjudice de la mission des magistrats de presse.
9. M. Verdussen, Le devoir de réserve au regard de la Cour européenne des droits de l’homme, Colloque de l’Institut d’études sur la justice, « Le devoir de réserve : l’expression censurée ? », op. cit., p. 31.
10. Arrêt du 23 juin 2016 ; pour plus de détails sur cette affaire, v. M. Cadelli, Radicaliser la justice, éd. Samsa, 2018, p. 282 et s. ; C. Matray, Verve ou réserve des magistrats - obs sous CEDH, gde ch., 23 juin 2018, Baka c/ Hondrie, Rev. trim. dr. h., Anthémis, 2017, n° 109, p. 221 à 238 ; C. Matray, La discipline judiciaire, in Actualités du droit judiciaire, CUP, vol. 167, sept. 2016.
11. V. supra.