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Le droit en débats

Les dérives néfastes du mécanisme de la Convention judiciaire d’intérêt public

La convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) a été introduite en droit français par la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique dite Sapin 2. Conçue comme un mécanisme alternatif aux poursuites, elle a été pensée comme un arsenal anticorruption en mesure de rivaliser avec le dispositif américain et son applicabilité extraterritoriale. 

Par Laura Rousseau et Nada Nabih le 16 Mai 2022

Sa création, critiquée par notre association Sherpa1, semble donc avoir été motivée principalement par le souci de protéger les intérêts des entreprises françaises dans un contexte de guerre économique, à la suite notamment de l’amende infligée aux États-Unis à Alstom pour des faits de corruption internationale et du rachat de sa branche « énergie » par General Electric.

Mais depuis sa création, force est de constater que le champ d’application de ces conventions, déjà conçu trop largement à l’origine, tend à s’étendre à d’autres domaines et infractions, écartant cet instrument de son objectif initial, quitte à mettre en danger la réponse pénale contre les agissements des entreprises délinquantes, au détriment des droits de l’homme et de l’environnement et en contradiction avec les exigences de clarté et de prévisibilité de la loi.

Qu’il s’agisse de la CJIP conclue avec LVMH en 20212, qui ne tient pas compte des libertés fondamentales parmi lesquelles l’atteinte à la vie privée et à la liberté d’informer des journalistes, ou des deux CJIP en matière de dommages environnementaux conclues en 20213 et 20224, toutes confirment les dérives annoncées.

La création de la CJIP a instauré une justice à deux vitesses dans laquelle les entreprises achètent leur innocence pour les infractions les plus graves, sans voie de recours possible pour les victimes dont la place est limitée. La faiblesse de la réponse pénale est accentuée par le faible montant des amendes, qui prive cette justice négociée de toute dimension dissuasive.

Le champ d’application large de la CJIP favorisant une dépénalisation des affaires

Comme indiqué précédemment, la CJIP a été conçue par le législateur pour des faits de corruption. Elle a ensuite été élargie à la fraude fiscale, et finalement, par le biais de la loi du 24 décembre 2020 relative au parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée, aux délits environnementaux.

Les articles 41-1-2 et 41-1-3 du code de procédure pénale disposent que les personnes morales soupçonnées d’avoir commis des délits de corruption, de trafic d’influence, de fraude fiscale ou prévus par le code de l’environnement peuvent se voir proposer la possibilité de négocier une amende, dans la limite de 30 % de leur chiffre d’affaires. En échange, les poursuites sont abandonnées, le procès pénal évité et le casier judiciaire de la personne morale mise en cause reste vierge, sans aucune reconnaissance des faits et des responsabilités.

La loi prévoit également que ces conventions peuvent être proposées pour des « infractions connexes ». Cette possibilité apporte un manque de clarté et a permis aux magistrats d’élargir encore la CJIP à des faits qui n’ont pas été prévus par le législateur. La faculté de proposer une CJIP aux infractions connexes permet une utilisation quasi illimitée5 de la convention, ce qui semble contradictoire avec les exigences de clarté et de prévisibilité de la loi.

En effet, l’affaire des écoutes de M. Squarcini, commanditées par la société LVMH, du média Fakir, a été conclue par une CJIP, ce qui constitue un précédent dangereux6.

Pour mémoire, la société LVMH a fait appel aux services de M. Squarcini, ancien directeur central du renseignement intérieur, pour surveiller, espionner et infiltrer le journal Fakir, recueillir des données personnelles sur les membres de Fakir, dont le journaliste François Ruffin, et obtenir une copie du documentaire Merci patron ! en cours de tournage.

Il s’agit donc d’actes particulièrement graves portant atteinte à la liberté d’expression et d’information et au respect de la vie privée.

Or le parquet a proposé à LVMH de les considérer comme « connexes » à des faits de trafic d’influence qui concernaient pourtant une affaire distincte concernant la plainte déposée par Hermès contre LVMH7, dont les seuls points communs avec l’affaire des écoutes sont les acteurs LVMH et M. Squarcini. La confusion des deux affaires a permis de simplifier les procédures et d’inclure les faits concernant les écoutes dans une CJIP.

Le parquet et le juge qui ont validé cette convention ont considéré les infractions commises à l’encontre du journal et celles commises à l’encontre de Hermès comme connexes, mais sans pour autant faire la démonstration de cette connexité.

En effet, la CJIP a simplement affirmé que « le ministère public considère que ces faits [qui concernent le journal Fakir et François Rufin] connexes aux précédents [relatifs à Hermès] sont susceptibles de recevoir la qualification de complicité, par instigation, de collecte frauduleuse de données à caractère personnel », entre autres8.

Ainsi, en échange d’une amende de dix millions d’euros, les poursuites contre la société LVMH ont été abandonnées, sans reconnaissance de culpabilité. La société échappe à un procès pénal à peu de frais. La convention, en déclarant l’infraction connexe sans le démonter, permet à la société LVMH d’échapper aux poursuites pour des atteintes à la liberté d’expression et d’information et au respect de la vie privée.

Cette approche laisse penser qu’il n’existe aucune restriction sur ce que peuvent être des faits connexes et leur éventuelle gravité. La conclusion que l’on peut tirer de cet exemple apparaît comme particulièrement préoccupante : tous les crimes ou délits commis par une entreprise pourraient être qualifiés de connexes et donc entrer dans le champ de la CJIP. Le risque est donc la création d’un droit pénal distinct, dérogatoire pour les entreprises.

Ce précédent dangereux pose donc une réelle question quant aux limites de ce que peut inclure une CJIP.

Notons en outre que, si les CJIP sont rendues publiques, l’ensemble des débats et discussions qui les entourent demeurent couverts par le secret de la « transaction ». L’absence de débat public, qui caractérise en principe le procès pénal, rend dès lors impossible la révélation des pratiques, leurs identifications et donc, à terme, leurs dénonciations. Sous couvert de rationalité économique et d’efficacité, c’est en réalité un voile d’opacité absolu qui est jeté sur ces pratiques.

D’autre part, comme l’a noté le député Dominique Potier, rapporteur pour avis de la loi Sapin 2 : « En aucun cas une telle convention n’a vocation à être utilisée pour arbitrer des faits parfaitement identifiés et se déroulant sur le territoire national. »9 Mais cet aspect international n’étant pas inscrit dans la loi, le parquet peut proposer une CJIP dans une affaire comme celle-ci qui n’implique que des acteurs français et dont tous les faits se sont déroulés sur le territoire français.

Il en va de même pour la première CJIP environnementale conclue le 22 novembre 2021 entre le procureur de la République et le Syndicat mixte de production et d’adduction d’eau (SYMPAE) pour une affaire de pollution des eaux dépourvue d’aspect international et de particulière complexité10.

Ces affaires montrent bien que le champ d’application de la CJIP est trop large alors que cette procédure devrait être utilisée de façon exceptionnelle au regard de ses conséquences : l’impunité et l’irresponsabilité pénale des entreprises qui échappent à tout débat contradictoire.

Une justice à deux vitesses : la faiblesse de la réponse judiciaire contre les entreprises

Un argument en faveur de la mise en place de la CJIP est son apparente efficacité comparée aux voies de recours habituels pour des affaires complexes ayant un aspect international11 dans un contexte économique concurrentiel.

Dans ce mécanisme où les sociétés conservent tous les bénéfices d’une non-culpabilité, une amende sévère devait jouer le rôle de la mesure dissuasive.

Si la France semble fière de la CJIP Airbus du 31 janvier 202012, fruit d’un travail important de coopération internationale et aux termes de laquelle Airbus a dû verser au Trésor public, sous dix jours, une amende d’intérêt public de 2 083 137 455 €, il semble que, dernièrement, la faiblesse des amendes vient affaiblir la réponse judiciaire apportée à la délinquance des entreprises, créant ainsi en réalité un régime dérogatoire au droit commun au profit des entreprises.

Nous allons nous intéresser, encore ici, à la CJIP LVMH du 15 décembre 202113, ainsi qu’aux deux premières CJIP en matière environnementale concluent en 202114 et 202215.

En effet, les amendes qui ont été fixées dans ces CJIP ne sont absolument pas dissuasives.

Alors que, dans la CJIP LVMH, l’amende pouvait selon la loi s’élever à plus de 14 milliards d’euros, la société n’a dû payer que 10 millions d’euros, ce qui représente pour la multinationale seulement 0,02 % de son chiffre d’affaires.

Les montants des amendes en matière environnementale sont encore plus faibles. Une situation particulièrement critiquable au regard de l’urgence écologique et climatique, qui devrait inciter la justice à adopter des sanctions sévères. L’environnement figure en effet parmi les intérêts fondamentaux de la nation selon l’article 410-1 du code pénal.

La CJIP conclue avec le SYMPAE le 22 novembre 2021 l’oblige par exemple à verser une amende de 5 000 € et à mettre en œuvre un programme de mise en conformité, ce qui est loin d’être dissuasif, mais surtout très loin de l’amende prévue pour le délit de pollution des eaux (prévu par C. envir., art. L. 216-6), puni pour les personnes physiques d’une peine de 75 000 € d’amende et de deux ans d’emprisonnement et pour les personnes morales d’une amende dont le taux peut aller jusqu’au quintuple de celui prévu pour les personnes physiques, soit 375 000 € (C. pén., art. 131-38).

Mais pour l’instant, c’est la deuxième CJIP conclue en matière environnementale qui remporte le record de l’amende la plus faible. En effet, la CJIP conclue le 2 janvier 2022 entre le procureur de la République et le groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC) des Beaudor, à la suite d’une enquête pour rejet en eau douce ou en pisciculture d’une substance nuisible au poisson ou à sa valeur nutritionnelle, n’oblige le groupement qu’à verser uniquement 1 000 € en amende d’intérêt public.

Ce montant très faible des amendes constitue pour les personnes morales un petit risque financier à calculer, le risque pénal se résume à un simple calcul coût-bénéfice. Il devient ainsi plus avantageux de polluer l’environnement que de prévenir les dommages susceptibles de lui être portés. En effet, soulignons que les montants n’étant pas dissuasifs, et le risque en matière économique étant abordé d’une manière comptable, il est tout à fait raisonnable d’émettre l’hypothèse que les entreprises puissent être tentées de faire un arbitrage entre le risque de sanctions et les bénéfices tirés d’une pratique qui les y expose. La personne morale n’a pas de casier judiciaire, et évite les conséquences d’un procès public et d’une condamnation pénale, elle n’est pas éloignée même momentanément des marchés publics étant donné qu’elle peut toujours candidater pour l’obtention de marchés.

La peine négociée dans le cadre d’une CJIP perd sa fonction dissuasive. Elle crée l’apparence d’une justice à deux vitesses qui permet aux entreprises d’acheter leur impunité et de continuer leur activité illicite. Cette procédure semble donc heurter le principe d’égalité entre les citoyens et entre les justiciables devant la loi et la justice, garanti par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Les victimes mises à l’écart de la justice négociée

La CJIP laisse une place réduite aux victimes des infractions.

Dans les affaires de corruption, de fraude et d’atteinte à l’environnement, la victime est souvent difficile à identifier puisque c’est la société en général qui est victime des infractions. Or, avec la CJIP, le public est mis de côté par ce processus de négociation entre le ministère public et l’entreprise en cause, qui passe outre le débat public. Dans les cas où une victime est identifiée, elle ne peut pas s’opposer au choix de recourir à la CJIP, elle n’a pas de réelle faculté de négocier, et ne peut que transmettre des éléments pour faire valoir ses préjudices et demander le recouvrement sans en négocier le montant.

Cette mise à l’écart peut être constatée à la lecture de l’article R. 15-33-60-1 du code de procédure pénale qui prévoit simplement que la victime est informée par tout moyen de la décision du procureur de proposer la conclusion d’une CJIP à la personne morale, et que le procureur fixe lui-même le délai dans lequel elle peut lui transmettre tout élément qui établit son préjudice.

Ainsi, aucune sécurité de forme et aucun délai légal n’encadrent la période dans laquelle la victime peut faire valoir ses droits.

Plus encore, aucune voie de recours contre l’ordonnance d’homologation n’est ouverte comme en dispose l’article 41-2-1, II du code de procédure pénale. La chambre criminelle de la Cour de cassation a d’ailleurs rejeté le 15 février 2022 le pourvoi formé contre l’ordonnance d’homologation de la CJIP LVMH en affirmant que « l’ordonnance attaquée n’est […] susceptible d’aucune voie de recours », et que, par conséquent, les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC)16 qui étaient posées dans ce cadre sont sans objet. Le 9 mai 2022, lors de l’audience en appel, l’avocat général a requis l’irrecevabilité de l’appel formé par le journal Fakir et François Ruffin et l’irrecevabilité de la QPC soumise, la loi ne prévoyant pas de possibilité de recours17.

La victime aura toujours la possibilité d’aller faire valoir ses droits devant les juridictions civiles. Ainsi, l’article 41-1-2, IV, alinéa 2, du code de procédure pénale dispose : « Lorsque la victime est identifiée, et sauf si la personne morale mise en cause justifie de la réparation de son préjudice, la convention prévoit également le montant et les modalités de la réparation des dommages causés par l’infraction dans un délai qui ne peut être supérieur à un an. » Néanmoins, la démonstration de la faute civile sera sûrement fragilisée puisqu’aucune faute pénale n’est reconnue.

Ces constats sont d’autant plus problématiques que la faculté de proposer une CJIP aux infractions connexes permet une utilisation quasi illimitée de la convention, ce même lorsqu’une information judiciaire est ouverte. Les victimes risquent donc d’être privées très largement des droits qui leur sont accordés par les articles 2 et suivants du code de procédure pénale ; le recours à la CJIP semble de ce fait méconnaître la garantie des droits consacrée par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.

La CJIP organise l’irresponsabilité pénale des entreprises qui échappent à tout débat contradictoire face à une victime démunie. Il semble donc nécessaire de mettre un frein à son utilisation et, à tout le moins, de l’encadrer davantage.

Récemment, une proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la corruption déposée en octobre 2021 prévoit d’étendre encore la CJIP à l’infraction de favoritisme et de renforcer les droits de la personne morale au cours de la négociation de la CJIP. Cette volonté de faire de la justice négociée le droit commun, malgré les inconvénients et dangers dénoncés, dans une logique économique, et ce même en cas d’infractions particulièrement graves portant atteinte aux droits de l’homme et à l’environnement, doit être endiguée. Son existence ne saurait pallier le problème essentiel de manque de moyens de la justice.

Si la CJIP permet à l’État de recouvrer de l’argent rapidement, avec des amendes d’un montant relativement faible, il faut rappeler que les dommages causés par la corruption, la fraude, les atteintes aux droits humains et à l’environnement sont particulièrement graves. Ils portent atteinte à l’intérêt public, au développement des États au détriment des populations et nécessitent une réponse pénale juste et intransigeante.

 

Notes

1. Association Sherpa, La responsabilité environnementale ne se négocie pas !, tribune parue dans Le Monde, 8 déc. 2020 ; L. Rousseau et M. Méric, Les inconvénients de la justice négociée en matière de criminalité financière, Dalloz actualité, 2 juin 2020 ; Association Sherpa, Non à une justice négociée qui « permettrait aux fraudeurs d’acheter leur innocence », tribune, 17 sept. 2018.

2. Paris, ord. de validation d’une CJIP, 17 déc. 2021, n° 111-2021 ; CJIP conclue entre le procureur de la République et la société LVMH, 15 déc. 2021.

3. Riom, ord. de validation d’une CJIP, 16 déc. 2021, n° parquet 21068000009 ; CJIP conclue entre le procureur de la République et le SYMPAE, 22 nov. 2021.

4. Riom, ord. de validation d’une CJIP, 18 févr. 2022, n° parquet 21179000045 ; CJIP conclue entre le procureur de la République et le GAEC des Beaudor, 2 janv. 2022.

5. À l’exception, en matière environnementale, « des crimes et délits contre les personnes prévues au livre II du code pénal » (C. pr. pén., art. 41-1-3).

6. Syndicat national des journalistes, La convention judiciaire LVMH : où s’arrêtera la justice du carnet de chèques ?, tribune, 17 févr. 2022.

7. S. Piel, L’affaire Squarcini ravive les tensions entre LVMH et Hermès, 19 nov. 2016.

8. CJIP conclue entre le procureur de la République et la société LVMH, 15 déc. 2021, préc.

9. SNJ, art. préc.

10. C. Eutedjian, CJIP Environnement : bilan d’étape, article, Village de Justice, 1er mars 2022.

11. Comme l’énonce le député Dominique Potier, rapporteur pour avis de la loi Sapin 2 : « En aucun cas une telle convention n’a vocation à être utilisée pour arbitrer des faits parfaitement identifiés et se déroulant sur le territoire national ».

12. Parquet national financier, Communiqué de presse du procureur de la République financier au regard de la CJIP Airbus, 31 janv. 2020.

13. CJIP conclue entre le procureur de la République et la société LVMH, 15 déc. 2021, préc.

14. CJIP conclue entre le procureur de la République et le SYMPAE, 22 nov. 2021, préc.

15. CJIP conclue entre le procureur de la République et le GAEC des Beaudor, 2 janv. 2022, préc.

16. Les QPC portent sur la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution du dispositif légal instaurant et fixant les conditions de la CJIP, qui constitue un mode dérogatoire et exorbitant d’extinction de l’action publique. Ce dispositif permettant une extinction de l’action publique – dès lors que la CJIP serait intégralement exécutée – sans déclaration de culpabilité ni emporter les effets d’un jugement de condamnation.

17. F. Arfi, Affaire LVMH-Squarcini : François Ruffin veut faire le procès de la justice négociée, Mediapart, 9 mai 2022 ; la loi ne prévoyant pas de possibilité de recours, le journal Fakir et François Ruffin ont formé deux recours contre la CJIP, l’un devant la Cour de cassation, l’autre devant la cour d’appel. La cour d’appel rendra sa décision le 31 mai 2022.