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Le droit en débats

Documenter l’action de la police : état des lieux et perspectives

Par Hugues Diaz le 01 Décembre 2020

Par une proposition de loi n° 3452, le groupe parlementaire majoritaire propose d’incriminer le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification, autre que son numéro d’identification individuel, d’un agent de la police nationale, d’un militaire de la gendarmerie nationale ou d’un agent de police municipale, lorsque ces personnels agissent dans le cadre d’une opération de police.

Le gouvernement, après les mouvements de protestation contre cette disposition, a annoncé la réécrire.

L’occasion de s’interroger sur les contours de ce délit, ainsi que, plus largement, sur le droit de filmer et de diffuser les images des membres des forces de l’ordre dans le cadre de leur intervention publique.

Principe : le droit de filmer

Par une circulaire n° 2008-8433-0 du 23 décembre 2008, la Direction générale de la police nationale (DGPN) a clairement énoncé le principe selon lequel les fonctionnaires de police ne peuvent s’opposer, sauf exceptions relativement limitées, à l’enregistrement de leur image, lorsqu’ils interviennent publiquement et à titre professionnel : « soumis à des règles de déontologie strictes, un fonctionnaire de police doit s’y conformer dans chacune de ses missions et ne doit pas craindre l’enregistrement d’images ou de sons ».

Selon cette circulaire, la liberté de l’information, qu’elle soit le fait d’un journaliste ou d’un simple particulier, doit ici primer sur le droit à l’image. Sauf lorsque cette liberté est dévoyée, notamment par une atteinte à la dignité, à la vie privée ou au secret de l’enquête, aucune infraction ne saurait être ainsi constituée, quand bien même les forces de l’ordre seraient identifiables.

Ce principe a notamment été rappelé par une décision du Défenseur des droits n° MDS-2010-169 du 7 février 2012 relative aux conditions d’intervention des forces de l’ordre auprès de manifestants qui s’étaient enchaînés sur des voies de chemin de fer, ou encore une décision n° 2018-292 du 21 décembre 2018 relative aux circonstances dans lesquelles un policier d’une compagnie d’intervention avait pu porté un coup de tonfa à un journaliste lors d’une tentative d’accès à la rocade par des manifestants.

Un droit international protecteur

Au niveau du droit international, un rapport conjoint du rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association et du rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires concernant la bonne gestion des rassemblements a explicitement précisé que « chacun doit jouir du droit d’observer une réunion, d’en surveiller le déroulement et d’en consigner le contenu ».

Selon les rapporteurs des Nations unies, le droit de « surveiller le déroulement d’une réunion » autorise à recueillir, vérifier et utiliser immédiatement les informations disponibles pour traiter, notamment, des problèmes liés aux droits de l’homme : « chacun − qu’il s’agisse d’un participant, d’un observateur ou d’une personne qui surveille le déroulement de la réunion − a le droit d’enregistrer ou de consigner le contenu d’une réunion, droit qui comprend celui d’enregistrer ou de consigner les opérations de maintien de l’ordre. Il comprend également le droit d’enregistrer un échange avec un agent de l’État qui lui-même enregistre celui qui surveille la réunion, ce que l’on appelle parfois le droit “d’enregistrer en retour” » (A/HRC/31/66, 2 févr. 2016, § 71).

Ce principe est également défendu par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), laquelle, se référant notamment aux lignes directrices élaborées par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH) de l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE) et par la Commission de Venise, a pu préciser qu’au cours des rassemblements publics, « les photographies et les enregistrements vidéo [pris soit par les membres des forces de l’ordre soit par les participants] ne devraient pas faire l’objet de restrictions, même si la rétention de données peut constituer une violation du droit à la vie privée », prescrivant aux États membres de ne pas empêcher les participants et les tiers de photographier ou de filmer les opérations policières (CEDH 20 oct. 2015, Pentikäinen c. Finlande, req. n° 11882/10, § 55).

Une pratique au cœur de l’actualité

Reste que ces derniers mois, et notamment à l’occasion du mouvement de contestation sociale dit des « Gilets jaunes », la pratique consistant à filmer les interventions policières et en diffuser les vidéos – principalement sur les réseaux sociaux, a été vivement critiquée par certaines instances représentatives policières, voire remise en question par plusieurs parlementaires ou membres du gouvernement.

Né aux États-Unis dans les années 1990 à la suite des émeutes qui secouèrent la ville de Los Angeles, le copwatching s’est progressivement importé en France, en bénéficiant notamment de l’essor des nouvelles technologies numériques. Selon une approche qui consiste à documenter les pratiques policières, le copwatching aspire à capter par l’image les scènes d’intervention de la police, en cherchant à dissuader tout abus de droit ou comportement inapproprié ou, à prouver, lorsqu’elles se produisent, les éventuelles violences policières.

Plus récemment, ce sont notamment la création d’une application Urgence Violences Policières, la mort de Georges Floyd aux États-Unis et celle de Cédric Chouviat en France, les retransmissions en direct des mouvements sociaux par des chaînes d’information en continu ou des médias indépendants, le travail du journaliste David Dufresnes compilant les vidéos et témoignages de personnes blessées dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, ou encore les recherches effectuées par les observatoires citoyens des libertés publiques et des pratiques policières, qui ont illustré, promu, voire favorisé la surveillance citoyenne de la police par l’usage de la vidéo.

Une pratique parfois dévoyée

La première polémique ayant connu un retentissement médiatique national fut celle engendrée par le lancement, courant 2011, du site CopWatch Nord-Paris IDF, dont l’objectif était de constituer et de diffuser une base de données documentée permettant « à toute personne victime d’abus, d’humiliations ou de violences de la part des [forces de l’ordre], d’identifier le ou les policiers auteurs de ces actes ».

Publiant images et vidéos d’agents clairement identifiés, le site internet n’hésitait pas à préciser l’identité complète, parfois même les adresses personnelles, de certains policiers du Nord et de l’Île-de-France. Dénonçant un fichage « scandaleux et insupportable » accompagné de propos « diffamatoires et injurieux, mettant en péril la sécurité des fonctionnaires de police et des militaires de la gendarmerie », le ministre de l’Intérieur de l’époque, M. Claude Guéant, a engagé une procédure de référé devant le tribunal de grande instance de Paris pour bloquer l’accès en ligne du site.

Par jugement du 14 octobre 2011, le tribunal de grande instance de Paris a ordonné aux fournisseurs d’accès de rendre inaccessible le site CopWatch Nord-Paris IDF depuis la France – (TGI Paris, 11 oct. 2011, n° 11/58052) – décision aux effets pratiques limités, dans la mesure où le site a pu se maintenir en ligne sous des « adresses miroirs » alternatives.

Première proposition sénatoriale

Le 3 décembre 2019, le sénateur M. Jean-Pierre Grand, amendant le projet de loi de lutte contre la haine sur internet, a proposé que la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse soit enrichie d’un article 35 quinquies, ci-après reproduit :

« Lorsqu’elle est réalisée sans l’accord de l’intéressé, la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de l’image des fonctionnaires de la police nationale, de militaires ou d’agents des douanes est punie de 15 000  d’amende. »

Cette incrimination semblait s’inspirer d’un dispositif préexistant de protection des services d’intervention, de lutte antiterroriste et de contre-espionnage, dont l’anonymat est défendu par l’article 39 sexies de la loi sur la liberté de la presse, ainsi libellé :

« Le fait de révéler, par quelque moyen d’expression que ce soit, l’identité des fonctionnaires de la police nationale, de militaires, de personnels civils du ministère de la Défense ou d’agents des douanes appartenant à des services ou unités désignés par arrêté du ministre intéressé et dont les missions exigent, pour des raisons de sécurité, le respect de l’anonymat, est puni d’une amende de 15 000 €. »

Le sénateur héraultais – qui regrettait notamment que n’existe aucune contrainte légale prescrivant le floutage automatique du visage des policiers en cas de diffusion de leur image – voyait finalement son amendement déclaré irrecevable.

Filmer, oui. Diffuser, non ou alors sous conditions ?

Quelques semaines plus tard, courant février 2020, la Direction générale de la police nationale a confirmé publiquement qu’une étude était menée afin de faire évoluer le cadre juridique en vigueur, notamment afin de rendre obligatoire le floutage des agents des forces de l’ordre en cas de diffusion de leur image.

Puis, le 26 mai 2020, une proposition de loi n° 2992 visant à rendre non identifiables les forces de l’ordre lors de la diffusion d’images dans l’espace médiatique a été portée par la droite parlementaire, avec pour objectif d’anonymiser l’image des forces de l’ordre, y compris sur les réseaux sociaux.

Largement inspiré de l’amendement susvisé, l’article unique prévoyait que « la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de l’image des fonctionnaires de la police nationale, de militaires, de policiers municipaux ou d’agents des douanes est punie de 15 000 € d’amende et un an d’emprisonnement ».

Selon les alinéas 2 et 3, la répression ne pouvait être inférieure à une amende de 10 000 € et une peine d’emprisonnement de six mois – sauf décision spécialement motivée par la juridiction de jugement, eu égard aux circonstances de l’infraction, à la personnalité de son auteur ou aux garanties d’insertion ou de réinsertion présentées par celui-ci, ou, en cas de récidive légale, en présence de garanties exceptionnelles d’insertion ou de réinsertion.

Faisant montre d’une sévérité certaine, ce nouvel article 35 quinquies, dont la nécessité et la proportionnalité interrogent légitimement, interdirait tel qu’il est rédigé toute forme de « diffusion » – y compris donc lorsqu’elle est effectuée avec l’assentiment du fonctionnaire intéressé. Formulée en des termes tout autant imparfaits qu’inflexibles, cette nouvelle incrimination s’accompagnerait d’un dispositif de « peines planchers » manifestement contestable (v. not. AJ pénal 2020. 380, obs. J. Frinchaboy).

L’adoption d’une telle proposition de loi aboutirait à cette situation paradoxale où un texte « général » protégerait l’image de tout « membre des forces de l’ordre » (art. 35 quinquies) d’une manière plus rigoureuse que le texte « spécial » garantissant l’anonymat des fonctionnaires appartenant à un service d’intervention spécialisé (art. 39 sexies).

Une évolution prévisible : un cadre juridique favorisant l’anonymat

Le 10 septembre 2020, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a confirmé l’intention de son ministère de faire interdire aux médias télévisés ainsi qu’aux réseaux sociaux de diffuser des images d’interventions policières, sans avoir préalablement flouté le visage des fonctionnaires de police concernés.

Affirmant notamment vouloir mettre fin à la pratique, contra legem, consistant pour les CRS et les gendarmes mobiles à porter une cagoule dans le cadre de leur intervention (v. not. Dalloz actualité, 30 janv. 2020, H. Diaz), les services du ministère de l’Intérieur souhaiteraient ainsi proscrire « la diffusion des images des visages [des policiers] », en signalant toutefois que personne ne pourrait « empêcher les gens de filmer » – seules les conditions de diffusion pouvant être « restreintes ».

Pour rappel, en droit interne, la diffusion de certaines images ne nécessite pas l’accord de la personne photographiée ou filmée, sous réserve du respect de sa dignité : c’est notamment le cas des images de groupe et autres scènes captées dans un lieu public, événements d’actualité ou manifestations publiques, si aucune personne n’est spécifiquement individualisée et dans la limite du droit à l’information (v. par ex. Civ. 1re, 10 mai 2005, n° 02-14.730, Bull. civ. n° 206 ; 12 déc. 2000, n° 98-21.311, Bull. civ. n° 322).

En cherchant ainsi à imposer le floutage préalable du visage des policiers, sans remettre frontalement en cause « le droit de filmer les interventions policières », ni proclamer une « interdiction absolue de diffusion », les services du ministère de l’Intérieur ont cherché, semble-t-il, à neutraliser, par le truchement d’une contrainte technique, la règle ci-dessus rappelée et l’arbitrage juridique qui doit normalement s’opérer en présence d’intérêts contradictoires.

En effet, selon une jurisprudence constante et établie de longue date, une telle configuration devrait normalement exiger que soit opérée une mise en balance entre le droit au respect de la vie privée (Conv. EDH, art. 8) et le droit à la liberté d’expression (Conv. EDH, art. 10). Lorsqu’une ingérence est apportée à l’un de ces droits, la condition de « nécessité dans une société démocratique » commande de déterminer si cette ingérence correspond à un besoin social impérieux, si elle est proportionnée au but poursuivi et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants (CEDH, série A n° 30, 26 avr. 1979, Sunday Times c. Royaume-Uni [n° 1], § 62). Dans ce contexte de mise en balance des droits en présence, la Cour européenne a déjà eu l’occasion d’énoncer un certain nombre de critères pertinents permettant de déterminer si l’ingérence est justifiée, à savoir : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet de la publication, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de la prise d’images (CEDH, gr. ch., 7 févr. 2012, Axel Springer AG c. Allemagne, n° 39954/08, § 90-95 ; v. égal. Civ. 1re, 11 mars 2020, n° 19-13.716 P).

Proposition de loi relative à la sécurité globale

Plus récemment, par une proposition de loi n° 3452, déposée le 20 octobre 2020, le groupe parlementaire majoritaire a proposé la rédaction d’un article 35 quinquies, initialement libellé tel que suit (art. 24 de la loi) :

« Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police. »

Assez étonnamment, la proposition de loi a éprouvé le besoin de préciser que ces dispositions ne feraient « pas obstacle à la communication, aux autorités administratives et judiciaires compétentes, dans le cadre des procédures qu’elles diligentent, d’images et éléments d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale » – comme si une telle communication pouvait être faite « dans le but qu’il soit porté atteinte à [l’]intégrité physique ou psychique [d’un membre des forces de l’ordre] »…

Telle qu’elle était alors formulée, cette incrimination portait sur tout « élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale », ce qui englobait y compris le numéro d’identification individuel, dit « référentiel des identités et de l’organisation » (RIO), lequel permet pourtant aux forces de l’ordre, au besoin (v. not. C. pr. pén., art. 15-4), d’être identifiables en procédure tout en garantissant leur anonymat.

Une telle approche est apparue particulièrement critiquable puisque, comme le rappelait le Défenseur des droits dans son avis du 3 novembre 2020 sur cette proposition de loi, tout agent public doit être identifiable (CRPA, art. L. 11-2) et que les fonctionnaires de police et autres gendarmes doivent se conformer aux règles relatives à leur identification individuelle (CSI, art. R. 434-15). Conscients de cette imperfection majeure, les rapporteurs ont rapidement amendé le texte sur ce point spécifique, en excluant explicitement le matricule du périmètre de l’incrimination.

Objectifs généraux poursuivis par le texte

Lors de l’examen en commission des lois qui s’est tenu, le 5 novembre 2020, l’un des rapporteurs ouvrait son propos introductif par le constat suivant : « des vidéos des forces de l’ordre sont envoyées sur internet et dans lesquelles les commentaires contiennent des imprécations, des menaces ou […] quelqu’un livre un nom et des coordonnées des fonctionnaires qui finalement est agressé devant son domicile, quand ses enfants ne font pas les frais de la situation dans la cour d’école ». Il convient d’emblée d’observer que l’auteur d’une publication sur les réseaux sociaux ne saurait être tenu pour responsable des commentaires, réactions et interactions apportés par d’autres internautes, mais également que des comportements tels que des menaces (C. pén., art. 222-17 et 433-3), des agressions physiques (C. pén., art. 222-7 s.) ou encore la provocation à commettre des atteintes volontaires à la vie ou à l’intégrité de la personne (loi de 1881, art. 23 et 24) tombent déjà sous le coup de la loi pénale – d’autres députés ayant également tour à tour évoqué des faits de harcèlement (C. pén., art. 222-33-2) ou de violences psychiques (C. pén., art. 222-14-3) eux aussi déjà réprimés par le droit en vigueur.

Puis, non sans surprise, le rapporteur poursuivait : « Venons-en au dispositif lui-même. Nous voulons que les agents ne soient plus identifiables du grand public. Nous voulons qu’ils le soient toujours par les voies légales. » Il faut ici le dire clairement, tel qu’il a été proposé à l’examen de la représentation nationale, rien dans la rédaction de l’article ne laissait présager qu’il puisse poursuivre un tel objectif – bien au contraire.

Un dol spécial censé être au cœur de la répression

La nouvelle infraction doit venir incriminer le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un membre des forces de l’ordre agissant dans le cadre d’une opération de police.

La répression s’articule alors autour d’un acte matériel de diffusion, lequel doit s’accompagner d’un objectif spécifique, celui d’attenter (directement ou indirectement, on le comprend) à l’intégrité physique ou psychique du fonctionnaire. Il s’en dégage un équilibre juridique discutable associant répression pénale du for intérieur et responsabilité prospective des agissements d’autrui.

Comme le relevait le Défenseur des droits dans l’avis précité, « les termes employés par cette disposition, notamment “dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique” sont bien trop imprécis pour ne pas entrer en contradiction avec le principe de légalité des délits et des peines ».

C’est aussi la notion d’« élément d’identification » qui interroge : parle-t-on ici d’un état civil ? d’une voix ? d’une adresse ? d’un numéro de téléphone ? d’une plaque minéralogique ? ou d’une description ? d’une caractéristique physique ? voire de la désignation du service d’exercice ? du grade ? de l’intervention dans une affaire ayant eu un fort retentissement médiatique ? ou encore de la désignation de fréquentations ou autres habitudes de vie ?

Du reste, si l’essentiel des débats se tourne vers la possibilité de diffuser sur les réseaux sociaux l’image des forces de l’ordre lors de leur intervention publique, il faut ici signaler que le champ d’application du texte semble beaucoup plus vaste puisqu’il concerne toute diffusion « par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support » – ce qui, entre autres possibilités, n’excluait pas, en l’état des premières rédactions, l’éventualité de l’appliquer à la presse écrite ou audiovisuelle.

L’un des députés présents en commission des lois a fait remarquer que ce serait « faire insulte » aux journalistes que d’imaginer que leurs agissements puissent ainsi tomber sous le coup de cette proposition de loi à raison du dol spécial qui préside à l’application du texte. Certes, mais le législateur a pourtant ressenti le besoin de préciser que l’article ne ferait « pas obstacle à la communication d’éléments d’identification aux autorités administrative et judiciaire, dans le cadre des procédures qu’elles diligentent » – ne serait-ce pas également particulièrement malvenu d’envisager qu’il puisse y avoir en pareille hypothèse volonté de porter atteinte à l’intégrité physique ou psychique ?

Un objectif équivoque ?

Si la majorité parlementaire proclame, à rebours des premières déclarations gouvernementales, que l’article n’institue pas une obligation de floutage des images lors de leur diffusion, reste qu’un document en date du 2 novembre 2020, faisant état de l’avancement des travaux des rapporteurs, a détaillé plus précisément les intentions du législateur : « il reste[rait] loisible de diffuser des opérations filmées ou captées, à la seule condition de ne pas permettre l’identification des fonctionnaires de façon à empêcher toute agression, de sorte qu’un simple floutage des visages ou un rognage de l’image respecte les prescriptions de la loi » – développements depuis lors repris par un rapport de la commission mis en ligne le 13 novembre dernier.

Une telle précision traduit une certaine ambiguïté dans l’objectif poursuivi par le législateur. De fait, les rapporteurs s’intéressent ici essentiellement aux conditions de diffusion et à la possibilité d’identification des fonctionnaires – sans considération aucune pour le dol spécial censé caractériser le délit, à savoir la volonté qu’il soit porté atteinte à l’intégrité physique ou psychique du fonctionnaire.

S’agirait-il alors de réprimer la provocation à la commission d’une infraction en parfaite connaissance de cause ou sa seule « facilitation involontaire » sans autre forme de précision et sans dol spécial caractérisé ? La seconde hypothèse semble singulièrement critiquable en ce que contraire à la lettre du texte et peu compatible avec les principes généraux régissant la matière pénale, alors que la première s’apparente à un comportement infractionnel qui tombe déjà sous le coup de la loi (v. not. loi de 1881, art. 23 et 24 ; C. pén., art. 121-7).

Autre point d’interrogation, la présentation de l’article s’accompagnait du constat suivant : « les membres de la police et de la gendarmerie nationales, qui, conformément aux règles légales et aux principes républicains, mettent en œuvre les actes de puissance publique que commandent les autorités judiciaires et administratives, n’ont rien à craindre de la présence de journalistes venus rapporter l’information » – constat qui, en creux, semblait devoir exclure, de manière critiquable, la liberté d’information du fait d’un simple particulier ou d’un observateur citoyen.

Première lecture à l’Assemblée nationale

Dans un contexte de vive polémique (et après que la proposition de loi a été vertement critiquée notamment par Reporters sans frontières, la Ligue des droits de l’homme, la Quadrature du Net, le Défenseur des droits, le Syndicat de la magistrature, le Syndicat national des journalistes, le Conseil national des barreaux, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, Amnesty International, ou encore plusieurs rapporteurs spéciaux du conseil des droits de l’homme de l’ONU), l’article litigieux a finalement été examiné en séance publique le 20 novembre dernier.

La veille, à l’issue d’une réunion tenue à Matignon à l’initiative du Premier ministre et en compagnie de plusieurs cadres de la majorité parlementaire, avait été prise la décision de reformuler l’incrimination, sur amendement gouvernemental, de la manière suivante :

« Sans préjudice du droit d’informer, est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification, autre que son numéro d’identification individuel, d’un agent de la police nationale, d’un militaire de la gendarmerie nationale ou d’un agent de police municipale, lorsque ces personnels agissent dans le cadre d’une opération de police. »

Trois modifications principales ont ainsi été apportées au texte : premièrement, les agents de la police municipale ont été intégrés au dispositif ; deuxièmement, le dol spécial a été qualifié de « manifeste » (pour rappel cet adjectif signifie « dont la nature, la réalité, l’authenticité s’imposent avec évidence ») ce qui s’apparente plus à un truisme qu’à un ajout doté d’une portée significative sur le terrain de l’intentionnalité ; troisièmement, une incise en ouverture est venue « garantir » le droit d’informer, comme s’il était nécessaire d’affirmer dans la loi que celle-ci devait se conformer aux normes qui lui sont supérieures. À exagérer le trait, ce dernier ajout est ici à peu près aussi convaincant que d’inscrire dans le texte « sans préjudice des normes et principes à valeur constitutionnelle » pour se prémunir d’une éventuelle censure des sages de la rue Montpensier.

Peu fertiles, les débats parlementaires ont majoritairement vu partisans et détracteurs camper sur leurs positions. Après avoir été directement interpellé sur l’existence d’une législation déjà amplement suffisante, le ministre de l’Intérieur a toutefois pu préciser les intentions du gouvernement sur le sujet : « la proposition de loi des parlementaires et l’amendement du gouvernement doivent prévoir une qualification pénale précise. Il s’agit de caractériser non la menace, si je puis me permettre de vous corriger, mais le fait de jeter les forces de l’ordre en pâture et de diffuser un état d’esprit, une atmosphère qui visent manifestement à leur nuire. Cette qualification n’existe pas dans le code pénal ». Il est vrai que chercher à pénaliser la diffusion d’un « état d’esprit » ou « d’une atmosphère » peut sembler, si ce n’est dangereux, à tout le moins difficilement compatible avec la rigueur devant présider à la caractérisation d’une infraction pénale.

Afin de démontrer l’impérieuse nécessité de légiférer, ont été principalement invoqués les comportements de personnes ayant constitué, appelé à constituer ou diffuser des bases de données d’informations personnelles (ou de simples informations personnelles), lesquelles auraient alors permis à des personnes malintentionnées de s’en prendre aux forces de l’ordre. Or, sauf erreur, l’article 226-18 du code pénal sanctionne déjà « le fait de collecter des données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite » par cinq ans d’emprisonnement et 300 000 € d’amende – étant observé que la collecte s’avère déloyale dès lors qu’elle est faite sans le consentement de l’intéressé (v. not. Rép. pén. des entreprises et compliance,  Cybercriminalité, par F. Chopin, § 60 s.). Il faut ajouter à cela que le fait de transmettre, en parfaite connaissance de cause, des informations précises à une personne malintentionnée ayant pour but d’attenter à l’intégrité physique ou psychique d’un policier semble pouvoir s’analyser en un acte positif de complicité de l’infraction projetée (C. pén., art. 121-7).

Ajouter du flou au flou

Les complications ne s’arrêtent pas là puisque l’avant-projet de loi « confortant les principes républicains », dans sa version transmise au Conseil d’État, prévoit également la création d’un « nouveau délit de mise en danger » – lequel punit, par trois ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende, la mise en danger par diffusion d’informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle dans le but d’exposer autrui à un risque d’atteinte à son intégrité ou à ses biens. Un second alinéa aggravera la répression lorsque les faits seront commis au préjudice d’une personne « dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public », les peines étant alors portées à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende (Dalloz actualité, 18 nov. 2020, art. P. Januel).

Recoupant très largement le périmètre de l’incrimination présentement commentée, ce nouveau délit de mise en danger viendrait instituer une infraction concurrente, reposant sur des règles de poursuite distinctes et de droit commun, faisant encourir, pour des faits relativement analogues, une peine significativement plus élevée.

Bilan provisoire

Au croisement du droit à l’image, du droit au respect à la vie privée, de la liberté d’expression, de la liberté d’informer, d’une volonté sous jacente d’anonymiser les membres des forces de l’ordre dans l’espace médiatique (si ce n’est même dans l’espace public), et de l’ambition de sanctionner les « imprécations malveillantes » à leur égard, le dispositif semble à ce stade ambigu et critiquable. À l’heure où le présent commentaire se finalise, la Commission européenne, sans s’immiscer dans le processus législatif en cours, a assuré suivre « de près » cette proposition de loi, se réservant le droit d’examiner la législation finale pour en vérifier sa conformité avec le droit de l’Union.

Reste que, s’il s’agissait là de protéger les forces de l’ordre et de prévenir toute éventuelle atteinte à leur intégrité physique ou psychique (à supposer même que les incriminations préexistantes ne permettent pas de sanctionner de tels comportements), alors il est difficile de s’expliquer en quoi cette protection n’opérerait que « dans le cadre d’une opération de police » – expression dont les contours sont eux aussi particulièrement incertains. Explicitée par le document du 2 novembre 2020, faisant état de l’avancement des travaux des rapporteurs, l’interdiction prévaudrait uniquement « dans le cadre d’une opération de police, et non dans des tâches protocolaires, administratives ou autres ». En réalité, il suffirait donc que la personne mal intentionnée diffuse l’image (ou tout autre élément d’identification) hors du cadre d’intervention policière pour que le dispositif puisse perdre toute effectivité – sauf à considérer que le délit de mise en danger susvisé prenne le pas, en permettant alors une plus lourde répression…

D’un point de vue conventionnel, difficile d’affirmer que la nouvelle incrimination puisse paraître nécessaire puisqu’il existe déjà de nombreux textes permettant de sanctionner les comportements ici visés par le législateur. Du reste, l’ingérence portée à la liberté d’expression et à la diffusion de l’information procède-t-elle en l’espèce d’un besoin social impérieux et d’un équilibre proportionné avec l’objectif poursuivi ?

D’un point de vue constitutionnel, l’incrimination envisagée interroge, au-delà du principe de légalité des délits et des peines comme il a été dit, le principe d’égalité : d’une part, puisque le nouveau délit emporterait « double incrimination » en recoupant, pour partie au moins, le champ d’application d’infractions préexistantes, mais également celui du futur délit de mise en danger ; d’autre part, puisque ce délit, à supposer qu’il permette de se prémunir contre une « forme de cabale sur les réseaux sociaux », viendrait protéger certains représentants de l’État à l’exclusion de tout autre citoyen.

D’un point de vue probatoire, difficile de s’expliquer comment un acte de diffusion (par exemple de « l’image du visage » d’un policier) pourrait, sans autre élément, caractériser l’infraction en son élément intentionnel. Plus que l’acte de diffusion, c’est la volonté manifeste de nuire qui semble devoir consommer le délit. Si celle-ci n’est pas extériorisée, comment scruter le for intérieur de la personne poursuivie ? Si celle-ci est extériorisée, par exemple par un commentaire appelant à la violence, un tel comportement ne tombe-t-il pas déjà sous le coup de la loi ?

Du point de vue de la pratique judiciaire, trois écueils majeurs peuvent être redoutés. Tout d’abord, s’agissant d’une incrimination sanctionnée par une peine d’emprisonnement et autorisant le recours à la garde à vue (v. par ex. Crim. 14 févr. 2012, n° 11-81.954, Bull. crim. n° 44), il n’est pas à exclure que des personnes filmant et diffusant en direct une opération policière puissent être arbitrairement interpellées et entravées dans la communication de l’information, avant d’être finalement relaxées par une juridiction de jugement. Ensuite, il y a derrière cette incrimination une question éminemment politique, celle du droit à la critique de l’action policière. Où se situe la limite entre le droit à la critique légitime et ce que certains représentants policiers, parfois peu enclins à l’exercice d’introspection, appellent systématiquement « haine antiflic » ? N’y aurait-il pas également une tentation à viser spécifiquement les citoyens (quelle que soit leur activité, qu’elle soit politique, professionnelle, syndicale, militante ou associative) identifiés comme portant une analyse critique de l’action policière dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre ? Enfin, il existe un aléa non négligeable à ce que certaines juridictions viennent progressivement autoriser à déduire l’élément intentionnel de l’élément matériel de l’infraction – comme elles peuvent parfois le faire, de manière critiquable.

Conclusion

Dans son essai Sans la liberté, François Sureau a dépeint un « pays où les libertés ne sont plus un droit mais une concession du pouvoir, une faculté susceptible d’être réduite, restreinte, contrôlée, autant dans sa nature que dans son étendue » (F. Sureau, Sans la liberté, Gallimard, coll. « Tracts », 2019, p. 21). En cherchant à instituer une sorte de « délit-obstacle » censé « protéger ceux qui nous protègent » contre toute forme de comportement infractionnel, le législateur semble, une nouvelle fois, oublier une « idée simple », celle « que penser n’est pas agir, que dire n’est pas faire, qu’avant l’acte criminel, il n’y a rien » – instaurant, de fait et dans un mouvement fatalement contre-productif, une forme de « contrôle social de plus en plus rigoureux » à l’endroit de ses concitoyens (ibid., p. 22).

« Hantés par la crainte d’une violence sociale à la fois générale et diffuse », législateur et gouvernement paraissent s’efforcer de « recréer une forme de civilité par la répression. C’est une voie sans issue » (ibid., p. 27).