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Le droit en débats

Droit de préemption Pinel : qu’entend-on par « cession globale d’un immeuble » ?

En faisant jouer l’exception dès lors que les locaux loués ne constituent qu’une partie des biens vendus, la Cour de cassation ouvre la boîte de Pandore (Civ. 3e, 19 juin 2025, n° 23-17.604 FS-B et n° 23-19.292 FS-B, Dalloz actualité, 1er juill. 2025, obs. J.-D. Barbier et S. Valade)

Par Éric Morgantini le 03 Juillet 2025

Aux termes du dernier alinéa de l’article L. 145-46-1 du code de commerce, le droit de préemption du locataire n’est pas applicable en cas, notamment, de « cession globale d’un immeuble comprenant des locaux commerciaux ».

1. La précision apportée par ces deux décisions selon laquelle l’immeuble, contrairement à la lettre du texte, peut ne comporter qu’un seul local (et non « des » locaux) est presque anecdotique. Elle confirme de nombreuses réponses ministérielles (Rép. min. n° 92592, JOAN Q, 12 avr. 2016, p. 106 ; Rép. min. n° 98594, JOAN Q, 6 déc. 2016, p. 10078 ; Rép. min. n° 5054, JOAN Q, 14 août 2018, p. 7317 ; Rép. min. n° 21155, JO Sénat Q, 22 avr. 2021, p. 2702) et autant de décisions des juges du fond (Bordeaux, 18 mars 2021, n° 18/03890, Rev. prat. rec. 2022. 35, chron. E. Morgantini et P. Rubellin ; RTD com. 2021. 306, obs. J. Monéger ; Nancy, 12 janv. 2022, n° 21/00771 ; Versailles, 14 nov. 2019, n° 19/05033, AJDI 2020. 284 ; RTD com. 2021. 306, obs. J. Monéger ; Douai, 23 mars 2023, n° 20/05233, AJDI 2023. 438 ).

2. Le principal intérêt de ces décisions, qui n’a pas toujours été appréhendé par les premiers commentateurs, réside dans une nouvelle illustration de l’interprétation par le juge de la notion de « cession globale d’un immeuble ».

Elle permet de dessiner les contours de la plus complexe des exceptions au droit de préemption du locataire.

Lors de la promulgation du texte par la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014, dite « loi Pinel », cette exception semblait pourtant relativement simple. En effet, on tend usuellement à considérer que la cession globale d’un immeuble consiste en la vente d’un « bâtiment » entier, matériellement distinct d’autres immeubles avec lesquels il pourrait constituer un ensemble immobilier. C’est du moins la position de la Cour de cassation pour les ventes « en bloc » (Loi du 31 déc. 1975, art. 10, III), qui permettent d’échapper au droit de préemption du locataire d’habitation (comp., Civ. 3e, 7 juill. 2009, n° 08-13.195, D. 2010. 112, obs. P. Capoulade et C. Atias ; AJDI 2010. 137 , obs. V. Zalewski ). C’est également cette notion qui permet de déterminer en quoi consiste la vente, dans sa totalité et en une seule fois, d’un immeuble de plus de cinq logements, qui donne naissance au droit de préemption « Aurillac » de l’article 10-1 de la loi du 31 décembre 1975 (Civ. 3e, 10 juill. 2012, n° 11-12.063, AJDI 2013. 280 , obs. V. Zalewski ). Par comparaison avec les droits de préemption du locataire d’habitation, elle ne pouvait donc viser que la vente d’un bâtiment entier, en bloc.

Mais très vite, ce n’est pas dans cette voie que s’est dirigée la jurisprudence. Par un arrêt du 17 mai 2018 (Civ. 3e, 17 mai 2018, n° 17-16.113 FS-P+B+I, Dalloz actualité, 24 mai 2018, obs. Y. Rouquet ; D. 2018. 1070 ; AJDI 2018. 605 , obs. J.-P. Blatter ; ibid. 578, étude P. Viudès et F. Roussel ; RTD com. 2018. 605, obs. F. Kendérian ), la troisième chambre civile exonérait en effet du droit de préemption la cession de deux parcelles, l’une construite, l’autre nue, louées à des preneurs différents. La Cour faisait alors référence à la notion « d’ensemble immobilier », dont le preneur à bail du local « n’était locataire que pour partie ». Une telle interprétation excluait donc le concept de « bâtiment », sans pour autant préciser le concept d’« ensemble immobilier ».

Confirmant les craintes nées de cette décision, la Cour d’appel d’Orléans (Orléans, 10 mars 2022, n° 20/012351) a procédé à une interprétation semblable. L’« immeuble » n’était donc pas simplement un « bâtiment », mais aussi un « ensemble immobilier ». Ainsi, en cas de vente d’un « ensemble immobilier composé de plusieurs bâtiments dont une maison en état d’insalubrité et de terrains », un locataire s’est vu privé de son droit de préemption dans la mesure où « la vente port(…)[e] pour partie, même faible, sur une maison d’habitation ne faisant pas partie du local pris à bail ». La notion « d’ensemble immobilier » semblait donc confirmée, comme contenue dans celle de cession globale d’un immeuble.

Mais qu’est-ce que la cession d’un ensemble immobilier ?

En l’absence de définition, trois acceptions sont concevables :

  • la vente dans sa totalité, dans son entier, de manière globale, d’un groupe d’immeubles, bâtis et/ou non bâtis, composant une certaine unité matérielle ;
  • la vente d’immeubles bâtis et/ou non bâtis composant une certaine unité matérielle, appartenant à un ensemble plus vaste, mais sans pour autant que cet ensemble ne soit cédé pour le tout ;
  • toutes les hypothèses dans lesquelles l’assiette du bien vendu excède celle du bien loué.

Si la première interprétation pouvait s’entendre, nous étions très réservés quant à la deuxième et particulièrement hostiles à la dernière, estimant qu’il fallait au minimum une certaine unité entre les immeubles cédés ou du moins un lien matériel certain et suffisant. Seule pouvait éventuellement échapper au droit de préemption, au vu de ces décisions dont, rappelons-le, la portée était bien incertaine, la vente globale d’un véritable « ensemble immobilier », vendu dans son entier… Et encore, certaines juridictions du fond semblaient avoir exclu l’application de l’exception relative à la « cession globale d’un immeuble comprenant des locaux commerciaux » dans des hypothèses où la vente portait sur des ensembles immobiliers (Amiens, 2 juin 2020, n° 18/03859 ; Limoges, 30 mars 2023, n° 21/00934), et ce, postérieurement à l’arrêt du 17 mai 2018…

Une interprétation extensive de la notion d’ensemble immobilier pouvait en effet laisser une large place à la fraude. Si la cession d’un immeuble loué à bail commercial à Lille et d’une villa à Saint-Tropez ne saurait manifestement constituer la cession globale d’un immeuble, il suffirait d’ajouter au bien loué un garage, une cave ou un local vélo ne faisant pas partie de l’assiette du bail, mais situés dans le même immeuble, voire dans le même « ensemble immobilier », pour qu’il s’agisse de la cession globale d’un immeuble comprenant des locaux commerciaux, exclusive du droit de préemption du locataire. Et qui devrait apprécier l’existence d’une éventuelle fraude ? Le notaire, à l’occasion de la vente qu’il est chargé d’instrumenter ? C’est lui confier une lourde responsabilité !

Malgré toutes les critiques qu’une telle solution peut susciter, la Cour de cassation semble en l’espèce maintenir le cap. Nul retour à la notion de bâtiment. Dans la première affaire jugée le 19 juin dernier (n° 23-17.604, Dalloz actualité, 1er juill. 2025, obs. J.-D. Barbier et S. Valade) la vente portait sur un local commercial loué ainsi que sur un terrain attenant, à usage de parking, qui ne faisait pas partie du bail. Confirmant la décision de 2018, la Haute Cour y voit la cession globale d’un immeuble.

Mais « le pire » restait à venir, puisque dans la seconde affaire (n° 23-19.292, Dalloz actualité, 1er juill. 2025, obs. J.-D. Barbier et S. Valade), en l’état de la cession d’un local loué par bail commercial ainsi qu’une cave, deux box et un local vide à usage de bureaux, la troisième chambre civile reconnaît que les juges du fond ont exactement déduit que le locataire ne bénéficiait pas d’un droit de préférence.

Remarque : dans la seconde affaire concernant la cession d’un local loué par bail commercial, relevons que le locataire estimait que son droit de préemption avait vocation à recevoir application en cas d’extension conventionnelle du statut des baux commerciaux, ce qui est éminemment contestable, puisque le droit de préemption suppose la vente d’un immeuble à usage commercial ou artisanal.

Elle enfonce même le clou en se fondant sur le fait que la cour d’appel avait constaté que « les locaux loués ne constituaient qu’une partie des lots objet de la vente » ! La thèse de la vente ayant un objet plus large que le bien loué semble donc consacrée. Essayons au moins de la circonscrire à la cession au sein d’une même copropriété (comme le relève l’avocate générale), d’un même bâtiment (ou d’un même ensemble immobilier, mais qu’est-ce qu’un ensemble immobilier ?) pour éviter le jeu de cette exception en cas de vente d’une cave à Paris et d’un local commercial à Lyon.

3. Si la volonté du législateur était simplement d’éluder le droit de préemption afin de ne pas obliger le bailleur à ventiler un prix global, il ne se serait pas encombré des exceptions tenant à « la cession unique de plusieurs locaux d’un ensemble commercial » ou à « la cession unique de locaux commerciaux distincts », ni à la cession globale d’un immeuble.

Impossible, dès lors, d’affirmer que Madame Pinel ait voulu exclure du droit de préemption toute cession dépassant l’assiette du bien loué. D’autant qu’il existe des solutions lorsque le bien vendu a un objet plus large :

  • La ventilation du prix, afin de permettre au locataire de ne se porter acquéreur que du bien loué, comme en décide la Cour de cassation en matière de droit de préemption du locataire d’habitation (en cas de congé pour vendre, Civ. 3e, 26 janv. 1994, n° 92-10.611 ; 24 nov. 2004, n° 03-13.571, AJDI 2005. 568 , obs. L. Ascensi ; Aix-en-Provence, 31 janv. 2013, n° 10/17133 ; s’agissant du droit de préemption de l’article 10 de la loi du 31 déc. 1975, il doit s’appliquer dès lors que la vente ne porte pas sur un bâtiment entier, ou sur l’ensemble des locaux à usage d’habitation dudit bâtiment, Civ. 3e, 8 juin 2005, n° 04-12.999, D. 2005. 1729 ; ibid. 2006. 958, obs. N. Damas ; AJDI 2005. 652 , obs. Y. Rouquet ). Ce serait d’ailleurs la position la plus cohérente à adopter !
  • Un droit de préemption sur le tout, comme le juge, ici encore, la Cour de cassation en matière de pacte de préférence (Civ. 3e, 19 juin 1970, n° 69-11.499 ; 6 juin 2012, n° 11-12.893, D. 2013. 391, obs. S. Amrani-Mekki et M. Mekki ; RTD civ. 2012. 525, obs. B. Fages et, refusant de ventiler, Civ. 3e, 9 avr. 2014, n° 13-13.949, Dalloz actualité, 18 avr. 2014, obs. Y. Rouquet ; D. 2014. 926 ; ibid. 2015. 529, obs. S. Amrani-Mekki et M. Mekki ; RTD civ. 2014. 647, obs. H. Barbier ). Mais qu’en sera-t-il lorsque la vente, qui sera la première après division, comportera le local commercial et un logement loué à un tiers ? On voit ici tout l’intérêt de la ventilation…

4. On ne peut, répétons-le, que s’étonner d’une telle position, sujette à interprétation et à la fraude dans un domaine où le premier juge sera le notaire. Est-ce bien à lui d’apprécier une telle situation et corrélativement d’engager sa responsabilité en cas d’annulation de la vente ou de purge, à tort, d’un droit de préemption ? Quelle attitude devra-t-il tenir face à la vente d’un local commercial loué et d’un logement ou d’un box situé à l’autre extrémité de « l’ensemble immobilier », voire partout ailleurs dans le monde ?

La Cour de cassation (le législateur en cette période de simplification ? mais ne rêvons pas) aurait pu faire œuvre pédagogique, soit en limitant l’exception à la notion de bâtiment, soit en retenant, comme en matière de bail d’habitation (congé pour vendre), que seule l’indivisibilité matérielle de l’immeuble (notion pas très évidente non plus et d’appréciation délicate), voire la cession de la totalité de l’ensemble immobilier, permettrait d’écarter le droit de préemption. Mais tel n’est pas le cas. C’est la porte ouverte à toutes les dérives, qui va donc en pratique consister en la source la plus importante de difficultés et qui va surtout susciter le contentieux le plus important.