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Le droit en débats

Droit voisin des éditeurs de presse et concurrence : quelles perspectives après l’affaire Google ?

Le nouveau droit voisin des éditeurs et des agences de presse n’a pu produire des effets qu’après l’intervention de l’Autorité de la concurrence. Cette situation inédite nous invite à repenser les liens entre droits de la propriété intellectuelle, concurrence et régulation.

Par Ophélie Wang le 27 Septembre 2022

Entre droits de propriété intellectuelle et droit de la concurrence, on imagine plutôt un rapport d’opposition. Cela est d’ailleurs logique, dans la mesure où un droit de propriété intellectuelle crée un monopole d’exploitation, forcément suspect aux yeux d’un droit chargé de lutter contre les pratiques anticoncurrentielles ! Ainsi plusieurs articles, colloques et ouvrages se penchent sur le rapport, a priori conflictuel, entre propriété intellectuelle et droit de la concurrence (v. par ex. P. Tréfigny [dir.], L’articulation des droits de propriété intellectuelle et du droit de la concurrence, Dalloz, 2020), tandis que la jurisprudence européenne a connu d’importants débats opposant propriété intellectuelle et concurrence, notamment autour des licences FRAND (v. not. CJUE 16 juill. 2015, aff. C‑170/13, Dalloz actualité, 10 sept. 2015, obs. J. Daleau ; D. 2015. 2482 , note J.-C. Roda ; RTD eur. 2015. 826, obs. L. Idot ; ibid. 865, obs. E. Treppoz ).

La récente affaire Google (Aut. conc., 9 avr. 2020, n° 20-MC-01, Dalloz actualité, 11 mai 2020, obs. F. Masmi-Dazi ; D. 2020. 1181, point de vue J.-C. Roda ; Dalloz IP/IT 2020. 560, obs. S. Dormont ; Légipresse 2020. 288, étude A.-S. Choné-Grimaldi ; ibid. 314, étude E. Derieux ; RTD com. 2020. 806, obs. E. Claudel ; 12 juill. 2021, n° 21-D-17, Dalloz actualité, 23 juill. 2021, obs. F. Masmi-Dazi ; D. 2021. 1591, point de vue A. Mendoza-Caminade ; ibid. 1624, entretien J. Larrieu ; Légipresse 2021. 395 et les obs. ; 21 juin 2022, n° 22-D-13, Dalloz IP/IT 2022. 406, obs. E. Rançon ) concernant la mise en œuvre du nouveau droit voisin des éditeurs de presse, constitue donc un cas plutôt original. En effet, il s’agit d’une occurrence de collaboration entre droit de propriété intellectuelle et droit de la concurrence. L’application de ce droit voisin des éditeurs de presse a bénéficié, voire dépendait du concours du droit de la concurrence et du contrôle de l’Autorité de la concurrence.

Comment se fait-il que le droit voisin des éditeurs de presse ne puisse s’appliquer sans intervention de l’Autorité de la concurrence ? Quelles conclusions en tirer sur le rôle du droit et de l’Autorité de la concurrence dans l’application d’un droit de propriété intellectuelle ?

Le droit voisin des éditeurs de presse, un droit sans effets ?

Le droit voisin des éditeurs de presse résulte de la directive UE 2019/790 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique. Elle a été créée par l’article 15 de cette directive, l’une des dispositions les plus controversées du texte, qui n’a été adoptée qu’après plusieurs années de débat. En droit français, ce droit voisin a été transposé aux articles L. 218-1 à L. 218-5 du code de la propriété intellectuelle (CPI) par la loi n° 2019-775 du 24 juillet 2019 tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse. Il permet aux éditeurs de presse de bénéficier d’un droit exclusif sur « toute reproduction ou communication au public totale ou partielle de [leurs] publications de presse sous une forme numérique par un service de communication au public en ligne » (CPI, art. L. 218-2).

La création d’un tel droit pour les éditeurs de presse, qui vient s’ajouter au droit d’auteur protégeant déjà les articles de presse en tant qu’œuvres de l’esprit, a pour objectif explicite de rééquilibrer le rapport économique entre les acteurs professionnels de la presse et les grandes entreprises du Web qui proposent des services d’agrégation de contenus comme Google actualités (v. par ex. dir., consid. 54). Le droit voisin des éditeurs de presse est censé permettre à ces derniers d’être rémunérés par les agrégateurs pour l’utilisation de leurs contenus, et donc de bénéficier d’une partie des revenus générés par ces plateformes en ligne.

Après sa transposition, le nouveau droit voisin a connu de grandes difficultés à être véritablement appliqué. Ainsi, en janvier 2022, plus de deux ans après la création du nouveau droit voisin en droit français, un rapport d’information de l’Assemblée nationale fait état d’un « nombre d’accords de rémunération au titre du droit voisin […] tout à fait marginal » et note que « rares sont [les éditeurs ou agences de presse] à avoir perçu une rémunération au titre du droit voisin » (Ass. nat., Rapport d’information n° 4902 sur l’application du droit voisin au bénéfice des agences, des éditeurs et professionnels du secteur de la presse, 12 janv. 2022).

La principale raison de cette difficulté réside dans la structure extrêmement déséquilibrée du marché de la presse en ligne. Non seulement les géants du Web tels que Google disposent d’un poids économique bien supérieur à celui des éditeurs de presse, ces derniers sont également dépendants des services d’agrégation de contenus en ligne. En effet, les revenus des journaux en ligne sont notamment générés par la fréquentation de leurs sites internet ; or cette fréquentation est amenée en partie par les agrégateurs de contenus. Les entreprises qui proposent ces agrégateurs disposent ainsi d’une position de négociation extrêmement confortable puisqu’elles peuvent, face à un éditeur peu coopératif, brandir la menace d’une désindexation de ses contenus.

C’est d’ailleurs précisément la stratégie qu’a adoptée Google lors de l’entrée en vigueur du nouveau droit voisin (v. not. N. Maximin, La douloureuse entrée en vigueur du droit voisin des éditeurs et des agences de presse, Dalloz IP/IT 2019. 584 ). L’entreprise, sans entrer dans des négociations, a proposé aux éditeurs de presse un contrat standard qui prévoyait une licence gratuite de leurs droits voisins. À défaut d’acceptation, les éditeurs voyaient leurs contenus disparaître du service Google actualités. La pression économique a, en effet, contraint de nombreux éditeurs à accepter cette licence par défaut.

Ainsi, la création d’un droit de propriété intellectuelle, sans qu’elle soit adossée à un mécanisme de régulation du marché, reste très abstraite. En l’occurrence, les éditeurs de presse, bien que munis de ce nouveau droit voisin, ne sont pas parvenus à le convertir en revenus. L’objectif affiché par la directive comme par la loi de transposition française, celui de permettre une meilleure rémunération des organes de presse, est resté théorique.

Ce n’est qu’en passant par une autre branche du droit, le droit de la concurrence et, surtout, par son organe de régulation, l’Autorité de la concurrence, que les éditeurs de presse ont pu faire produire des effets au droit voisin qui leur est dédié.

Le droit de la concurrence au secours du droit voisin

Confrontés aux licences gratuites imposées par Google, des syndicats d’éditeurs de presse (le Syndicat des éditeurs de la presse magazine ou SEPM et l’Alliance de la presse d’information générale ou APIG) et l’Agence France Presse (AFP) ont saisi l’Autorité de concurrence en novembre 2019.

L’Autorité de la concurrence a relevé qu’il existait effectivement un risque de pratiques anticoncurrentielles. Imposer des licences gratuites au titre du droit voisin des éditeurs de presse pouvait caractériser un abus de position dominante pour trois raisons. Premièrement, le fait d’imposer ces licences sans négociations possibles pouvait constituer des conditions de transaction inéquitables (C. com., art. L. 420-2 et TFUE, art. 102, a). Deuxièmement, le fait de ne proposer qu’un type de licence à tous les éditeurs ou agences de presse, de façon indifférenciée et sans prendre en compte leurs situations différentes, pourrait être une pratique discriminatoire (C. com., art. L. 420-2 ; et TFUE, art. 102, c). Enfin, l’Autorité relève qu’un abus de position dominante pourrait être caractérisé par le fait que Google profite de sa position sur le marché pour détourner l’objectif de la loi créant le droit voisin.

Convaincue d’une atteinte grave et immédiate au secteur de la presse, l’Autorité de la concurrence a, par une décision du 9 avril 2020 (n° 20-MC-01, préc.), imposé des mesures conservatoires à Google. Ces mesures visaient à forcer l’entreprise à entrer dans des négociations de bonne foi avec les éditeurs et agences de presse, sans que ces négociations n’aient d’influence sur l’indexation des contenus dans Google actualités. La décision de l’Autorité a été confirmée par la cour d’appel de Paris par un arrêt du 8 octobre 2020 (n° 20/08071, Dalloz IP/IT 2020. 588, obs. N. Maximin ; Légipresse 2020. 605, étude A.-S. Choné-Grimaldi ; ibid. 2021. 291, étude N. Mallet-Poujol ; RTD com. 2020. 806, obs. E. Claudel ).

Google s’est vue condamné à nouveau en 2021 pour le non-respect des mesures conservatoires. En effet, l’entreprise n’avait pas négocié de bonne foi, ayant notamment lié les discussions sur la rémunération au titre du droit voisin avec d’autres négociations commerciales. L’Autorité a ainsi prononcé une sanction financière et une obligation sous astreinte à respecter les injonctions (12 juill. 2021, n° 21-D-17, préc.).

Après plusieurs mois de discussion, Google a proposé une liste de sept engagements à l’Autorité de la concurrence. Google s’engage notamment à mener des négociations de bonne foi pour la rémunération distincte du droit voisin et à fournir aux éditeurs les éléments d’informations nécessaires à la négociation. L’Autorité a accepté ces engagements par une décision du 21 juin dernier (n° 22-D-13, préc.) qui clôt la procédure. Entre-temps, des accords ont été signés entre Google et les deux principaux syndicats d’éditeurs, l’APIG d’une part (en mars dernier) et le SEPM d’autre part (en avril).

La situation semble donc prendre la voie d’un dénouement paisible. Pourtant, cette affaire a fait naître des interrogations qui demeurent vivaces.

Rééquilibrer le marché face aux géants du numérique

La première question qui se pose est celle d’une possible régulation du secteur de la presse en ligne. Nous l’avons vu, le caractère très déséquilibré du marché a empêché toute négociation utile entre les acteurs sur une rémunération au titre du droit voisin des éditeurs de presse, ce qui a nécessité l’intervention d’un régulateur, l’Autorité de la concurrence. Faudrait-il alors une régulation plus pérenne du marché ? Qui prendrait le rôle de régulateur sectoriel ? Une réponse naturelle, au vu de l’affaire Google, serait l’Autorité de la concurrence, mais cette institution n’en a pas forcément la vocation. Elle se tient d’ailleurs en retrait de ce rôle en confiant – c’est l’un des engagements validés par la décision du 21 juin dernier – le suivi des engagements pris par Google à un mandataire indépendant et en n’en prenant pas la charge elle-même.

À défaut d’une véritable régulation sectorielle, peut-on espérer un rééquilibrage du marché de la presse grâce à des réformes législatives ? C’est l’objet, en tout cas, du futur règlement européen de législation sur les marchés numériques (Digital Markets Act ou DMA), voté au Parlement européen et validé par la Commission au cours de l’été, qui vise explicitement à limiter le pouvoir que les grosses sociétés du numérique détiennent sur leurs concurrents.