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Le droit en débats

Du boulot pour Don Quichotte

Par Daniel Soulez Larivière le 12 Mai 2020

« Don Quichotte sait ce qu’il en coûte de croire que la chevalerie errante s’accommode de tous les âges de la vie économique ». Cette phrase de Karl Marx s’applique bien à la situation du barreau à l’heure où, d’après les enquêtes du CNB, 27 000 avocats devraient quitter la profession.

Les grèves anti-réforme Belloubet qui ont duré plusieurs mois, suivies de celles contre la réforme des retraites, les plus longues et les plus vaines jamais vues, ont affaibli toute une catégorie d’avocats, achevée par l’arrêt forcé du fait du covid-19. Cette fatalité a été l’occasion d’une prise de conscience de ce que la prédiction de Marx concerne toute une partie du barreau. Chevaliers, ils se croient et sans doute souvent le sont-ils, chevauchant leur Rossinante de cabinet, sans même un Sancho Panza, pour les aider, défendant un idéal professionnel respectable mais dépassé. Cet idéal est celui de l’exercice individuel comme panacée et tremplin pour la réussite et la célébrité. Impossible de leur faire admettre la nécessité d’un travail collectif. Impossible même d’organiser des appels d’offre par les bureaux d’aide judiciaire. Ce serait vécu comme une contrainte par eux qui n’en veulent aucune, pas même celle d’une organisation minimale pour satisfaire la demande.

Combien de barreaux sont-ils capables de mettre en place une formation pour les avocats qui veulent faire de l’aide légale ? Plus aucun cabinet de province ne s’organise en collectif comme ce fut le cas à Montpellier, à Nantes ou avec Henri Leclerc à Paris dans les années 80. Le donquichottisme n’est pourtant pas la meilleure façon d’arriver à la prospérité et à la notoriété, malgré les starisations parfaitement justifiées d’avocats. Henri Leclerc, Olivier Metzner puis Éric Dupond-Moretti, Hervé Temime, sont devenus les rois du palais après avoir ramé dans les soutes quelques dizaines d’années. Leur notoriété enviable n’est pas l’aboutissement de la carrière des prolétaires professionnels que sont 25 % des membres du barreau.

Incapables que nous sommes de considérer qu’une profession obéit à une finalité sociale et non pas à la défense d’un rêve d’intérêts archaïques, nous ne voyons pas comment retrouver les vertus du passé dans un présent où la vie économique en est à un âge différent.

Nous avons un énorme marché insolvable, celui de la défense des plus démunis, au civil et au pénal. L’illusion française consiste à croire pouvoir servir cette demande sans aucune organisation collective. Mis à part de timides efforts réalisés avec succès à Paris et Lyon, il est impossible d’amener les jeunes à un minimum d’organisation dans la défense des plus démunis. Or le traitement de ce marché de l’aide légale est incompatible avec une aventure purement individuelle et une rémunération à l’acte. La solution pour l’aide judiciaire est de créer un ou plusieurs grands services qui emploieraient des avocats à plein temps pendant une durée déterminée. Une organisation collective rationnelle qui permettrait de professionnaliser cette défense et de la rendre égale à celle des riches, alors que la rémunération à l’acte ne le permet pas.

Il s’agirait ainsi de créer en France un « internat », en quelque sorte, de la profession comme il en existe en médecine, qui permettrait aux plus jeunes, sous la direction de quelques anciens, de rationnaliser un travail à plein temps. On cesserait ainsi de faire des concours de bricolage pour multiplier les actes tout en restant en cabinet individuel avec le fantasme d’une réussite qui ne viendra jamais. Il y a déjà dix ans, la Chancellerie a envisagé ainsi une « structure dédiée » qui permettrait de payer correctement les avocats (à l’époque, au tarif de l’UJA 2e année) pour qu’ils se concentrent complètement sur le service de l’aide légale1. Ce serait pour le droit le lieu d’un apprentissage remarquable comme l’internat l’est pour la médecine. Il ne s’agit pas de créer une deuxième profession qui serait celle des pauvres avocats défendant les pauvres justiciables. Mais, comme l’internat de médecine, d’un entraînement des meilleurs des plus jeunes sous la direction de plus anciens, à un travail collectif.

Dès lors que des professionnels sont payés à plein temps et s’organisent pour rendre un service complet, la rentabilité est au rendez-vous. Combien d’avocats, comme le signataire de ces lignes, ont été obligés dans leurs débuts, de donner 18 heures de cours par semaine pour pouvoir survivre ? Nous aurait-on proposé ce système d’internat après un concours, celui de la Conférence du stage ou un autre, qu’il n’y aurait pas eu de débat. Nous y serions allés tout de suite. D’autant qu’un tel entraînement de cinq à six ans à cette défense pénale et civile très variée crée une valeur sur le marché. Combien de gros cabinets cherchent de jeunes avocats compétents, pour pouvoir servir et traiter les gros dossiers ? Il existe sur le marché de l’emploi des avocats une offre qui n’est pas satisfaite.

Aux États-Unis, pour emporter des appels d’offres de gros business, certains grands cabinets doivent avoir un minimum de ressources consacrées au pro bono. Cela n’existe pas sérieusement en France car il n’y a pas de personnel pour assurer ce service. Ce pourrait pourtant être un débouché pour les jeunes après l’internat. Ils pourraient ainsi être recrutés pour faire du travail payant ambitieux et gratifiant pour des grosses structures qui n’ont pas le personnel compétent et expérimenté pour s’occuper d’affaires pénales des riches. Cette formation pourrait également permettre à ceux qui ont pris l’habitude du travail collectif, de s’organiser ensuite avec leurs camarades d’internat et créer des structures solides capables de satisfaire une demande solvable.

Un tel système existe au Canada, de même dans certaines villes américaines telles Philadelphie ou New York. L’Angleterre continue à régler à l’acte les avocats assurant l’aide judiciaire mais avec un budget national, deux fois plus important qu’en France il est vrai et ceci pour des raisons historiques. Mais la défense est contrôlée par un board indépendant des cours qui examine les plus gros budgets des avocats lorsque l’affaire est importante, exerce un contrôle et donne son aval au déblocage de fonds prévus à l’avance.

Comment des avocats français se soumettraient-ils à un contrôle de leurs dépenses a priori pour leurs clients commis d’office, alors même qu’ils sont trop rares à accepter l’idée proposée par certains barreaux, d’une formation obligatoire pour être éligible à la pratique de l’aide légale. On n’imagine pas les ravages que fait la médiocrité du traitement de l’aide judiciaire malgré le dévouement de certains. À quoi s’ajoute cette position de suppliant pour obtenir chaque année une revalorisation du paiement à l’acte. Rien de tel s’il existait un budget global pour rémunérer un service global professionnalisé.

Une telle organisation dispenserait aussi une formation permanente, notamment aux technologies modernes. Elle donnerait davantage de poids au barreau. Indépendamment de leurs défauts intrinsèques et de leur inadaptation, ses organes représentatifs souffrent d’une déchirure entre le barreau inséré dans la vie économique et celui qui ne l’est pas. La prolétarisation d’une partie des avocats arrive à une limite fatale et favorise, comme toujours dans ces situations, un poujadisme mortel. Que la défense des plus démunis soit organisée collectivement serait politiquement nouveau. Avec l’internat, les avocats seraient rémunérés pour leurs interventions à égalité avec les magistrats. Cela renforcerait le respect mutuel et inciterait les pouvoirs publics à prendre en considération non plus simplement leurs revendications corporatistes, mais les demandes politiques et sociales justifiées par leur participation au service régalien rendu au public.

Cela ne fait guère que vingt-cinq ans que l’on parle d’un « internat des avocats » sans avancer d’un iota. L’occasion dramatique qui s’ouvre devant nous doit recevoir la bonne réponse. Celle-ci ne peut passer que par une réorganisation collective de la défense, un grand service public qui pourra mieux être perçu comme tel.

 

1 Projet porté par Didier Leschi, chef de service de l’accès au droit et de l’aide aux victimes (2008-2013).