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Le droit en débats

Durée maximale des enquêtes préliminaires : de la lenteur à l’arrêt ?

L’un des dispositifs emblématiques du projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire réside dans la fixation d’une durée maximale de l’enquête préliminaire. Au-delà du vœu du législateur, les contraintes de fonctionnement de la justice pourraient cependant précipiter la chaîne pénale de l’essoufflement vers l’asphyxie.

Par Julien Goldszlagier le 27 Mai 2021

L’effet de la réduction de la durée des enquêtes préliminaires

Lors des discussions en séance sur l’article 2 du projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, la question de l’effet de la limitation à trois ans de l’enquête préliminaire sur la charge des cabinets d’instruction a été, sinon occultée, largement survolée.

Il est soutenu en effet par les artisans de la réforme que le faible nombre d’enquêtes préliminaires dépassant trois ans n’aurait qu’un impact négligeable sur la chaîne pénale, notamment si le choix était fait de les poursuivre dans le cadre d’une ouverture d’information. Une opération neutre, ou presque.

L’analyse des chiffres qui figurent dans l’étude d’impact ne suggère pas le même optimisme. Elle incite même à nourrir une franche inquiétude.

Combien de procédures ?

L’étude d’impact, sur laquelle le garde des Sceaux s’est appuyé1 pour bâtir son argumentaire, retient un pourcentage de 3,2 % d’enquêtes préliminaires d’une durée supérieure à trois ans (contre 1,5 % en 2019)2.

La faiblesse du pourcentage, cependant, cache la masse des affaires. C’est un biais connu de la théorie de la décision qui consiste à négliger la taille de l’échantillon de base. Sur une population considérable, même un pourcentage modeste représente un effectif important. Toutes choses égales par ailleurs, cela explique comment, malgré une incidence statistiquement faible des cas graves de covid-19, le volume de la population totale infectée a pu entraîner un risque de submersion des capacités du système de santé.

Si l’on s’en tient aux chiffres du rapport d’impact, ce sont 49 858 procédures de police qui excédaient en 2020 la durée légale maximale prévue par le texte du projet.

À ces 49 858 procédures de police, il faut ajouter les procédures de la gendarmerie nationale, qui représentent en 2020 un faible pourcentage (2 %), mais un nombre de 9 480 enquêtes.

Il y a lieu d’observer à cet égard que le stock de procédures de plus de trois ans augmente sans discontinuer entre 2015 et 2020, que ce soit en police ou gendarmerie, ce qui ne laisse pas présager de diminution notable du stock d’ici trois années, quand s’appliquera la limitation de la durée à l’encourt de procédures.

On peut donc estimer que, lorsque le délai couperet sera mis en œuvre, il portera sur un minimum de 62 929 procédures3.

Quel sort pour les enquêtes préliminaires de plus de trois ans ?

À l’échéance des trois ans, le destin d’une enquête préliminaire est le suivant :

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Il est impossible à ce stade de former des hypothèses solides sur le destin de ces procédures, pour lesquelles on dispose de peu d’éléments.

• On peut imaginer qu’un certain nombre d’enquêtes en matière de criminalité organisée bénéficieront de l’extension de deux ans prévue par le texte4. Il est cependant raisonnable de penser que ce nombre sera faible, notamment 1) parce qu’elles représentent une faible partie des 62 929 enquêtes préliminaires en cours et 2) parce que ce type d’enquête fait souvent l’objet d’ouvertures d’information précoces en raison de la nécessité de recourir à des mesures de contrainte (détention provisoire ; contrôle judiciaire) que le cadre de l’enquête préliminaire ne permet pas. À cet égard, les statistiques policières identifient 8 600 procédures liées à la « grande criminalité » en 20205, quel que soit le cadre d’enquête (préliminaire ou commission rogatoire), ou leur durée. Ce qui laisse supposer un nombre modeste d’enquêtes préliminaires candidates à l’extension.

• Un certain nombre d’enquêtes à faibles perspectives de résolution feront l’objet de classement.

• Peu de procédures, imagine-t-on, feront l’objet de poursuites pour n’être, par hypothèse, pas en état à ce stade.

• Une partie importante – en particulier les enquêtes présentant des éléments de complexité – fera l’objet d’une ouverture d’information.

Quel impact pour les cabinets d’instruction ?

Il y avait, en 2017, 564 juges d’instruction, ce qui représente autant de cabinets.

Selon les chiffres clés du ministère de la Justice, le flux des dossiers représentait ces dernières années (hors impact covid-19)6 :

tableau1-gold.jpg

Pour évaluer l’impact de la réforme, on peut retenir, en première approximation que 564 cabinets, qui ont réglé entre 16 263 et 15 480 dossiers entre 2017 et 2019, ont une capacité annuelle de traitement des dossiers sur la période qui s’établit entre 27,4 et 28,8 dossiers, alors que les flux entrants représentent en moyenne 31 nouveaux dossiers.

Du sort réservé par les parquets aux 62 929 enquêtes préliminaires arrivant à l’échéance de trois ans dépendra celui des cabinets d’instruction :

• si la totalité des enquêtes sont ouvertes à l’instruction, cela représentera un flux annuel maximum de 164 dossiers supplémentaires par cabinet, soit plus de cinq fois la charge habituelle entrante, pour une capacité de traitement dont on comprend qu’elle ne fera pas l’objet d’une augmentation significative7,

• pour que l’augmentation annuelle de dossiers dans chaque cabinet ne fasse que doubler, il faudrait que plus des deux tiers des enquêtes préliminaires de plus de trois ans fassent l’objet d’un classement sec.

En l’absence d’éléments sur l’encours des dossiers d’enquête préliminaire de plus de trois ans, il est difficile de quantifier l’augmentation prévisible de la charge induite par la réforme, mais il est peu probable que celle-ci reste constante, à capacité de traitement égal. Il s’ensuit que celle-ci pèsera sur la durée de traitement des affaires pénales.

Toutes choses étant égales par ailleurs, le traitement d’un dossier par un cabinet d’instruction et par le parquet diffère en cela que la conduite de l’enquête par le parquet consiste pour l’essentiel – et au mieux – à diriger l’action des forces de police, alors que le juge d’instruction doit assurer lui-même un certain nombre d’actes d’investigation (interrogatoires, confrontations, reconstitutions) ou juridictionnels (ordonnances sur demande des parties). De sorte que, si le volume d’enquête suivi par les parquets est en théorie largement extensible, au prix (très chèrement payé) d’une direction des investigations policières très superficielle – voire inexistante –, il en va différemment du juge d’instruction, dont l’emploi du temps est hautement déterminé par les sujétions de la procédure pénale.

On peut ainsi estimer que si un flux de 17 500 dossiers est traité par le système en 33 mois, le doublement de cette charge induit au moins un doublement de la durée de traitement, sauf les cabinets d’instruction à bénéficier de capacités de montée en charge qui n’apparaissent pas résulter de la documentation publique ou de l’expérience des professionnels. Autrement dit, la durée de l’instruction préparatoire passerait de 33 à 66 mois, soit plus de cinq années en moyenne, après enquête préliminaire.

Dans l’hypothèse la plus défavorable (surcroît de 164 dossiers par cabinet), la durée moyenne passerait à 207 mois, soit 17 ans et 4 mois environ.

Aussi improbable qu’une telle hypothèse puisse apparaître, elle montre en quoi la faiblesse apparente d’un pourcentage de 3 %, qui a porté le débat parlementaire jusqu’alors, ne constitue pas une information pertinente pour apprécier l’effet de la réforme.

Elle laisse également entrevoir une menace réelle de congestion du système qui n’a pas été évaluée, et qui se résoudra difficilement si elle se réalise – même partiellement –, hors l’alternative consistant à revenir sur la réforme en cours ou mettre fin à l’institution de l’instruction préparatoire.

Enfin, les données exploitées étant vierges de tout élément d’appréciation qualitatif, il y a lieu de souligner le risque spécifique pesant sur le fonctionnement de pôles spécialisés en matière économique et financière, environnementale ou de santé publique.

Faute de donnée suffisamment précise, on peut s’appuyer sur les statistiques relatives à la durée des affaires pénales publiées par le ministère de la Justice. Si l’on s’intéresse à l’indicateur de la durée des affaires terminées relatives aux personnes morales8, le délai de traitement des affaires terminées était de 35,6 mois en moyenne pour une citation directe (contre 25,4 mois en moyenne) et de 88,5 mois (contre 44,8 mois en moyenne) pour une instruction préparatoire. Autrement dit, dans les contentieux spécialisés, on se situe dans le haut du spectre de la durée des enquêtes et des informations judiciaires.

Il s’ensuit que, notamment en matière économique et financière, 1) l’effet de substitution entre l’information judiciaire et l’enquête préliminaire est susceptible d’être plus important que dans le contentieux généraliste (plus de dossiers seront ouverts à l’instruction spécialisée à la suite de la limitation de la durée des enquêtes préliminaires), 2) l’effet de saturation sera plus important (les dossiers techniques seront distribués sur un nombre plus restreint de cabinets d’instruction spécialisés) et 3) l’augmentation de la durée globale des procédures sera également encore plus significative, à supposer, bien sûr, que le système parvienne à supporter une telle montée en charge, ce qui, au vu des hypothèses de travail chiffrées, n’est pas certain.

Aussi bien, l’on peut douter que dans les conditions actuelles de fonctionnement de l’institution judiciaire, l’exigence de rationalité qui doit présider à l’élaboration de la loi soit pleinement satisfaite. Au vu de l’insuffisance des informations quantitatives – pour ne rien dire de leur exploitation par les parties prenantes de l’œuvre législative –, et s’agissant des éventuelles conséquences de la réforme sur l’ensemble de la chaîne pénale, conclure au respect de l’objectif à valeur constitutionnelle de la bonne administration de la justice serait audacieux.

 

Notes

1. Et avant lui, la commission Mattei, dont le rapport est à l’origine du texte. Ces éléments quantitatifs sont issus des données du ministère de l’Intérieur fournies à la commission lors de ses travaux.

2. Un effet de la pandémie qu’il est raisonnable de ne pas envisager de résorber à effectifs de police constants.

3. Sans compter les procédures suivies par le service d’enquêtes judiciaires des finances, qui sont relativement peu nombreuses, mais intéresse des enquêtes souvent complexes et à vocation internationale, donc longues.

4. L’article 2 du projet de loi prévoit que la durée de l’enquête préliminaire peut être étendue à 5 ans (3+2) pour les infractions visées aux articles 706-73 et 706-73-1 du code de procédure pénale, soit les infractions relatives à la criminalité organisée.

5. Sans épouser les termes des articles 706-93 et 706-93-1 du code de procédure pénale, l’emploi de la formule suggère au moins un lien avec la « bande organisée ».

6. Soit une tendance à l’augmentation du stock.

7. Laquelle supposerait un recrutement massif de magistrats instructeurs et de greffiers dès l’exercice en cours.

8. Dont on fait l’hypothèse qu’elles sont surreprésentées dans les contentieux dits « spécialisés », et constituent donc une approximation pertinente de la spécificité de ces contentieux.