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Le droit en débats

Écriture inclusive et langue française : Une histoire de droit… et de liberté

Quatre petits points gravés dans le marbre en lettres d’or, semés dans les mots « conseiller.e.s » et « président.e.s » inscrits sur des plaques commémoratives de la Ville de Paris.

Par Nicolas Hervieu le 21 Mars 2023

Ainsi présenté, l’enjeu semble dérisoire. Mais plongé dans le chaudron bouillonnant du débat médiatique, il devient soudainement existentiel et passionnel. Voire irrationnel. Le phénomène est connu, car désormais quasi-quotidien. Toutefois, bien plus rares sont les occasions de voir un tel enjeu tranché en justice. C’est à ce titre que le jugement rendu le 14 mars 2023 par le tribunal administratif de Paris est doublement précieux.

Non seulement il offre une remarquable opportunité d’aborder des interrogations inédites sur les rapports ambiguës entre droit et langue. Mais surtout, il permet de dissiper, via l’éclairage juridique, nombre de faux-semblants sur un principe inscrit au frontispice de notre Constitution : « La langue de la République est le français ».

L’écriture inclusive, déclinaison admissible de la langue française

Aux sources de ce contentieux réside l’initiative d’une association qui s’est donnée pour mission « de promouvoir, d’illustrer et de défendre la langue française ». En décembre 2021, elle a été informée par voie de presse qu’à l’occasion d’une « actualisation » de deux plaques commémoratives – en hommage aux anciens présidents du Conseil de Paris et aux conseillers ayant effectué plus de 25 ans de mandat –, les mots « président.e.s » et « conseiller.e.s » ont été gravés.

En réaction, l’association a demandé à la maire de Paris de retirer ces plaques de l’enceinte de l’hôtel de Ville aux motifs qu’ils comportaient une « écriture dite “inclusive” ». Le mutisme de la maire ayant fait naître une décision implicite de rejet, l’association a déféré celle-ci au tribunal administratif de Paris. Outre l’annulation de la décision, elle a demandé qu’il soit ordonné « à la maire de Paris “de ne plus utiliser – ou de faire utiliser – ce type d’écriture dans l’espace public tenu sous sa responsabilité” ».

Au soutien de ses prétentions, l’association faisait essentiellement valoir que l’écriture « inclusive » méconnaitrait l’article 3 de la loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, lequel dispose que « toute inscription ou annonce apposée ou faite sur la voie publique, dans un lieu ouvert au public ou dans un moyen de transport en commun et destinée à l’information du public doit être formulée en langue français ».

En d’autres termes, pour l’association requérante, l’écriture inclusive – au même titre qu’une langue étrangère ou un dialecte régional – ne serait pas française. Telle n’est cependant pas l’analyse du tribunal administratif de Paris qui, sans détour, juge qu’« il ne résulte pas des dispositions précitées, ni d’aucun autre texte ou principe que la graphie appelée “écriture inclusive”, […] ne relève pas de la langue française ».

En somme, la décision de la Ville de Paris d’inscrire puis de maintenir les mots « conseiller.e.s » et « président.e.s » sur les plaques commémoratives n’est aucunement illégale. Mais une telle solution dépasse de très loin le sort particulier de ces plaques.

Une validation juridique de l’écriture inclusive

D’abord, la notion d’« écriture inclusive » est bien plus vaste que la définition retenue par le tribunal administratif de Paris, pour qui cette écriture consiste « à faire apparaître, autour d’un point médian, l’existence des formes masculine et féminine d’un mot ne relève pas de la langue française ». En effet, l’usage du point médian n’est qu’une déclinaison d’une méthode plus vaste qui, selon les mots de Sophie Roussel, constitue « un ensemble d’attentions graphiques et syntaxiques permettant d’assurer dans la langue une égalité des représentations entre les femmes et les hommes, en explicitant toujours la mixité d’un groupe humain, soit par la “réduplication” qui correspond à une explicitation lexicale (les candidats et les candidates), soit par l’emploi d’un terme épicène (les personnes candidates), soit encore par le recours à une graphie particulière autour du point médian (les candidat.e.s). » (concl. sur CE 28 févr. 2019, nos 417128 et 417445, AJDA 2019. 484 ; ibid. 994 , note J.-M. Pontier ; Constitutions 2019. 107, chron. L. Domingo ).

Ensuite, et surtout, le jugement du tribunal administratif de Paris n’implique pas seulement que l’écriture inclusive soit autorisée pour les inscriptions ou annonces « sur la voie publique, dans un lieu ouvert au public ou dans un moyen de transport en commun », au sens de l’article 3 de la loi du 4 août 1994. C’est l’ensemble des hypothèses où la langue française est légalement requise qui pourraient être concernées. Ainsi, selon l’article 1er de la même loi, la langue de « l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics » doit être le français, donc potentiellement en usant de l’écriture inclusive. Il en est de même pour la rédaction de tous les actes juridiques et de toutes les décisions de justice qui, en vertu de l’ordonnance du 25 août 1539 dite « de Villers-Cotterêts », doivent être rédigés en « langage maternel françois » donc en français (CE, sect., 22 nov. 1985, Quillevère, n° 65105, Lebon ).

En somme, en l’absence de dérogation textuelle expresse, l’écriture inclusive peut parfaitement être utilisée par toute administration et juridiction dans ses relations avec les usagers. Et réciproquement, la rédaction d’une demande administrative ou d’une requête contentieuse en écriture inclusive ne saurait vouer celle-ci à l’irrecevabilité. Dès lors, chacun le perçoit bien : d’un jugement relatif à de simple plaques commémoratives municipales pourraient surgir d’amples conséquences. Car le raisonnement du tribunal administratif jette une lumière crue sur le fait que notre droit tolère aisément l’écriture inclusive.

Un jugement solidement fondé en droit

Reste toutefois à savoir si un tel jugement sera pérenne et s’il résistera aux fourches caudines de l’appel voire de la cassation. Car l’on imagine aisément que l’association entendra poursuivre son combat existentiel, au besoin jusque devant le Conseil d’État.

En pareille circonstance, pour tout observateur raisonnable, rester prudent est de bon aloi. De fait, il est toujours hasardeux et périlleux de prétendre prédire des décisions de justice futures, surtout à propos d’enjeux sensibles. Pour autant, force est de constater que la solution du tribunal administratif de Paris apparaît solidement fondée en droit.

Premièrement, sauf à recourir à une lecture pour le moins constructive et audacieuse de la notion de « langue », il semble difficile de faire valoir qu’une simple graphie relevant de l’écriture inclusive – qui consistait, en l’espèce, dans le seul recours à un point médian – constitue une langue à part entière qui se distinguerait de la langue française. En effet, pour reprendre une définition du dictionnaire de l’Académie française lui-même, une langue est un « système d’expression verbale qui est d’emploi conventionnel dans un groupe humain et permet à ses membres de communiquer entre eux », lequel système est « considéré dans sa particularité, par différence avec les systèmes de même nature utilisés par d’autres communautés ».

En ce sens, le postulat inscrit à l’article 2 de notre Constitution selon laquelle « la langue de la République est le français » vise nécessairement à exclure d’autres systèmes linguistiques telle une langue étrangère (v. réc., CE 1er avr. 2022, n° 450613, §§ 2-3, AJDA 2022. 1763 ; RFDA 2022. 845, note M. Barba ) ou une langue régionale (v. not., Cons. const. 15 juin 1999, n° 99-412 DC, AJDA 1999. 627 ; ibid. 573, note J.-E. Schoettl ; D. 1999. 598 , note J.-M. Larralde ; ibid. 2000. 198, obs. F. Mélin-Soucramanien ; 21 mars 2021, n° 2021-818 DC, §§ 19-20, AJDA 2021. 1062 ; ibid. 1750 ; ibid. 1297, tribune P.-Y. Gahdoun , note M. Verpeaux ; AJCT 2021. 273, obs. G. Pailler ). Il ne saurait en être ainsi pour l’écriture inclusive, qui n’a pas vocation à supplanter ou remplacer la langue française – entendu comme un idiome propre à une communauté nationale – mais à en ajuster certaines règles orthographiques et grammaticales. Certes, d’aucuns s’offusquent de tels ajustements et – peut-être surtout – des ambitions d’une telle démarche. Il n’en reste pas moins qu’objectivement, le dessein inclusif s’inscrit dans le « système » de la langue française, laquelle n’est en rien rétive à l’évolution.

Ce dernier constat n’est pas seulement linguistique mais est aussi juridique. Le Conseil constitutionnel a lui-même relevé que « la langue française évolue, comme toute langue vivante, en intégrant dans le vocabulaire usuel des termes de diverses sources, qu’il s’agisse d’expressions issues de langues régionales, de vocables dits populaires, ou de mots étrangers » (Cons. const. 29 juill. 1994, n° 94-345 DC, § 6, AJDA 1994. 731 , note P. Wachsmann ; D. 1995. 295 , obs. E. Oliva ; ibid. 303 , obs. A. Roux ).

Dans ces conditions, l’argumentation de l’association requérante pouvait difficilement prospérer. Car celle-ci reposait manifestement sur le postulat qu’il existerait un corpus univoque de règles qui, seul, aurait défini correctement la notion juridique de « langue française ». Corpus qui rejetterait l’écriture inclusive tel un corps étranger. Or, si cette analyse peut potentiellement être discutée sur le terrain du débat linguistique voire morale et idéologique, il ne l’est guère sur le terrain proprement juridique. En particulier, et à rebours de l’argumentation de la requérante, il ne ressort aucunement de la loi du 4 août 1994 « relative à l’emploi de la langue française » une quelconque définition matérielle de cette langue et de ses règles.

Deuxièmement, c’est en vain que la requérante s’est tournée vers une « institution » qui pourrait incarner cet hypothétique graal de l’unicité de la langue française : l’Académie française. Certes, c’est sans ambages que les Immortels ont voué aux gémonies l’écriture inclusive, en qualifiant celle-ci, en 2017, d’« aberration » et même de « péril mortel ». Cependant, cette excommunication académique n’emporte aucun effet juridique. Si les statuts de l’Académie prévoient que sa « principale fonction » est « de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences », strictement aucun texte juridique ne confère à ses avis une quelconque valeur contraignante. C’est ainsi que le tribunal administratif a pu aisément juger que « la circonstance […] que l’Académie française se soit déclarée opposée à son usage » était sans aucune incidence légale.

Troisièmement, et enfin, il est difficile de contredire le jugement commenté lorsqu’il retient qu’est aussi indifférente « la circonstance que le ministre de l’Éducation nationale ait proscrit son utilisation à l’école par une circulaire du 5 mai 2021 ». D’abord, le fait que l’article 2 de la loi de 1994 dispose que la langue française « est la langue de l’enseignement » – mais aussi « du travail, des échanges et des services publics » – signifie seulement que le français doit être utilisé à l’école. Et non que « la langue française » serait celle qui est usuellement enseignée aux élèves. Ensuite, par déclinaison de ce que le Conseil d’État a jugé à propos d’une précédente circulaire de 2017, celle de 2021 ne peut concerner que les « services placés sous [l’]autorité » du ministre qui en est l’auteur (CE 28 févr. 2019, nos 417128 et 417445, préc.), ce qui n’est manifestement pas le cas d’une collectivité territoriale telle que Paris.

Certes, en 2019, le Conseil d’État avait relevé notamment que « la circulaire attaquée [de 2017] s’est bornée à donner instruction aux administrations de respecter, dans la rédaction des actes administratifs, les règles grammaticales et syntaxiques en vigueur ». Mais bien loin de révéler l’existence de « règles » juridiquement contraignantes en matière de graphie et de grammaire, ce constat du Conseil d’État visait seulement à fonder l’idée qu’« aucune norme supérieure ni aucun principe n’interdit au Gouvernement de montrer l’exemple dans sa sphère de compétence, soit en se recommandant de l’usage, comme ici s’agissant de la technique du point médian, soit en s’écartant de l’usage, par exemple en promouvant la féminisation des noms des métiers et certains néologismes » (concl. de S. Roussel, préc.).

Une écriture inclusive sous sceau des libertés

En définitive, l’état actuel de notre droit offre une ample liberté quant à l’usage de l’écriture inclusive, mais aussi quant à la faculté pour les autorités administratives de la désapprouver ou, à l’inverse, de la favoriser dans leurs sphères de compétence respectives. Dans ce contexte normatif, ce n’est donc probablement pas dans le juge que les contempteurs de l’écriture inclusive trouveront le salut.

Par contraste, pour exclure l’écriture inclusive de « la langue française » – du moins dans la seule sphère administrative –, la voie législative leur offrirait davantage de perspectives. Car le Conseil constitutionnel a déjà jugé qu’il était « loisible [au législateur] de prescrire […] aux personnes morales de droit public comme aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public l’usage obligatoire d’une terminologie officielle » (Cons. const. 29 juill. 1994, n° 94-345 DC, préc., § 8). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, ces dernières années, les propositions de loi pullulent à ce sujet (v. not., une proposition du 22 janv. 2022).

Est-ce à dire qu’une telle démarche serait constitutionnelle et, par ailleurs, opportune ? Rien n’est moins sûr.
Car en prétendant soustraire « la langue française » – au sens de la Constitution – « à la grammaire descriptive, fruit de l’observation du ou des usages » pour la soumettre à une « grammaire normative » (concl. de S. Roussel, préc.), le législateur mettrait le doigt dans un dangereux engrenage, qui le contraindrait à devoir s’ériger régulièrement en arbitre ultime de débats linguistiques incessants. À cet égard, un renvoi par la loi aux décisions de l’Académie française – à supposer qu’il soit constitutionnel – ne résoudrait rien, tant les règles orthographiques et grammaticales sont, par nature, volatiles et discutées. Et surtout historiquement et socialement situées.

À titre d’éloquente illustration, même la règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » – et qu’aspire à combattre l’écriture inclusive – est loin d’être intemporelle et neutre. En effet, il est largement établi ce n’est qu’au XVIIe siècle qu’elle a été cristallisée, au surplus sous l’effet de préjugés sexistes propres aux membres de l’Académie de l’époque, alors exclusivement masculins.

Dès lors, la sagesse pourrait commander de maintenir la langue française sous le sceau de la liberté. Car comme l’a souligné l’un de ses plus illustres représentants, la « langue française n’est point fixée et ne se fixera point. Une langue ne se fixe pas. L’esprit humain est toujours en marche, ou, si l’on veut, en mouvement, et les langues avec lui. Les choses sont ainsi. […] C’est donc en vain que l’on voudrait pétrifier la mobile physionomie de notre idiome sous une forme donnée. C’est en vain que nos Josué littéraires crient à la langue de s’arrêter ; les langues ni le soleil ne s’arrêtent plus. Le jour où elles se fixent, c’est qu’elles meurent » (Victor Hugo, Préface de Cromwell, 1827).