Présentée par quatre femmes âgées et une association représentant plus de 2 000 femmes âgées résidant en Suisse, la requête invoquait la violation de leur droit à la vie (Conv. EDH, art. 2), de leur droit à la vie privée (art. 8) et de leur droit d’accès à un procès équitable (art. 6) en raison de l’absence de mesures suffisantes d’atténuation du changement climatique prise par l’État suisse. Alors que les affaires Carême et Duarte Agostinho ont été jugées irrecevables pour des raisons procédurales, la décision KlimaSeniorinnen accueille certaines des prétentions des requérantes et condamne de façon inédite un État pour insuffisance d’action climatique. Cet arrêt a ainsi vocation à poser un précédent qui aura une portée renouvelée dans d’autres contentieux climatiques, devant des instances nationales et d’autres juridictions internationales, tant au regard de la recevabilité de l’action que des obligations positives des États. En effet, si la décision n’est contraignante que pour la Suisse, elle fixe un standard a minima pour les autres États membres du Conseil de l’Europe.
D’abord, sous l’angle de l’intérêt et la qualité pour agir, si la Cour rappelle que le système de la Convention ne reconnaît pas les requêtes de type actio popularis, elle considère néanmoins que l’action de l’association requérante est recevable. Ensuite, la décision conclut à la violation des articles 8 et 6 de la Convention par la Suisse. Afin de mieux souligner l’importance de cette décision, seuls seront évoqués les points relatifs aux obligations positives pesant sur les États concernant le respect du droit à la vie privée et familiale prévu à l’article 8.
L’admission de l’action d’une association de défense des intérêts de victimes du changement climatique
À titre préalable, il convient de souligner que la Cour commence l’exposé de son appréciation au fond par une remarque selon laquelle les effets délétères du changement climatique « pèsent tout particulièrement sur diverses catégories vulnérables de la société qui ont besoin d’une attention et d’une protection spéciales de la part des autorités ». Elle reconnaît ainsi l’existence de catégories de victimes du changement climatiques. Cette question est sous-jacente à de nombreux contentieux climatiques qui visent à faire admettre que les jeunes4, les personnes âgées (dans la présente affaire), les agriculteurs5, les Inuits6 …, sont des victimes particulièrement vulnérables.
Néanmoins, dans cet arrêt, la Cour opère une distinction sous l’angle de l’intérêt et la qualité pour agir entre l’association requérante et les victimes personnes physiques pour les raisons qui seront ci-après exposées.
La reconnaissance de la qualité pour agir de l’association Les Aînées pour le climat
Si la grande chambre de la Cour rappelle l’impossibilité d’exercer devant elle une actio popularis dans un but d’intérêt général (§ 460), elle décide néanmoins que l’association KlimaSeniorinnen a qualité pour agir au motif qu’elle « défendait les droits et les intérêts des individus face aux menaces du changement climatique dans l’État défendeur », y compris ceux de ses membres personnes physiques. C’est un des apports majeurs de la décision. En effet, la recevabilité de l’action est le premier écueil en matière de contentieux climatiques. Pour justifier sa décision, la Cour relève qu’en raison de la nature en partie collective et intergénérationnelle de la crise climatique et la complexité des questions qui sous-tendent les contentieux climatiques, les ONG sont mieux outillées que les individus (§ 489).
La Cour précise également dans quelles conditions une association peut avoir intérêt à agir. Elle doit : « a) avoir été légalement constituée dans le pays concerné ou avoir la qualité pour agir dans ce pays, b) être en mesure de démontrer qu’elle poursuit un but statutaire correspondant au climat dans la défense des droits fondamentaux de ses adhérents ou d’autres individus, et c) être en mesure de démontrer qu’elle peut être considérée comme véritablement représentative et habilitée à agir pour le compte d’adhérents ou d’autres individus touchés dans le pays concerné se trouvent exposés à des menaces ou conséquences néfastes spécifiques liées au changement climatique. » (§ 502).
La Cour ajoute cependant qu’il n’est pas nécessaire d’établir le statut de victime pour les individus que l’association représente. Les conditions posées apparaissent ainsi particulièrement peu restrictives, ce qui donne aux ONG un avantage significatif pour établir leur intérêt à agir, à la fois devant la Cour européenne mais aussi devant les tribunaux nationaux au regard de l’autorité de cette décision. Plusieurs considérations ont joué sur ce point : en effet, la Cour note qu’un nombre important d’États européens admettent déjà les « litiges d’intérêt public » menés par des associations et que la Convention d’Aarhus7 oblige ses États parties à admettre la qualité pour agir des ONG en matière environnementale, la plupart des États membres du Conseil de l’Europe l’ayant ratifié.
En définitive, en reconnaissant la qualité pour agir à une ONG, la grande chambre de la Cour nous paraît avoir introduit une exception importante à la règle de l’exclusion l’actio popularis.
L’absence de qualité à agir des victimes personnes physiques en l’espèce
Bien que la Cour admette que le changement climatique porte atteinte aux droits fondamentaux des individus, la Cour considère néanmoins que les requérantes individuelles ne sont pas parvenues à démontrer qu’elles étaient effectivement touchées personnellement et directement par les effets délétères du réchauffement, ni qu’il existe un « besoin urgent » d’assurer leur protection individuelle. Sur ce point, la Cour semble se montrer sensible aux motifs des décisions nationales suisses. Elle refuse de qualifier les requérantes de « victimes potentielles ». Il en résulte que la Cour adopte une acception relativement stricte de la notion de « victime » (§§ 465 s.).
Elle n’exclut cependant pas que des personnes privées puissent, dans certaines circonstances se prévaloir de la qualité de victime (§ 487) et invoquer une violation de leur droit à la vie protégé par l’article 2 de la Convention (v. infra). En définitive, si on peut déceler dans la décision commentée la volonté de ne pas ouvrir trop largement la voie pour éviter la multiplication des contentieux climatiques, elle n’est cependant pas définitivement refermée pour les personnes physiques.
Le constat de la violation de l’article 8 de la Convention
La Cour reconnaît l’application en l’espèce de l’article 8 et sa violation par la Suisse8.
Toutefois et avant de rentrer dans son examen, la Cour met en avant trois points constituant des innovations majeures dans sa jurisprudence. Elle consacre une place considérable au contexte du changement climatique (§§ 64 à 120). Elle admet ensuite l’existence d’un lien de causalité entre le changement climatique et des atteintes aux droits de l’homme (§ 440). Elle constate, enfin, la responsabilité individuelle qui revient à chaque État pour lutter contre le changement climatique (§ 442).
La Cour reprend ensuite l’essentiel de la protection que l’article 8 offre contre le changement climatique en le définissant comme « un droit des individus à une protection effective par les autorités de l’État contre les effets néfastes graves du changement climatique sur leur vie, leur santé, leur bien-être et leur qualité de vie » (§ 519). Les juges acceptent ainsi que le changement climatique doit être analysé différemment et qu’il est lié, en même temps, aux droits humains. La Cour note aussi que les États sont soumis à un certain nombre d’obligations.
Le changement climatique n’est pas un problème environnemental comme les autres
L’arrêt KlimaSeniorinnen montre que la Cour s’émancipe par rapport à la protection de l’environnement qui caractérise sa jurisprudence antérieure, en accordant une protection particulière au climat. Selon la Cour, il n’était « ni adéquat ni approprié » de suivre sa jurisprudence environnementale. Elle développe ainsi « une approche plus appropriée et plus adaptée » (§ 421).
La reconnaissance du problème climatique comme un défi à part présente de multiples avantages pour la protection des victimes du changement climatique mais pose également quelques limites à la Cour. D’une part, les juges acceptent certaines connaissances scientifiques comme étant une question de fait aux fins de l’évaluation (§ 436). Ces conclusions se présentent comme des interprétations incontestables de la réalité du changement climatique qui ne peuvent être remises en question (§ 436). D’autre part, compte tenu du fait que le changement climatique représente un nouveau défi pour la Cour, les individus n’auront qualité pour agir que s’ils sont « personnellement et directement » affectés par l’incapacité de l’État à protéger leurs droits (§ 487). Ce seuil n’est atteint que si, premièrement, le requérant est soumis à « une forte intensité d’exposition aux effets néfastes du changement climatique », lorsque les conséquences néfastes de l’action ou de l’inaction gouvernementale sont significatives et, deuxièmement, « il existe un besoin urgent d’assurer la protection individuelle du requérant », en raison de l’absence de toute mesure raisonnable visant à réduire le préjudice (§ 487).
La Cour souligne également que l’atténuation est prioritaire sur l’adaptation en vertu de l’article 8 (§§ 552 et 555). C’est sur ce fondement que la Cour conclut à la violation par la Suisse de ce texte du fait de l’insuffisance de ses politiques législatives climatiques. La Cour fixe ici les priorités à cet égard (§§ 560 s.). Cet aspect sera essentiel pour de futures requêtes.
Les obligations positives des États en matière de changement climatique en vertu de la Convention européenne
La Cour démonte également certains arguments des défendeurs tels la non-justiciabilité des questions climatiques ou l’argument de la « goutte dans l’océan », qui exclut la responsabilité des États individuels dans l’atténuation du changement climatique (§ 444). Concernant le deuxième argument des défendeurs, la Cour réaffirme que « la Convention exige que chaque État contractant prenne des mesures pour réduire de manière substantielle et progressive leurs niveaux respectifs d’émissions de gaz à effet de serre, en vue d’atteindre la neutralité nette dans, en principe, les trois prochaines décennies » (§ 548).
La doctrine de la marge d’appréciation a été également un élément central de la jurisprudence de la Cour, qui accorde un large pouvoir discrétionnaire aux États dans la conception de leurs politiques nationales. Pour surmonter cet obstacle la Cour a emprunté une autre voie. Elle a transformé la marge d’appréciation en un concept à deux niveaux. Les États disposent d’une « marge réduite » pour fixer leurs objectifs climatiques compte tenu de leurs engagements internationaux en matière climatique. Mais, pour le choix des moyens, les États disposent d’un pouvoir d’appréciation « étendu » (§ 543).
La Cour concrétise les exigences auxquelles les mesures nationales doivent satisfaire pour être conformes à l’article 8. Le niveau de détail révèle un éventail complexe mais assez complet d’obligations incombant aux États (§§ 550 s.). Elle examinera si les autorités internes compétentes ont dûment tenu compte de la nécessité de : a) « adopter de mesures générales précisant un calendrier cible pour atteindre la neutralité carbone et le budget carbone global restant pour la même période, ou une autre méthode équivalente de quantification des émissions futures de GES [gaz à effet de serre], conformément à l’objectif primordial de lutte contre le changement climatique au niveau national et/ou mondial… » ; b) « définir des objectifs et voies intermédiaires capables d’accomplir les objectifs … ; c) « fournir des preuves qu’ils sont dument respectés… » ; d) « tenir à jour les objectifs… » ; e) « agir en temps utile et de manière appropriée et cohérente… ».
Elle ajoute que les États devraient entreprendre une « réduction substantielle et progressive de leurs niveaux respectifs de GES, en vue d’atteindre la neutralité nette au cours des trois prochaines décennies » (§ 548). Ces mesures doivent être « capables d’atténuer les effets actuels et potentiellement irréversibles des changements climatiques » (§ 545) et viser à « prévenir une hausse de la température moyenne mondiale au-delà de niveaux susceptibles de produire des effets néfastes graves » (§ 546).
Bien que la Cour n’impose pas aux États de poursuivre un objectif précis, elle reconnaît que les risques climatiques seront moins élevés si le réchauffement est limité à 1,5° C (§ 436). En outre, les mesures d’atténuation nationales doivent : être spécifiées dans un « cadre réglementaire contraignant au niveau national », contenant les objectifs de réduction et les calendriers (§ 549), qui seront effectivement mis en œuvre (§ 538) ; prévoir des réductions immédiates (§ 549) et, s’accompagner de garanties procédurales permettant au public d’examiner les objectifs d’atténuation (§§ 554 s.).
Cette liste souligne les défauts des lois et des politiques climatiques suisses. Elle recoupe aussi les exigences qui apparaissent dans plusieurs contentieux climatiques qui se déroulent devant différentes juridictions nationales.
En guise de conclusion, la barre de la recevabilité de l’action paraît encore difficile à franchir pour les requêtes déposées par des personnes physiques qui s’estiment particulièrement victimes du changement climatique alors que l’action des associations semble largement ouverte. On observe également que la Cour tâche de dénouer d’éventuelles tensions entre les États et d’éventuels requérants, concernant une question aussi délicate que le changement climatique. Il reste dès lors encore une place raisonnable pour le débat sur le rôle que la Cour pourra jouer à l’avenir sur ce problème global majeur. La Cour prend également soin de souligner que le non-respect de l’un des critères qu’elle a dégagés n’entraînera pas systématiquement une violation de la Convention, car elle procédera toujours à une évaluation globale des mesures climatiques nationales (§ 551). Ainsi, le verre est à moitié plein, même si des évolutions sont envisageables dans la jurisprudence climatique de la Cour européenne qui n’en est certainement qu’à ses débuts.
1. CEDH, gr. ch., 9 avr. 2024, Duarte Agostinho et autres c/ Portugal, n° 39371/20.
2. CEDH, gr. ch., 9 avr. 2024, Carême c/ France, n° 7189/21.
3. CEDH 9 avr. 2024, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c/ Suisse, n° 53600/20.
4. V. not., l’aff. Juliana et al. v. United States (US Court of Appeals for the 9th Circuit, 17 janv. 2020, n° 18-36082 D.C., n° 6 :15-cv-01517) et plus réc., The Children Climate Case v. South Korea.
5. V. par ex., l’aff. Leghari v. Federation of Pakistan (Lahore High Court, 4 sept. 2015 et 14 sept. 2015, W P n° 25501) ; v. aussi, le « People’s climate case » (Trib. UE, ord., 8 mai 2019, A. Carvalho c/ Parlement et Conseil, aff. T-330/18).
6. V. les pétitions Inuit Circumpolar Conférence (2005) et Arctic Athabaskan (2013).
7. Convention d’Aarhus du 25 juin 1998 sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement.
8. À la Majorité de la formation des juges composant la grande chambre, sans compter l’opinion dissidente du Juge Eiken.