« L’émotion fait la loi1 », titrait Le Monde en 2011. En 2020, la situation est malheureusement identique. À chaque fait divers, aussi tragique et insupportable soit-il, son projet de loi. C’est encore le cas après l’assassinat de Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine, le vendredi 16 octobre. La dissolution d’associations luttant contre l’islamophobie est envisagée, de même que le retour de la « loi Avia » – qui obligeait les plateformes internet à supprimer en moins de vingt-quatre heures les contenus haineux signalés par les utilisateurs ou l’administration – pourtant censurée en juin dernier par le Conseil constitutionnel car portant une atteinte qui n’est pas « nécessaire, adaptée et proportionnée » à la liberté d’expression2. Le ministre de la justice a beau jeu de déclarer que ces mesures se prendront « dans le respect de l’État de droit », des voix s’élèvent désormais pour réclamer une révision de la Constitution afin de passer outre la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
La banalisation de l’exception, au nom de la lutte contre le terrorisme ou une pandémie, est une constante depuis les années 2000. On note toutefois une accentuation des mesures restreignant les libertés publiques depuis 2015. On peut d’abord citer l’état d’urgence contre le terrorisme, exception qui a été « normalisée » par une loi de 20173. Puis l’état d’urgence sanitaire qui, après avoir été en vigueur entre le 23 mars et le 10 juillet, vient d’être prolongé par décret4. Enfin, l’instauration d’un couvre-feu en Île-de-France et dans plusieurs métropoles françaises, une mesure inédite depuis la guerre d’Algérie5.
Face aux divers risques inhérents à n’importe quelle société du XXIe siècle, la France – ce n’est pas le seul État – fait le choix non pas d’encadrer les libertés publiques, mais bien de les restreindre. Il ne sera pas fait mention ici des innombrables lois portant sur la sécurité votées depuis le milieu des années 2000 ni des innombrables alertes des juristes. C’est devenu un lieu commun de constater que la répression constitue l’alpha et l’oméga de toute politique de sécurité. Ce qui l’est moins, c’est de penser que cette répression est en train de se muer en un contrôle des corps et des comportements sociaux toujours plus poussé sur la population. Ainsi, nous entrons dans une ère juridique où le contrôle sur les individus n’a jamais été aussi fort, avec la surveillance de masse permise par les différents progrès technologiques6.
Ces restrictions des libertés publiques s’accompagnent d’une surveillance accrue de la population. La proposition de loi sur la sécurité globale7, portée par les groupes parlementaires La République en Marche et Agir Ensemble, s’appuie sur des instruments de contrôle qui relevaient il y a encore peu d’une œuvre comme Black Mirror. Le régime de l’usage des drones par la puissance publique, interdit par le Conseil d’État s’ils ne disposent d’autorisation spécifique, se verrait attribuer un nombre conséquent de « finalités précises », mais finalement très larges, au point qu’il en devient risible de faire l’énoncé complet (sécurité des rassemblements de personnes ou dans les lieux ouverts au public si les circonstances font craindre des troubles graves à l’ordre public, ainsi que l’appui des personnes en vue de maintenir ou de rétablir l’ordre public ; la prévention d’actes de terrorisme ; le constat des infractions et la poursuite de leurs auteurs par la collecte des preuves ; la sauvegarde des bâtiments et installations publics et leurs abords, etc.). De fait, l’usage du drone se généralise. De même, la reconnaissance faciale serait autorisée « à titre d’expérimentation » en vue des Jeux olympiques de 2024 ; la France rejoint ainsi le « club » fermé des États utilisant ce genre d’outil pour contrôler leur population, à l’instar de la Chine ou des États-Unis. Enfin, le « floutage » des visages des policiers en exercice serait possible afin de prohiber son « usage malveillant », ce qui rendra de facto plus difficile la détection de possibles violences policières qui se réalise majoritairement à travers la captation de vidéos. Toutes ces pratiques viennent renforcer l’arbitraire dans l’application de ces mesures de police. En effet, lorsqu’il s’agit d’adresser des contraventions pour non-port du masque ou de contrôler les attestations de déplacement, l’appréciation laissée aux forces de l’ordre est bien trop large et n’est encadrée que par un lointain juge administratif qu’il est difficile de saisir, n’en déplaise au juge constitutionnel8.
À ces atteintes totalement disproportionnées mais justifiées par la lutte contre l’insécurité et le terrorisme vient s’ajouter la crise sanitaire. Celle-ci pourrait bien, si nous ne prenons pas garde, être le fossoyeur d’un certain régime de libertés publiques, et par extension de notre démocratie. Contrairement à ce que l’on peut penser, la différence entre un régime démocratique et un régime autoritaire n’est qu’une question de degré, pas de nature. Le régime démocratique, s’il s’incarne à travers des élections libres et compétitives ainsi que le droit de vote pour toutes et tous, suppose aussi et surtout la garantie des droits fondamentaux et des libertés publiques : liberté de circuler, liberté de domicile, liberté d’association, liberté de s’exprimer, liberté de manifester, liberté de croire – ou ne de pas croire –, liberté de s’organiser collectivement pour défendre et promouvoir des idées. Ces différentes libertés sont, à des degrés divers, en train d’être rognées dans une pesante indifférence, il nous faut l’admettre. Si les libertés publiques sont aussi précieuses, c’est qu’elles sont la condition – nécessaire, mais non suffisante – d’un régime démocratique. Jean-Marie Denquin, en conclusion d’un colloque9 sur la restriction des libertés publiques – déjà – explique que :
« […] les libertés sont publiques, alors que les droits sont privés. Fondamentales parce que publiques, et non l’inverse, elles sont solidaires d’un système démocratique. Leur développement a été à la fois le moyen et la conséquence d’une société démocratique et leur respect constitue, ou du moins devrait constituer, la condition nécessaire de son maintien. Les libertés publiques n’ont pas été reconnues uniquement pour le bien-être privé des individus. Elles ne se réduisent pas à elles-mêmes, mais sont étroitement liées à un objectif qui les dépasse, et qui n’est rien moins que la préservation d’une existence sociale compatible avec le maximum de liberté individuelle. »10
Il est évident que la situation sanitaire actuelle exige de prendre des mesures afin de limiter la propagation du virus. Mais celles-ci, pour l’essentiel, se fondent sur la restriction de libertés publiques. En effet, il faut bien comprendre que ces mesures résultent d’un choix politique délibéré : il a été préféré de limiter les déplacements et la liberté des individus plutôt que d’augmenter les capacités en personnel et en matériel des hôpitaux français – et ce n’est pas le « Ségur de la santé » qui a profondément changé la donne. Et encore, cette limitation des déplacements et des interactions sociales ne concerne pas le monde économique, qui constitue une – sinon la – priorité du gouvernement et du président de la République (« on se socialisera, mais au travail », a-t-il déclaré le mercredi 14 octobre).
Telle la grenouille de la fable que l’on plonge dans une marmite d’eau froide et qui ne s’aperçoit pas que l’eau frémit déjà, nous nous habituons bien trop vite à ces restrictions de liberté. Ce qui était impensable hier devient aujourd’hui le désespérant quotidien de nos vies. La société qui se dessine devant nous s’apparente de plus en plus à une dystopie : impossibilité de se déplacer autrement que pour se rendre au travail ; impossibilité de se réunir dans un lieu destiné à l’accueil du public, en famille ou entre amis ; impossibilité dans les faits de manifester, malgré la jurisprudence (trop timide) du Conseil d’État qui tend à autoriser les marches si les « gestes barrières » sont respectés (distanciation d’un mètre, port du masque, jauge définie à 5 000 personnes maximum) et qu’une reprise de l’épidémie n’est pas constatée11.
Le juge administratif s’est montré, ces derniers mois, particulièrement diligent quant à rejeter les différents référés-libertés portant sur les mesures réglementaires de l’état d’urgence sanitaire. Il justifie de la légalité des décisions visant à restreindre les libertés à l’aune de la « simplicité » et de la « lisibilité » de la mesure en lieu et place du principe de proportionnalité, pourtant nécessaire lorsqu’il s’agit d’encadrer des libertés12. Alors que l’adage en droit des libertés fondamentales est « la liberté est la règle, la restriction l’exception »13, la jurisprudence administrative s’accommode fort bien des décisions liberticides. Il en va de même pour le juge constitutionnel qui, ayant abandonné le principe de « l’effet cliquet » sur les libertés publiques au cours des années 200014, ne semble plus que défendre la liberté d’expression15.
Et c’est bien le problème de notre État de droit : il se montre à peu près incapable de résister aux assauts répétés contre notre régime démocratique fondé sur la protection des droits fondamentaux et des libertés publiques. À part de timides remontrances à la marge, l’essentiel des normes sécuritaires passe, année après année. Les juristes le savent trop bien : une fois qu’une liberté publique se voit strictement encadrée, un retour en arrière est impossible. C’est bien simple, depuis les années 2000, aucune restriction imposée à une liberté publique n’a été levée. Le problème n’est pas que nous soyons dans une période d’exception qui justifie ces restrictions de liberté. Le problème réside dans l’impossibilité de sortir d’un régime d’exception. La tendance que l’on observe ne semble pas près de changer.
Ces restrictions des libertés publiques sont d’autant plus inquiétantes qu’elles s’accompagnent en France d’une concentration des pouvoirs toujours plus poussée au sein de la fonction présidentielle. C’est d’ailleurs ce qui caractérise la situation française par rapport à nos voisins européens. Il existe dans ces derniers des contre-pouvoirs institutionnels encore opérants, qu’il s’agisse du Parlement dans une perspective de séparation horizontale des pouvoirs politiques, ou des régions et autres Länder dans une perspective verticale ; on pense ici à l’Espagne, à la Grande-Bretagne, à l’Italie, et bien sûr à l’Allemagne. En France, rien de tout cela. Notre régime politique est plus présidentialiste que jamais, et induit une force centripète : le moindre pouvoir, la moindre décision est invariablement ramené vers le président. Cela s’est vu durant le confinement, et cela se confirme encore aujourd’hui avec la décision du couvre-feu : les mesures ne sont décidées ni par le parlement, ni par les collectivités territoriales, ni par l’agence Santé publique France. Elles émanent toutes de la volonté du président, et sont appliquées avec le plus grand zèle par les préfets qui voient leurs pouvoirs de police très rarement censurés par le juge administratif, au contraire de ceux des maires très régulièrement recadrés. Est-il besoin de rappeler que le pouvoir d’un seul homme, loin d’être un gage d’efficacité et de rapidité en tant de crise16, n’est pas le régime le plus à même de garantir nos libertés publiques ? Nous avons besoin de plus de délibération collective, plus de participation dans le processus décisionnel. Les citoyens souhaitent ce dialogue ; en est-il autant de la part de nos gouvernants ?
Nous nous habituons à ce régime de privation de nos libertés ; en tout cas, nous n’y opposons pas de résistance farouche. Parmi la multitude de raisons qui peuvent expliquer cette inertie de nos compatriotes, il y en a une qui nous concerne directement. Nous, juristes, chercheur.e.s en droit, professeur.e.s, avocat.e.s, magistrat.e.s, devons prendre parti face à la menace que représentent ces restrictions des libertés publiques. Face à la relative inaction du juge administratif et du juge constitutionnel, il nous faut prendre nos responsabilités, et en appeler publiquement à ce que cesse cette surenchère de lois et de décrets liberticides qui mortifient un régime démocratique déjà mal en point. Si nous n’y prenons pas garde, nous pourrions avoir d’ici quelques années à la tête de nos institutions un pouvoir qui ne cache plus son attirance pour l’autoritarisme et la xénophobie, en dépit de nos droits et libertés. Si nous n’élevons pas la voix dès à présent, alors que le péril est imminent, il ne sera plus possible de le faire plus tard.
La France ne peut se permettre d’avoir un régime de contrôle des libertés publiques aussi poussé que les États-Unis ou le Royaume-Uni, pour la simple et bonne raison que notre culture politique semble plus poreuse aux dérives autoritaires que les États anglo-saxons libéraux. Comme le souligne Yves Sintomer, notre régime politique est à la croisée des chemins : il peut se diriger vers une post-démocratie néolibérale (dans le sens où la souveraineté échappe au peuple pour trouver refuge dans les arcanes d’un néolibéralisme mondialisé), s’engluer dans l’autoritarisme, ou se renouveler à travers une révolution démocratique. Malheureusement, la tendance autoritaire est celle qui semble prévaloir actuellement dans notre pays :
« En Europe de l’Ouest, la France est sans doute le pays où la tendance autoritaire est la plus inquiétante. Depuis quelques années, la rhétorique sécuritaire y a pris une place prégnante. La mise en place d’un état d’urgence prolongé suite aux attentats commandés par Daech normalise une restriction des libertés publiques au nom de la guerre contre l’ennemi intérieur et extérieur. Le libéralisme politique n’y représente pas une ressource discursive aussi forte que dans des pays voisins ; le républicanisme à la française, traditionnellement paternaliste, est aujourd’hui l’idéologie dominante, et il est passible de bien des réinterprétations autoritaires. »17
Patrice Spinosi rappelle que « notre droit ne ressortira pas indemne de la crise sanitaire »18. En tant que juristes, nous devons nous mobiliser dans l’espace public et interpeller le plus largement possible la population – dans les différents médias, mais aussi à travers nos enseignements, nos plaidoiries, dans les colloques, les revues universitaires – pour lutter contre cet état d’exception qui devient notre triste et morne normalité juridique. Pour éviter de nous réveiller dans un monde où chaque liberté sera strictement contrôlée à l’aune de l’attestation ou du justificatif ad hoc, nous devons rappeler, inlassablement, que rien ne saurait justifier les restrictions pérennes et durables de nos libertés publiques. Ne laissons pas des tragédies sanitaires ou terroristes gouverner nos émotions, et capituler notre raison face aux libertés sans lesquelles il ne peut exister de démocratie.
Notes
1. H. Bekmezian, L’émotion fait la loi : une habitude depuis 2002, Le Monde, 22 nov. 2011.
2. Cons. const. 18 juin 2020, n° 2020-801 DC, Loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet.
3. L. n° 2017-1510, 30 oct. 2017, renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.
4. Décr. n° 2020-1257, 14 oct. 2020, déclarant l’état d’urgence sanitaire.
5. Un couvre-feu est décidé par le préfet de police de Paris, Maurice Papon, en octobre 1961. La mesure ne concerne que les « Français musulmans d’Algérie ». Le 17 octobre, pour avoir enfreint ce couvre-feu, une centaine d’Algériens sont tués par la police au niveau du métro de Charonne, et certains noyés dans la Seine.
6. On peut se référer à l’ouvrage de la professeure M. Delmas-Marty, Libertés et sûreté dans un monde dangereux, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2010, 272 p.
7. Proposition de loi visant à la sécurité globale.
8. Cons. const. 26 juin 2020, n° 2020-846/847/848 QPC, M. Oussman G… et autres.
9. Colloque Des droits fondamentaux à l’obsession sécuritaire : mutation ou crépuscule des libertés publiques ?, organisé par l’Institut Michel-Villey pour la culture juridique et la philosophie du droit en collaboration avec l’Institut Carré de Malberg de l’Université de Strasbourg, Paris, 14 mai 2010.
10. J.-M. Denquin, Des droits fondamentaux à l’obsession sécuritaire… conclusion du colloque, Jus Politicum, n° 5.
11. CE 13 juin 2020, M. A…, Ligue des droits de l’homme, Confédération générale du travail et autres, nos 440846, 440856 et 441015, Dalloz actualité, 17 juin 2020, obs. M.-C. de Montecler.
12. CE 6 sept. 2020, Ministère des solidarités et de la santé c. M. D… et autres, n° 443750 ; 6 sept., Ministère des solidarités et de la santé c. Association Les Essentialistes - région Auvergne-Rhône-Alpes, n° 443751, Dalloz actualité, 8 sept. 2020, obs. M.-C. de Montecler ; 16 oct. 2020, Société LC Sport et autres, Société KC Aix et autres, Syndicat France Active FNEAPL et autres, Société Mov’In, nos 445102, 445186, 445224 et 445225.
13. Ces principes, en matière de pouvoirs de police, ont été posés par le commissaire du gouvernement Corneille (CE 10 août 1917, n° 59855).
14. V. Champeil-Desplats, Le Conseil constitutionnel a-t-il une conception des libertés publiques ?, Jus Politicum, n° 7.
15. Cons. const. 18 juin 2020, n° 2020-801 DC, Loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet ; 19 juin 2020, n° 2020-845 QPC, M. Théo S….
16. La France a tardé à mettre en place un confinement par rapport à ses voisins espagnol et italien. Le président est même allé jusqu’à exhorter la population au début du mois de mars de continuer à sortir car « la vie continue ».
17. Y. Sintomer, L’ère de la postdémocratie ? Démocratiser la démocratie ou céder aux tentations autoritaires, Revue du Crieur, 2016/2 (n° 4), p. 30-31.
18. P. Spinosi, Couvre-feux, La semaine du droit, éd. générale, n° 43-44, 19 oct. 2020.