L’actualité récente a été marquée par le lancement d’une cagnotte de soutien à Christophe Dettinger, surnommé le « boxeur de gendarme »1 par une partie des médias. Cette cagnotte, dont le montant a atteint 146 000 € avant qu’elle soit clôturée par la direction de la plateforme Leetchi, avait pour objectif de financer la défense de l’intéressé, mis en cause lors de l’une des manifestations parisiennes du mouvement dit des « Gilets jaunes ».
Quelques mois plus tôt, c’est une autre cagnotte similaire qui retenait l’attention des médias, celle destinée à payer les frais de justice de l’islamologue suisse Tariq Ramadan. La campagne, menée à l’initiative de la famille de l’intéressé, a ainsi réuni plus de 74 000 € auprès de 1 500 donateurs2.
Ces deux exemples illustrent un indéniable constat : il faudra désormais compter le financement participatif comme un mode récurent de financement de certains contentieux de masses ou présentant un aspect collectif ou solidaire fort.
Crowdfunding judiciaire
Les levées de fonds judiciaires ouvrent de nouvelles perspectives dans des contentieux où l’aspect financier constituait auparavant un insurmontable obstacle. Que l’objet de la campagne soit de financer des expertises dans des affaires liées à la défense des consommateurs ou de l’environnement ou de financer l’intervention d’un panel de professionnels du droit, le financement participatif permettra, à l’évidence, de financer demain des contentieux qui ne peuvent exister aujourd’hui faute de fonds.
Pour preuve, à l’étranger, ce type de levées de fonds connaît déjà un incontestable succès. En effet, qu’il s’agisse d’une logique d’investissement, dans le cas, par exemple, des Third party litigation, ou d’une logique fondamentalement solidaire, le nombre de procès financés grâce au crowdfunding ainsi que les montants levés démontrent l’avance prise par certains pays, et en particulier les pays anglo-saxons.
Mais en France, le financement participatif peut-il vraiment s’appliquer aux actions en justice ?
Un usage restreint des fonds collectés
Interrogé récemment sur le sujet, le bâtonnier élu de l’ordre des avocats du barreau de Paris, Olivier Cousi, déclarait qu’« il est tout à fait licite de constituer une cagnotte pour financer les frais de procédure »3.
Toutefois, encore faut-il que le périmètre de cet appel, autrement dit l’utilisation que le solliciteur entend faire des fonds recueillis, soit précisément délimité.
Ainsi, rien ne s’oppose au lancement d’une collecte de fonds pour financer des « frais de justice » tels que les honoraires d’un conseil juridique français ou étranger.
Il en va, en revanche, autrement dans l’hypothèse où cet appel concernerait le paiement d’une amende ou d’une condamnation à des dommages et intérêts. L’article 40 de la loi de 1881, introduit par l’ordonnance n° 2000-916 du 19 septembre 2000, dispose en effet qu’il « est interdit d’ouvrir ou d’annoncer publiquement des souscriptions ayant pour objet d’indemniser des amendes, frais et dommages-intérêts prononcés par des condamnations judiciaires, en matière criminelle et correctionnelle, sous peine de six mois d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende, ou de l’une de ces deux peines seulement ».
Prudence, donc, s’agissant de l’objet du financement.
Traçabilité des financements
Plus intéressante est la question de savoir si un avocat peut voir ses honoraires réglés par le public.
À cet égard, l’article 11.3 du Règlement intérieur national de la profession d’avocat (RIN) prévoit au titre des modes de rémunération prohibés que « l’avocat ne peut percevoir d’honoraires que de son client ou d’un mandataire de celui-ci ».
L’enjeu de savoir qui se cache derrière le terme générique de « public » est essentiel pour l’avocat dont les honoraires seraient financés par un appel aux dons. Et pour cause, comment l’avocat pourrait-il s’assurer de son indépendance, s’il ignore qui finance ses honoraires et, plus important encore, à quelle fin.
Outre-Atlantique, une récente affaire opposant l’ancien catcheur Hulk Hogan et le très polémique site américain Gawker dans une affaire de violation de la vie privée illustrait cette épineuse question.
Dans cette affaire, la justice américaine a conclu au mois de mars 2016 à la culpabilité du média américain et l’a condamné à verser 140 millions de dollars de dommages et intérêts à l’ancien catcheur, entraînant ainsi le dépôt de bilan de Gawker et sa mise en vente. L’histoire en serait probablement restée là si, dans une interview donnée au New York Times quelque temps plus tard, le très fortuné et influent Peter Thiel (notamment cofondateur de PayPal et actionnaire de Facebook) n’avait pas revendiqué avoir financé à hauteur de 10 millions de dollars les frais de justice de monsieur Hogan contre le site Gawker, média qui avait précédemment fait état de l’homosexualité – réelle ou supposée – d’un certain… Peter Thiel. Les propos de l’intéressé ne laissaient d’ailleurs guère de doute quant aux véritables raisons l’ayant poussé à financer une procédure ayant entraîné la disparition de ce média, puisque, interrogé sur l’issue de la procédure, Peter Thiel déclarait : « C’est l’action la plus philanthropique de ma vie »… Ambiance.
En France, débordée par le succès de la cagnotte de soutien à Christophe Dettinger, la plateforme Leetchi a publié, le 8 janvier 2019, un communiqué faisant état de la fermeture de la cagnotte et du fait que le transfert des fonds serait effectué directement sur le compte de l’avocat sans intermédiaire et uniquement sur présentation de justificatifs.
Ce mode opératoire pose néanmoins question.
En effet, en l’absence d’intermédiaire et, à défaut, de mise à disposition de la liste exhaustive de ceux qui rémunèrent son intervention, l’avocat est-il réellement en mesure de se conformer à sa déontologie ?
S’il est peu probable que cette campagne ait été financée par des « puissances étrangères », comme l’évoquait récemment un membre du gouvernement, il n’en reste pas moins qu’il serait souhaitable que l’avocat puisse – dans l’hypothèse où il ne serait pas réglé directement par son client – prendre connaissance de la liste des contributeurs finançant son intervention.
Au surplus, cette exigence s’inscrirait dans la continuité des législations de lutte contre le blanchiment à l’instar des dispositifs bancaires KYC (know your customer) ou encore, concernant en particulier la profession d’avocat, de l’article 1.5 du RIN prévoyant qu’« en toutes circonstances, la prudence impose à l’avocat de ne pas conseiller à son client une solution s’il n’est pas en mesure d’apprécier la situation décrite, de déterminer à qui ce conseil ou cette action est destiné, d’identifier précisément son client ».
Combler le retard français
La France accuse incontestablement un retard croissant dans l’appréhension et l’encadrement des nouveaux outils d’accès au droit.
Reste maintenant à savoir si les professionnels du droit laisseront à d’autres l’initiative de démocratiser ces nouvelles pratiques ou si, comme nous le souhaitons, ils participeront pleinement à la mise en place d’outils fiables, sécurisés et, surtout, respectueux de nos principes déontologiques.
Après tout, qui a dit que prudence voulait dire frilosité ?
1. Sud-Ouest, 9 janv. 2019.
2. V. Tariq Ramadan : une cagnotte pour payer ses frais de justice atteint des sommets, L’Express, 24 janv. 2018.
3. Le Figaro, 9 janv. 2019.