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Le droit en débats

Fraude et participation : vers un contentieux administratif ?

Si le Conseil constitutionnel légitime l’impossibilité de saisir le juge judiciaire en cas de fraude, il n’a pas écarté la lutte contre la fraude qui est un objectif à valeur constitutionnelle : l’administration fiscale peut sur la base de renseignements portés à sa connaissance par un tiers contester et faire rectifier les montants déclarés. C’est donc un contentieux administratif de la fraude qui se dessine. 

Par Yannick Pagnerre le 30 Janvier 2024

Exclusion du contentieux judiciaire : une restriction justifiée par l’intérêt général. À la suite de la question prioritaire de constitutionnalité posée par la Cour de cassation le 25 octobre 2023 (Soc., QPC, 25 oct. 2023, n° 23-14.147), la décision du Conseil constitutionnel rendue le 24 janvier 2024 était attendue (Cons. const. 24 janv. 2024, n° 2023-1077 QPC). Les premières réactions, de la pratique professionnelle, ont porté sur la constitutionnalité de la seconde phrase du premier alinéa de l’article L. 3326-1 du code du travail en ce qu’elle ne porte pas atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif, garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Selon ce texte, « le montant du bénéfice net et celui des capitaux propres de l’entreprise sont établis par une attestation de l’inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes. Ils ne peuvent être remis en cause à l’occasion des litiges nés de l’application du présent titre ». Ainsi, reprenant la position de la Cour de cassation, « les montants certifiés par l’attestation ne peuvent être remis en cause dans un litige relatif à la participation quand bien même l’action du demandeur est fondée sur la fraude ou l’abus de droit invoqués à l’encontre des actes de gestion de l’entreprise ». Cette solution a fait réagir la doctrine (P. Sargos, La fraude licite, JCP 2018. 662 ; R. Weissman, JCP S 2018. 1145 ; J.-F. Cesaro, A. Martinon et R. Vatinet, La fraude imaginaire, JCP S 2018. 1251).

Pour le Conseil constitutionnel, « cette attestation a pour seul objet de garantir la concordance entre le montant du bénéfice net et des capitaux propres déclarés à l’administration fiscale et celui utilisé par l’entreprise pour le calcul de la réserve spéciale de participation. Ainsi, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu éviter que les montants déclarés par l’entreprise et vérifiés par l’administration fiscale, sous le contrôle du juge de l’impôt, puissent être remis en cause, devant le juge de la participation, par des tiers à la procédure d’établissement de l’impôt. Ce faisant, il a poursuivi un objectif d’intérêt général ».

Au demeurant, le juge judiciaire, qu’il s’agisse du tribunal judiciaire ou du conseil de prud’hommes, a, de fait, des difficultés à comprendre toutes les subtilités comptables, financières et fiscales en la matière.

Contrôle par l’administration fiscale : une restriction « proportionnée ». Si le Conseil légitime l’impossibilité de saisir le juge judiciaire en cas de fraude (surtout qu’un tel contentieux est trop complexe), il n’a pas pour autant écarté la lutte contre la fraude qui est un objectif à valeur constitutionnelle (Cons. const. 28 déc. 2010, n° 2010-622 DC, consid. 35, D. 2011. 2565, obs. A. Laude ; ibid. 2012. 390, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; JA 2011, n° 431, p. 8, obs. L.T. ). Les considérants 9 et 10 précisent que « l’administration fiscale, qui contrôle les déclarations effectuées pour l’établissement des impôts, peut, le cas échéant sur la base de renseignements portés à sa connaissance par un tiers, contester et faire rectifier les montants déclarés par l’entreprise au titre du bénéfice net ou des capitaux propres, notamment en cas de fraude ou d’abus de droit liés à des actes de gestion. Dans ce cas, une attestation rectificative est établie aux fins de procéder à un nouveau calcul du montant de la réserve spéciale de participation » ; « dès lors, les dispositions contestées ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit à un recours juridictionnel effectif ». La question relève désormais du contrôle de l’administration fiscale qui se verra solliciter d’une demande d’attestation rectificative, « notamment » en cas de fraude ou d’abus, mais encore en cas de simple erreur matérielle. Le but de l’attestation de l’inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes (qui est communiquée à l’administration fiscale) est de « figer » le montant du bénéfice net et des capitaux propres de façon quasi définitive, en dehors d’un redressement fiscal (v. CE 5 déc. 1984, JCP E 1985. II. 14616 ; T. confl. 11 déc. 2017, n° 4104, Lebon ; AJDA 2018. 605 ). Cependant il semble que la formule employée n’enferme pas la demande de rectification à la seule hypothèse d’un redressement fiscal (même si cette demande peut y aboutir). On perçoit donc que la décision peut ouvrir la voie d’un potentiel nouveau contentieux administratif en matière d’attestation rectificative du montant du bénéfice net et celui des capitaux propres.

En la matière, les textes sont peu nombreux et n’offrent guère d’éclaircissements. Aux termes de l’article D. 3325-4 du code du travail, « toute modification d’assiette du bénéfice net intervenue après la délivrance d’une attestation donne lieu à l’établissement d’une attestation rectificative établie dans les mêmes conditions que l’attestation initiale ». Or l’attestation initiale suppose qu’elle soit établie par le commissaire aux comptes ou « délivrée par l’inspecteur des finances publiques dans les trois mois qui suivent celui de la demande de l’entreprise ou, si la déclaration fiscale des résultats correspondants à l’exercice considéré est souscrite après la présentation de cette demande, dans les trois mois qui suivent celui du dépôt de cette déclaration » (C. trav., art. D. 3325-2) ; « lorsqu’aucune demande d’attestation n’a été présentée six mois après la clôture d’un exercice, l’agent de contrôle de l’inspection du travail peut se substituer à l’entreprise pour obtenir cette attestation » (C. trav., art. D. 3325-3). Enfin, le nouvel article L. 3326-1-1 du code du travail, issu de la loi n° 2023-1107 du 29 novembre 2023, qui reprend l’ancien article D. 3324-40, dispose que, « lorsque la déclaration des résultats d’un exercice est rectifiée par l’administration ou par le juge de l’impôt […], le montant de la participation des salariés au bénéfice de cet exercice fait l’objet d’un nouveau calcul tenant compte des rectifications apportées » (sur les rectifications, BOFiP-BIC-PTP-10-10-30, § 60, 12 sept. 2019 ; Soc. 10 mars 1998, n° 96-16.473 P, D. 1998. 108 ; Paris, 8 nov. 1988, n° 87/5483).

Sur les modalités du contrôle de l’administration fiscale, le Conseil constitutionnel vise d’abord les « renseignements portés à sa connaissance par un tiers ». Est-ce que le Conseil a eu à l’esprit le régime de l’aviseur fiscal (Décr. n° 2017-601 du 21 avr. 2017 pris pour l’application de l’art. 109 de la loi n° 2016-1917 du 29 déc. 2016 de finances pour 2017) ? Vu la généralité des termes employés, on en doute. Tout tiers intéressé (salarié, syndicat ou CSE) – et de bonne foi notamment dans la teneur des renseignements communiqués – pourrait donc solliciter l’administration fiscale en portant à sa connaissance des renseignements afin de réaliser un contrôle et établir une attestation rectificative. On s’écarte du contentieux fiscal stricto sensu où l’intérêt à agir est strictement délimité à la qualité de redevable de l’impôt ; les tiers en sont exclus. Ensuite, une fois sollicitée, « l’administration […] peut […] contester et faire rectifier ». Il serait surprenant que cette faculté soit discrétionnaire ; la décision de refus, susceptible de faire grief, pourrait être l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (ce qui se distingue encore du contentieux fiscal au sens strict). Le silence pendant deux mois vaudrait refus car la demande présente le caractère d’une réclamation qui remet en cause une décision administrative (l’attestation initiale) et un caractère financier (CRPA, art. L. 231-4).

En revanche, si, à la suite du contrôle, une attestation rectificative est émise, la société en cause pourrait la contester devant le juge. Si cette attestation aboutit à un redressement, le contentieux fiscal est applicable.

À l’occasion d’un contrôle fiscal, l’administration peut rectifier les erreurs ou omissions d’imposition ; le droit de reprise, issu d’un redressement, est enfermé dans des délais précis, différents selon les cas et en fonction des impôts (LPF, art. L. 168), qui est de trois ans en matière d’impôt sur les sociétés (LPF, art. L. 169). Est-ce qu’une demande d’attestation rectificative entre dans l’application du texte ? Rien n’est moins sûr. En tout état de cause, en cas de fraude ou d’abus de droit, les faits ont « pour effet de reporter le point de départ du délai de prescription au jour où celui qui l’invoque en a eu connaissance » (Soc. 22 juin 2016, n° 15-16.994), comme le suggère l’adage contra non valentem.

L’avenir nous dira si la portée de la décision du Conseil constitutionnel a été d’ouvrir la voie vers un contentieux administratif ou fiscal en cas de soupçons de fraude ou d’abus en matière de participation.