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Le droit en débats

Il faut mettre fin à la désespérance des juges

Par Didier Marshall le 15 Décembre 2021

Dans un appel du 23 novembre 2021 publié par Le Monde, plusieurs milliers de magistrats expriment leur désespérance face à leur manque de moyens pour assurer correctement le service qu’ils doivent aux justiciables, et face à leur sentiment de perdre le sens de leur mission. Ce manque de moyens est chronique et fort ancien. En France la justice a toujours été pauvre et cette carence qui se traduit par des délais de jugement souvent insupportables, ne suscite guère que des réactions sporadiques des parlementaires ou des médias.

Cette insuffisance perdure malgré quelques lois de programmation budgétaire qui ne vont pas toujours à leur terme et qui n’ont jamais permis une vraie remise à niveau. Faible consolation, depuis quelques années les outils statistiques de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) permettent de mesurer cette pauvreté. C’est ainsi qu’en 2018 l’Allemagne a consacré à sa justice 131 € par habitant, et l’Espagne 92 €, alors que la France s’est contentée de 69 €. Au delà des spécificités propres à chacun de ces trois États, ces chiffres parlent d’eux-mêmes.

Cependant cette situation dégradée ne rebute pas les candidats à la magistrature. Pour les 235 postes offerts en 2021, ils étaient 4 612 à s’être inscrits pour passer les épreuves, et il y a quelques années ils ont même été plus nombreux que ceux qui aspiraient à intégrer l’ENA. Ils savent qu’à la sortie de l’École ils seront probablement nommés loin de leur ville d’origine, souvent dans des fonctions de juge placé, c’est-à-dire chargés d’assurer dans des tribunaux différents le service des collègues malades ou absents et de pourvoir provisoirement les postes vacants. Ils travaillent plus que ne le faisaient leurs aînés, et ils doivent souvent affronter les critiques des justiciables qui, par courrier, peuvent désormais se plaindre de leurs juges auprès du Conseil supérieur de la magistrature. Alors comment expliquer que beaucoup souffrent au travail et que cette situation peut les conduire à démissionner, voire à mettre fin à leurs jours comme les signataires de l’appel du 23 novembre l’ont évoqué ?

En France la justice n’a jamais eu bonne presse. Sous l’Ancien Régime le roi se méfiait des parlements, ces tribunaux qui s’étaient érigés en contre-pouvoir royal, et les plaideurs, les justiciables de l’époque, voyaient d’un mauvais œil les juges qu’il fallait payer et qui les entraînaient dans des procès sans fin. Il suffit sur ce point de relire L’Huître et les Plaideurs de La Fontaine. Au milieu du XVIIIe siècle Montesquieu avait préconisé de répartir les pouvoirs de l’État entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire, chacun des trois étant peu ou prou sous le contrôle des deux autres, pour assurer un équilibre salutaire. Il fallait « que le pouvoir arrête le pouvoir ».

Les révolutionnaires, rendus méfiants par les dérives de l’Ancien Régime, s’écartèrent de ce modèle en estimant qu’ils n’avaient plus besoin des professionnels de la justice qu’étaient les magistrats, et qu’il était plus pertinent de limiter le pouvoir des juges à une stricte application de la loi. Pour cela le mieux était de les faire élire parmi les citoyens pour une durée limitée. Avec la Restauration et au regard de la technicité de la fonction de juger, le roi confia à nouveau la justice à des magistrats. Mais c’est lui qui les choisit et s’il leur garantit l’inamovibilité, ce ne fut que pour la durée de son règne. Piètre indépendance ! Les lois constitutionnelles de 1875 qui instaurèrent la Troisième République, ne firent aucune référence à la justice qui ne fut donc pas même un sujet. Montesquieu qui a inspiré de grandes démocraties n’a donc pas été prophète en son pays où la justice n’a jamais eu la place lui permettant d’équilibrer les pouvoirs exécutif et législatif. L’actuelle Constitution de 1958 s’est inscrite dans cette histoire et n’a fait de la justice qu’une simple autorité.

Malgré cette situation institutionnellement peu enviable pour un État démocratique, la justice française a beaucoup évolué durant les Trente Glorieuses. Avec la création de l’École nationale de la magistrature en 1958 les jeunes magistrats ont pu réfléchir à leurs fonctions et à leur place au sein d’une société en pleine mutation. La naissance du Syndicat de la magistrature en 1968 s’est inscrite dans cette ouverture sans précédent de la justice. Les magistrats ont pris l’habitude de travailler avec leurs partenaires (les policiers, les gendarmes, les avocats, les conciliateurs, les juges non-professionnels, les experts, les associations, les travailleurs sociaux, les élus) pour donner un sens à leurs décisions. Ils ont investi des champs nouveaux (contentieux familial, droit de la consommation, infractions économiques et financières) et se sont vus chargés par le législateur de missions dans la défense des libertés et la protection des personnes vulnérables. C’est aussi à cette époque que la Convention européenne des droits de l’homme a conduit le Parlement français à renforcer les garanties procédurales en matière pénale et à moraliser la vie publique. Des institutions comme le Défenseur des droits (2008), le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (2008) ou la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (2013) ont été mises en place, venant consacrer la nouvelle place du droit dans les rapports sociaux. À la fin des années 90 les contentieux pénaux et familiaux ont véritablement explosé nécessitant d’imaginer des solutions organisationnelles et procédurales nouvelles pour ne pas crouler sous la masse des dossiers et apporter aux justiciables des réponses dans des délais encore acceptables. Si les moyens budgétaires ont alors un peu augmenté, ils n’ont pas été à la hauteur du volume des affaires à juger, et les magistrats n’ont pas compris pourquoi à deux reprises le nombre des postes offerts à l’entrée de l’ENM a pratiquement été divisé par deux durant plusieurs années. Cependant devenues plus adaptées aux besoins de notre époque et aux attentes des justiciables, les décisions de justice ont gagné en crédibilité et ont légitimé les magistrats qui les avaient rendues. Les médias ont parfois salué le petit juge indépendant, fragile et éphémère héros de son époque. De fait la justice a pour partie, mais pour partie seulement, acquis dans la société une place se rapprochant de celle des autres grandes démocraties. Si des réformes constitutionnelles ont été promises pour écarter les procureurs de l’emprise du politique, elles n’ont pas abouti faute de consensus parmi les parlementaires qui en réalité n’y voyaient guère d’intérêt. La situation des magistrats reste donc fragile et les mêmes médias ne se privent pas de clouer au pilori les magistrats soupçonnés de s’être trompés. Pareillement des élus, contestant la légitimité des juges qui, contrairement à eux, ne sont pas issus du suffrage universel, n’hésitent pas à critiquer les décisions judiciaires, spécialement lorsqu’elles concernent d’autres élus. Certains rêvent peut-être de juges qui resteraient cantonnés comme dans les années 70 au règlement des accidents de la circulation ou au jugement des chèques sans provision.

En formulant d’une manière massive et inédite leur désespérance, les magistrats français expriment clairement qu’ils ont besoin de moyens renforcés pour rendre la justice dans de bonnes conditions et pouvoir notamment prendre le temps d’écouter les justiciables et de motiver leurs décisions. Mais cette pauvreté à laquelle il faut mettre fin est très largement la conséquence de la place assez secondaire qui est celle de l’institution judiciaire dans la société française. Cette situation doit être reconsidérée. Il est temps qu’en France la justice soit enfin hissée au niveau institutionnel de celle des grandes démocraties.