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Le droit en débats

Images et textes générés par l’IA à l’épreuve des règles fiscales et sociales

Les Intelligences artificielles (IA) génératives semblent être vouées à se faire une place dans le champ des diverses industries culturelles. Cependant, la livraison et l’utilisation de ces productions synthétiques posent un certain nombre de questions aux différents acteurs du secteur de la création en matière de droit fiscal et social.

Les IA ne génèrent pas seulement des textes et des images, mais également nombre de débats juridiques. Ces débats ont tendance à se concentrer sur deux champs principaux, l’amont et l’aval

En amont de la génération de contenus par les intelligences artificielles, les questions ont été globalement identifiées : existe-t-il réellement une exploitation des œuvres au sens où on l’entend en droit de la propriété intellectuelle ? Si oui, les utilisateurs éventuels peuvent-ils arguer une exception au droit d’auteur ? Cette exception passe-t-elle alors l’épreuve du triple test ? L’opt-out, présenté comme un garde-fou, est-il une réponse satisfaisante ? (v. parmi les publications les plus récentes, J.-M. Brugière et J.-M. Deltorn, Intelligences artificielles génératives. Y a-t-il d’exploitation des œuvres, au sens du droit d’auteur ? N’y aurait-il pas d’autres modèles à considérer ?, D. 2023. 1657 ; S. Le Cam et F. Maupomé, IA génératives de contenus : pour une obligation de transparence des bases de données, Dalloz actualité, 11 mai 2023 ; N. Martial-Braz, IA générative ou l’émergence de risques insoupçonnés pour la création !, CCE 2023, n° 6, Repère 6).

En aval de la génération d’images et de textes, les questions ont aussi été identifiées : le contenu est-il protégé ? Faut-il distinguer le contenu généré par l’IA, d’un contenu mixte à la fois fruit d’un apport personnel, mais aussi assisté par l’IA ? Si oui, qui peut dire qu’il est titulaire et quels droits pourraient alors être l’objet d’exercice ? En ce sens, les premières analyses juridiques publiées nous semblent très convaincantes (N. Enser, L’« Entrée dans le Paradis » du droit d’auteur : pas sans un être humain à l’origine de la création !, Dalloz actualité, 18 sept. 2023 ; N. Enser, IA générative : le début des difficultés, ou quand l’IA et l’humain concourent à la création, Dalloz actualité, 13 oct. 2023) et il nous apparaît que tant que le contenu est dépourvu d’apports personnels originaux, il ne saurait être protégé au titre du droit d’auteur.

D’autres questions satellites du droit de la propriété intellectuelle méritent aussi notre attention : ces contenus générés par l’IA, autrement dit ces productions synthétiques non protégées par le droit d’auteur peuvent-elles bénéficier de l’ensemble de dispositions juridiques conçues initialement pour défendre les biens d’exception culturelle que constituent les œuvres de l’esprit ?

Les dispositifs de soutien prévus pour soutenir les œuvres de l’esprit et leurs auteurs (taux de TVA réduit, aides publiques, prêts publics, prise en charge SOFIA de la retraite complémentaire IRCEC, loi Lang sur le prix unique, régime artistes-auteurs, etc.) peuvent-ils valablement être appliqués aux productions synthétiques générées par l’IA ? Le champ de la question étant particulièrement large, nous nous intéresserons surtout au domaine du livre et de l’édition et nous verrons que les impacts y sont déjà nombreux.

De manière à les distinguer des « œuvres de l’esprit » pour lesquelles les dispositions que nous allons examiner ont été conçues, nous appellerons ici les contenus générés par l’IA « productions synthétiques ». Si les premières entrent dans le champ d’application des différents régimes spéciaux que nous allons étudier, les secondes devraient en principe y échapper. Cette différence entre les deux ne sera sans doute pas une mince affaire, mais l’analyse des règles spéciales vouées à protéger les œuvres de l’esprit en tant que biens d’exception culturelle nous donne l’occasion de rappeler leurs fonctions sociales. Elles sont le produit de choix politiques forts en faveur de la création et des créateurs et leur extension ou leur application sans recul et sans contrôle en dehors de leur champ initial pourrait aussi conduire à une perte de légitimité et signifier leur disparition.

Taux de TVA à 5,5% dans le livre

Tout d’abord, la question de la TVA est intéressante à poser pour le livre. Le livre n’est pas défini au sein du code de la propriété intellectuelle, l’article L. 112-2, 1°, visant le « livre », sans faire aucune distinction entre le contenu et le contenant, mais on trouve une définition en droit fiscal, précisément dans un des bulletins officiels des Finances publiques. Un livre est « un ensemble imprimé, illustré ou non, publié sous un titre, ayant pour objet la reproduction d’une œuvre de l’esprit d’un ou plusieurs auteurs en vue de l’enseignement, de la diffusion de la pensée et de la culture » (CGI, art. 278-0 bis et BOI-TVA-LIQ-30-10-40, TVA - Liquidation - Taux - Produits imposables au taux réduit - Livre, 15 juill. 2013).

D’emblée, la référence à la notion d’œuvre de l’esprit implique strictement une exclusion des productions synthétiques. Le contenu ne remplit pas les conditions cumulatives suivantes prévues par le BOFIP : être constitué d’éléments imprimés (1) ; reproduire une œuvre de l’esprit (2) ; ne pas présenter un caractère commercial ou publicitaire marqué (3) ; ne pas contenir un espace important destiné à être rempli par le lecteur (4).

Si les choses paraissent simples, en pratique, la taxation de certaines productions est parfois discutée par les services fiscaux. C’est le cas de certains jeux de société qui sont assimilés à des livres et bénéficient du taux réduit alors que d’autres réalisations présentées sous la forme de « livres » y échapperont et seront soumises au taux normal de 20%, comme les agendas ou autres coffrets qui comprendraient par exemple des livres de recettes accessoires à un matériel de cuisine, un jouet, etc.

Produits composites et TVA à taux réduit ?

On peut anticiper que les exploitants de productions synthétiques, qui les diffuseront sous forme de « livres », seront sans doute tentés de revendiquer aussi le bénéfice de la TVA à taux réduit, mais il nous semble pourtant difficile d’en admettre l’application.

Le sort d’un « objet livre » qui serait entièrement le support d’une production synthétique, un recueil d’images générées par IA, par exemple, apparaît clairement à la lecture de la doctrine fiscale : pas d’œuvre de l’esprit, pas de TVA à taux réduit. Quid des productions qui seront certainement majoritaires, celles qui seront composites mêlant production synthétique et œuvre originale, comme un livre jeunesse illustré par IA, ou un roman traduit par IA ?

La publication d’un livre incluant des productions synthétiques à côté d’un apport pouvant caractériser une œuvre de l’esprit pourrait conduire à l’application du régime de TVA des offres composites, le droit fiscal étant déjà habitué à les gérer (v. BOI-TVA-CHAMP-60-30, TVA - Champ d’application et territorialité - Offres composites - Traitement fiscal, 23 août 2023).

L’administration fiscale rappelle que la circonstance qu’un élément accessoire ne remplisse pas les conditions d’éligibilité à une exonération sans droit à déduction ou à un taux réduit ne fait pas obstacle à l’application de ce régime dérogatoire à l’opération dont il fait partie. Ainsi, l’application du régime dérogatoire dépendra uniquement des caractéristiques des éléments autres qu’accessoires (v. en ce sens, CJCE 3 juill. 2006, aff. C-251/05, Talacre Beach Caravan Sales ; 18 janv. 2018, aff. C-463/16, Stadion Amsterdam CV, pts 32 et 33).

Dans la recherche du taux de TVA unique applicable à l’objet livre, on imagine bien qu’une image synthétique utilisée pour couverture d’un livre ne déclenchera pas un changement de TVA, l’éditeur pouvant argumenter que la couverture n’est qu’accessoire à l’œuvre. Mais on peut se poser la question pour une bande dessinée dont toutes les images seraient synthétiques, ou pour une traduction synthétique de roman étranger. Il apparaît en effet difficile de dire que la traduction en français ne serait qu’accessoire alors même que le l’objet même de l’achat sera que le texte est en français. Or, il suffit qu’un élément autre qu’accessoire, même minoritaire, relève du taux normal pour écarter l’exonération ou le taux réduit et, par conséquent, appliquer le taux normal à l’ensemble de l’opération (v. CJUE 19 juill. 2012, aff. C-44/11, Deutsche Bank, pt 41 ; 10 nov. 2016, aff. C-432/15, Baštová, pts 72 s.).

En résumé, le taux normal devrait s’appliquer à l’ensemble de l’opération si l’opération prise dans sa globalité ne remplit pas les conditions d’éligibilité à un régime dérogatoire. La vente d’un livre composé d’images synthétiques et d’un texte original serait alors soumise au taux normal de 20 % lorsque les caractéristiques intrinsèques du livre sont ainsi que les images synthétiques sont considérées non comme un simple accessoire du texte, mais comme un produit recherché en tant que tel par le consommateur.

C’est encore plus évident quand la part synthétique de la production est mise en avant en tant qu’argument publicitaire par l’exploitant promouvant que l’ouvrage est l’un des premiers qui a été généré par l’IA.

Taux de TVA à 10 % sur les droits d’auteurs et productions synthétiques

Une production synthétique n’étant pas une œuvre de l’esprit, la rémunération issue de son exploitation ne saurait être considérée comme des droits d’auteurs. Il en résulterait alors que le taux de TVA réduit de 10% serait naturellement inapplicable (v. CGI, art. 279 et BOI-TVA-LIQ-30-20-100, TVA - Liquidation - Taux - Autres prestations de service imposables au taux réduit, 23 août 2028).

Pour ce qui est des productions assistées par une IA générative, le raisonnement sur les produits composites paraît applicable. Si la production synthétique est accessoire au résultat final, ce dernier devrait alors être considéré comme une œuvre de l’esprit à part entière et bénéficier des règles classiques sur les droits d’auteur. En revanche, si la production synthétique n’est pas accessoire, même si elle est minoritaire, alors la rémunération devrait perdre la qualification de droits d’auteur et se voir appliquer le taux normal de 20%.

L’administration fiscale pourrait également décider d’appliquer dans ces cas-là un régime classique de ventilation du taux de TVA en fonction du type de service fourni par l’auteur et d’appliquer les taux de TVA correspondants, à défaut de quoi les auteurs s’exposeraient à un redressement et à une application du taux normal de TVA sur l’ensemble du service fourni. Le taux de TVA réduit de 10% (voire de 5,5 % en cas de création sans cession ou en cas de création et de vente du support) ne serait alors applicable qu’à la seule création d’œuvres originales et à la cession de droits associée ; la partie synthétique devant quant à elle se voir appliquer le taux normal de 20 %. Par exemple, dans le cas d’une bande dessinée dont le scénario est une œuvre originale, mais les images fournies sont synthétiques, la partie scénario sera taxée à 10 % et la partie image à 20 %.

Produits composites et autres règles fiscales ?

De manière plus large, on questionnera succinctement l’application des autres règles et avantages dont bénéficient les auteurs d’œuvres de l’esprit.

  • le système de retenue de TVA à la source par les éditeurs et producteurs ne sera pas applicable en cas de productions synthétiques (v. CGI, art. 285 bis) ;
  • les revenus issus de l’exploitation d’une production synthétique ne sauraient, en aucune manière, être considérés comme des droits d’auteurs pouvant être déclarés en tant que Traitement et Salaires (v. CGI, art. 93-1 quater) ;
  • le fournisseur de productions synthétiques ne bénéficiera pas de l’exonération spécifique de la Contribution Foncière Entreprise (v. CGI, art. 1460) ;
  • les franchises en base de TVA spécifiques aux artistes-auteurs ne concernent pas la vente ou la fourniture de productions synthétiques. C’est le cas général de franchise en base pour prestation de service ou activité commerciale (selon le cas) qui s’applique (v. CGI, art. 293 B à G) ;
  • la vente de reproductions de contenus synthétiques, même numérotées et signées ne peut être considérée comme de la vente d’art. En particulier, les acheteurs ne peuvent bénéficier des avantages fiscaux liés à l’achat d’œuvres d’art. Il ne peut non plus y avoir de droit de suite en cas de revente (v. CGI, art. 98 A).

Produits synthétiques et régime social applicable

Du côté « cotisant », celui qui génère une production synthétique ne devrait pas, en principe, relever de l’urssaf artistes-auteurs pour le régime social ni de l’IRCEC pour la retraite complémentaire. L’accès à ces caisses est défini dans l’article R. 382-1 qui conditionne l’accès au régime à la création d’une œuvre originale. Un statut autre, comme celui d’autoentrepreneur devra être utilisé et il ne sera donc pas possible de bénéficier du régime de précompte de cotisations sociales spécifique aux artistes-auteurs. On ajoutera également que les dispositions spéciales de prise en charge SOFIA des cotisations de retraite complémentaire des auteurs du livre ne pourront bénéficier aux personnes qui génèrent des productions synthétiques.

Du côté « diffuseur » de productions synthétiques, les dispositions spécifiques aux artistes-auteurs ne s’appliqueront pas non plus. Un exploitant ne sera pas considéré comme un diffuseur, défini à l’article L. 382-4 du code de la sécurité sociale comme « celui qui procède à la diffusion ou l’exploitation commerciale d’œuvres originales ». Il n’aura donc pas à s’acquitter de la contribution « diffuseur » et ne pourra être contraint à une obligation de précompte.

Produits synthétiques et autres règles spécifiques

Et l’application d’autres règles spécifiques sera mise en question :

  • la spécificité pour les fonctionnaires prévue à l’article 25 septies de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 qui permet en principe l’exercice libre d’une activité de « production des œuvres de l’esprit » pourrait-elle être revendiquée par celui qui génère des productions synthétiques ? ;
  • le prêt en bibliothèque prévu aux articles L. 133-1 et L. 133-4 du code de la propriété intellectuelle et la rémunération gérée collectivement par la SOFIA qui en découle pourraient-ils bénéficier à celui qui génère des contenus synthétiques ;
  • les aides publiques lorsqu’elles sont en lien avec des activités d’écriture ou de productions d’œuvres de l’esprit ? ;
  • le pass Culture pourrait-il être utilisé pour des productions synthétiques ? La question a lieu d’être posée, car les ouvrages « dont l’objet ne correspond pas aux objectifs de politique publique du pass, à savoir faciliter l’accès à la culture, encourager la diversité des formes artistiques et des pratiques culturelles, et favoriser l’accès aux offres culturelles situées à proximité du lieu de situation de l’utilisateur » en sont en principe exclus (v. conditions générales de l’usage du pass Culture : www.pass.culture.fr) ;
  • la loi Lang sur le prix unique du livre (loi n° 81-766 du 10 août 1981) complétée par l’instruction fiscale du 12 mai 2005 (v. préc., BODI 3 C-4-05, n° 82) vise clairement le livre comme le support d’une œuvre de l’esprit. Aura-t-elle alors vocation à s’appliquer pour les productions synthétiques ?

Il y a enfin la question du droit contractuel prévu par le code de la propriété intellectuelle qui vise en principe à « protéger » les auteurs dans leurs relations avec leurs éditeurs, producteurs, exploitants… Or, les productions synthétiques n’étant pas des œuvres au sens du CPI, elles ne pourraient donner lieu à un contrat de cession de droits. Dans le domaine des industries culturelles, cela impliquerait alors que si les parties décident malgré tout de recourir à un « contrat d’édition », il faudrait considérer une dénaturation au sens des articles 1188 à 1192 du code civil et procéder à une requalification.

Et le régime juridique poserait alors une question : dans le domaine du livre, aucune des dispositions spécifiques au contrat d’édition ne devrait alors être applicables, l’éditeur (qui n’en serait alors plus un) n’étant ni contraint de procéder à des redditions de comptes, ni même d’exploiter de manière permanente et suivie la production synthétique. On pourrait aller plus loin en questionnant le droit pour les personnes qui génèrent des contenus synthétiques à une rémunération appropriée et proportionnelle…

On le voit, l’arrivée de productions synthétiques bouleverse non seulement les métiers de la création (v. en ce sens, Ligue des auteurs. Argumentaire pour une meilleure régulation de l’IA, avr. 2023), mais également tout l’écosystème. Elle demande une grande vigilance de la part de l’ensemble des acteurs si chacun veut rester dans le cadre de la loi et la création d’une nouvelle doctrine fiscale adaptée.