Plaider coupable à la française, inspirée du plea bargaining américain, la CRPC est entrée dans notre code de procédure pénale à l’occasion de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (dite « Perben II »). Aujourd’hui, codifiée aux articles 495-7 du code procédure pénale, elle participe d’un nouveau modèle de procédure pénale, véritable bouleversement introduisant une dose d’accusatoire et de négociation dans notre système inquisitoire héritier du droit romain1.
Plus de quinze ans après son entrée en vigueur, ce concept de justice négociée entre le ministère public et le prévenu s’est consolidé dans notre droit avec l’introduction de la CJIP par la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (dite « Sapin II »). Elle est la traduction française du Deferred Prosecution Agreement américain par laquelle les personnes morales mises en cause dans certaines infractions signent des transactions avec le parquet pour le paiement d’amende sans reconnaissance de culpabilité.
Pourtant, ces mécanismes, tantôt loués pour leur efficacité2, tantôt brocardés pour leurs conséquences sur la fonction même de juger pour les magistrats du siège3, souffrent d’inconvénients, notamment en matière de criminalité financière.
La CJIP récemment signée par le groupe Airbus avec le parquet national financier (PNF), le Serious Fraud Office britannique et le Department of Justice américain pour près de trois milliards d’euros, participe au mouvement vers une justice négociée. Comme d’autres praticiens généralement favorables4, il convient de dresser un premier bilan plus contrasté de la justice négociée près de trois ans après l’entrée en vigueur de la loi Sapin à partir de l’expérience d’une association anticorruption et alors qu’il est proposé d’élargir la CJIP à la matière environnementale.
La lutte contre la criminalité économique portée par des organisations non gouvernementales comme Sherpa s’accorde en effet mal avec les dispositifs de justice négociée où la place des victimes est limitée5 et la responsabilité des acteurs réduite. C’est particulièrement le cas dans les affaires de biens mal acquis, définis comme l’ensemble des avoirs et biens publics détournés du budget d’un État et placés à l’étranger à des fins personnelles constitutif d’un enrichissement illicite6.
Ce mouvement général vers la justice négociée (I) présente donc des inconvénients en matière de criminalité financière (II) au détriment des victimes (III).
I - La consécration d’outils de justice négociée appliqués à la criminalité en col blanc
C’est dans un contexte de dé-juridictionnalisation que la loi Perben II introduisit dans notre droit la CRPC afin de diversifier les réponses pénales7.
Ce plaider coupable à la française fut diversement reçu. Les plus favorables y voyaient une réponse pragmatique pour répondre à une série d’objectifs comme la réduction des charges d’audiences correctionnelles, l’exigence européenne du jugement dans un délai raisonnable, le désengorgement des tribunaux face à l’afflux des contentieux et l’économie de moyens sur les affaires les plus simples en centrant le débat non plus sur la culpabilité mais sur la sanction8. Les plus critiques relevaient un déclin des magistrats du siège dans leur fonction de juger au profit du parquet négociateur, entre juge et acteur de la politique pénale de l’État, et les dangers de l’aveu9 sans que le Conseil constitutionnel y voit des motifs d’inconstitutionnalité10.
Ces critiques justifiaient à l’époque un champ d’application matériel et personnel réduit de la CRPC. L’article 495-7 limitait la CRPC aux délits punis à titre principal d’une peine d’amende ou d’emprisonnement inférieure ou égale à cinq ans avec exclusion de certaines infractions jusqu’à ce que la loi n° 2011-1862 du 13 décembre 2011 l’ouvre à l’issue d’une procédure d’information judiciaire. Plus récemment, la loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude (dite loi contre la fraude) a étendu la CRPC à l’infraction spéciale de fraude fiscale11, non sans susciter de critiques concernant la perte du caractère dissuasif et l’exigence d’exemplarité en matière fiscale12. Le législateur avait pourtant considéré en 2004 au moment de l’introduction de la CRPC que ce plaider coupable à la française s’accordait mal avec la complexité et le caractère transnational du délit de fraude fiscale13.
Le champ d’application personnel de la CRPC est particulièrement étendu. À la différence de la CJIP, la CRPC peut être proposée aux personnes physiques puisqu’elle vaut à l’égard des « personnes » sans distinction entre personnes physiques ou morales14. La CRPC est alors ouverte dans les affaires de biens mal acquis. Il y a un risque non négligeable que les prévenus invoquent indûment leurs immunités et privilèges au stade même de la comparution empêchant toute publicité15. Hors CRPC, la défense de Teodorin Obiang, fils du président de Guinée équatoriale, avait excipé l’immunité diplomatique pour plaider l’incompétence du juge français pour juger des faits objet des poursuites. La Cour d’appel de Paris ne lui a pas donné raison en condamnant Teodorin Obiang à trois ans de prison avec sursis et trente millions d’euros d’amende pour blanchiment d’abus de biens sociaux, de détournement de fonds publics et d’abus de confiance en s’étant frauduleusement construit un patrimoine immobilier considérable en France. La Cour internationale de justice sera amenée à trancher d’ici la fin de l’année la question de savoir si l’un de ses biens immobiliers – un hôtel particulier de 1 000 m2 avenue Foch – est attaché à une mission diplomatique empêchant toute saisie par l’État français. Il est possible de se demander si la question autour de l’immunité diplomatique aurait été soulevée et débattue dans le cadre d’une CRPC.
Le régime de la CRPC est détaillé aux articles 495-7 et suivants du code de procédure pénale. La décision de recourir à la CRPC revient au procureur de la République à l’issue de l’enquête, d’une procédure d’information judiciaire sur réquisitions écrites du ministère public ou à la demande de l’intéressé ou de son avocat. Après la reconnaissance des faits et de leurs qualifications juridiques par le prévenu, le procureur propose à la personne la possibilité d’exécuter une ou plusieurs peines16. Le prévenu bénéficie de la présence obligatoire de son avocat et d’un délai de réflexion de dix jours avant l’acceptation. Il est présenté dans le mois devant le président du tribunal judiciaire pour homologation17 décidée en audience publique par ordonnance motivée18. L’ordonnance doit constater la reconnaissance des faits, leurs qualifications juridiques et la proportionnalité des peines appréciée selon les circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur19. À défaut, le juge ne peut pas homologuer, une décision non susceptible d’appel par le ministère public et le prévenu20. L’homologation est quant à elle susceptible d’appel dans les dix jours de sa notification21.
Quant à la CJIP, elle était à l’origine limitée aux affaires de criminalité en col blanc pour les infractions de manquements au devoir de probité spécialement visées à l’article 41-1-2 du code de procédure pénale et leurs infractions connexes, puis elle a été étendue à la fraude fiscale par la loi du 23 octobre 2018. Un projet de loi adopté par le Sénat souhaite l’ouvrir en matière environnementale22. La CJIP environnementale souffrirait en l’état de l’absence d’autorité de régulation comme l’AFA et d’une absence d’intérêt pour les entreprises à en conclure en raison d’une application encore trop parcellaire du droit pénal de l’environnement. Les poursuites sont en effet rares et les peines peu sévères, ce qui ne les inciterait pas à coopérer pour conclure une CJIP23.
Le PNF peut proposer une CJIP à la personne morale poursuivie dès le stade de l’enquête tant que l’action publique n’a pas été mise en mouvement. La convention impose une ou plusieurs obligations comme le versement d’une amende d’un montant proportionné aux avantages tirés des manquements constatés, la soumission à un programme de conformité sous le contrôle de l’AFA24, et s’agissant de la potentielle CJIP environnementale, la réparation effective du préjudice écologique résultant de l’infraction. En cas d’accord à la CJIP par la personne morale mise en cause, le procureur saisit par requête le président du tribunal judiciaire aux fins de validation. Ce dernier évaluera en audience publique le bien-fondé du recours à la CJIP en vérifiant entre autres si la condition d’intérêt public, aux contours imprécis, est remplie25. L’ordonnance de validation ne vaut pas déclaration de culpabilité : elle n’a ni la nature, ni les effets d’une condamnation, et n’emporte pas interdiction de participer aux marchés publics26, l’un des éléments les plus essentiels et critiqués de la CJIP. La personne mise en cause dispose d’un délai de dix jours à compter de la validation pour se rétracter. En cas de non- validation du président du tribunal, de rétraction par la personne morale ou de violation des obligations au titre de la CJIP, le procureur met en mouvement l’action publique sans pouvoir faire état devant les juridictions d’instruction et de jugement des éléments relevés pendant la négociation de la CJIP. L’exécution des obligations de la CJIP éteint en revanche l’action publique27.
S’inscrivant dans un mouvement général favorable aux procédures alternatives, la justice négociée s’est étendue à la criminalité financière alors même qu’elle présente certains inconvénients pour cette matière.
II - Les imperfections des mécanismes de justice négociée en matière de criminalité financière
La CRPC et la CJIP s’inscrivent dans le développement de la justice négociée en matière financière, c’est- à-dire de mécanismes de négociation de la peine. Longtemps souhaitée par les acteurs économiques28, elle offre pour les entreprises transnationales s’adonnant à la corruption une sanction rapide plutôt qu’une exposition publique de leurs pratiques désastreuses pour le développement et le respect des besoins les plus élémentaires de leurs populations.
La CRPC constitue une procédure rompant avec la tradition pénale française en introduisant des mécanismes de négociation dans le procès pénal. Ces éléments nuisent à la portée du rôle de la justice dans les affaires de criminalité financière, a fortiori dans les cas de biens mal acquis.
Tout d’abord, la CRPC opère, par son fonctionnement même, un déplacement du débat judiciaire de la culpabilité vers la sanction29. La reconnaissance de la culpabilité de l’auteur des faits de corruption apparaît désormais bien accessoire puisqu’elle sera subordonnée à la peine proposée par le procureur puis acceptée par le prévenu. La fonction même de juger en est bouleversée : un juge unique statue sur la culpabilité telle qu’elle est prémâchée par la reconnaissance préalable. Certains y voyaient une dépossession périlleuse du rôle du juge du siège placé bien en retrait30.
Par ailleurs, comme il peut se déduire de son fonctionnement, il convient de noter le poids important du parquet tout au long de la procédure de CRPC. On l’a vu, le procureur suggère le recours à une CRPC, propose la peine sans que le juge de l’homologation ne puisse la moduler contrairement à une procédure pénale classique, et invite les victimes à la procédure. L’ensemble de ces prérogatives n’est pas sans susciter de réserve dans les affaires de biens mal acquis. Mettant en cause des personnalités politiquement exposées selon la définition du code monétaire et financier31, ces affaires sont donc dépendantes de l’activité d’un parquet dont la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé à plusieurs reprises une indépendance insuffisante à l’égard de l’exécutif32. Impliquant le plus souvent des forts enjeux diplomatiques, le parquet pourrait faire preuve de frilosité au moment d’apprécier l’opportunité des poursuites dans les dossiers de biens mal acquis. En effet, si l’article 30 du code de procédure pénale interdit les instructions individuelles du ministre de la Justice depuis la loi n° 2013-669 du 25 juillet 2013, rien n’interdirait des instructions générales refrénant les poursuites dans ces dossiers sensibles, notamment de biens mal acquis, au gré des intérêts diplomatiques de la France33.
Le débat judiciaire au cours d’une CRPC est également limité devant le juge d’homologation. Le juge du siège n’a qu’à vérifier la réalité de la reconnaissance de culpabilité, des faits, de leur qualification et de la justification des peines selon l’article 495-11 du code de procédure pénale. Si les audiences d’homologation sont publiques, le temps consacré pendant les audiences est réduit pour se focaliser sur les mécanismes illicites. La justice perd alors sa dimension explicative pour le public et les juges du siège amenés à trancher des affaires similaires. Dans le cadre de faits de blanchiment, de corruption et de biens mal acquis, le juge unique de l’homologation et le public ne peuvent avoir une compréhension fine des stratégies d’occultation employées dans ce type d’infractions. Les schémas financiers délictueux ne peuvent être intégralement présentés au public et à la société civile comme les ONG pour une meilleure détection. L’actuel président de la cour d’appel de Paris notait déjà ce risque de laisser dans l’ombre des pans entiers des dossiers de criminalité économique et financière dans toutes ses pistes et ramifications, le risque de « la cantonner à l’écume des choses » au détriment d’une meilleure appréhension des mécanismes de détournements illicites34. L’exposition publique, et donc la compréhension, des schémas complexes de biens mal acquis sont rendues plus difficiles par la CRPC.
Poursuivant cette logique, la CRPC suscite des interrogations quant au mode de preuve employé. La reconnaissance préalable de culpabilité correspond en pratique à un aveu35. Dans l’idée de limiter leurs expositions publiques après l’interpellation des ONG comme Sherpa, les personnalités politiquement pourraient être tentées d’avouer au plus vite leurs méfaits. En reconnaissant leur culpabilité via une CRPC, l’aveu permet de réduire la publicité d’un procès qui est en réalité une sanction symbolique tout aussi importante que la peine prononcée dans le cadre d’affaires de biens mal acquis. Il y a ainsi une incitation à s’auto-incriminer pour réduire le scandale public et la peine36 alors même que la publicité permet de restaurer la dignité des victimes37.
L’argument d’efficacité et de la rapidité de la CRPC tombe en cas de désaccord du prévenu ou du président du tribunal puisqu’une procédure correctionnelle ordinaire devra être entamée38. La procédure en est rallongée.
Le développement de la CJIP rend également plus difficile la compréhension et l’exposition publique des faits et des schémas complexes, permettant aux personnes morales, pour certaines infractions, d’arrêter les poursuites en payant une amende, et ce sans avoir à reconnaître leur culpabilité, à la différence de la CRPC39. Cette forme de justice négociée emporte son lot de critiques sur notre modèle pénal40. En effet, plus encore que la CRPC, la CJIP procède d’une conception économique de la justice, relevant plus de calculs financiers que de considérations morales.
L’aspect financier prend l’ascendant sur l’aspect moral41, et la sanction sur la culpabilité. Les amendes sont désormais provisionnées par les entreprises. Ainsi, la Société générale, après la conclusion d’un accord avec le PNF dans les affaires du LIBOR, a rassuré les investisseurs en rappelant que « le paiement de ces montants est entièrement couvert par la provision inscrite dans les comptes de Société Générale qui a été allouée aux dossiers IBOR et Libyen (…), les versements n’auront donc pas d’impact sur les résultats de Société Générale »42. La peine négociée abandonne son rôle d’opprobre moral pour devenir un simple risque financier à évaluer pour les personnes morales fautives. Incitées à agir rationnellement, elles procèdent à un calcul coûts/avantages dans une logique de rentabilité43. La CRPC connaît les mêmes écueils.
Cette critique est d’autant plus forte qu’un risque non négligeable d’inégalités entre les parties apparaît au stade de la négociation, dans les CRPC et la CJIP, entre d’une part, les multinationales ou des dirigeants d’État assistés d’avocats spécialisés et d’autre part, un parquet aux ressources et au temps limités sans réelle formation en négociation. Le ministère public est dépossédé de son rôle de gardien d’un ordre social44. De plus, les conditions de la négociation sont secrètes. S’il faut saluer l’effort de justification des montants retenus dans les CJIP45, il n’en demeure pas moins que ces négociations excluent le public alors même que la justice doit être rendue au nom du peuple français selon le principe désormais constitutionnel de publicité des débats46. Faute d’exposition publique au cours d’un procès, la peine négociée dans le cadre d’une CJIP ou d’une CRPC en matière de criminalité financière perd l’un de ses attributs les plus essentiels : sa fonction dissuasive, « pour empêcher les autres hommes d’en commettre de semblables par l’espérance de l’impunité » selon les mots de Beccaria47. Elle crée l’apparence d’une justice à deux vitesses, dénoncée par les ONG comme Sherpa48.
Par ailleurs, la CJIP ne répond pas toujours à son objectif d’efficacité. La responsabilité des dirigeants personnes physiques impliqués dans des faits de corruption n’est pas tranchée par la conclusion d’une CJIP. Ces derniers demeurent personnellement responsables comme le rappellent les lignes directrices de l’AFA et du PNF49. Loin d’unifier le contentieux pénal, la CJIP le fragmente en séparant le sort de la personne morale de celui de ses dirigeants et des victimes de corruption (cf. infra). Mêmes les praticiens favorables à la CJIP relèvent que la conclusion d’une CJIP ne se traduit pas nécessairement par un allègement de la charge de travail pour la juridiction de jugement50.
Enfin, l’article 41-1-2 du code de procédure pénale prévoit au stade des sanctions la soumission de la personne morale pour une durée maximale de trois ans et sous le contrôle de l’Agence française anticorruption (AFA), à un programme de mise en conformité destiné à s’assurer de l’existence et de la mise en œuvre en son sein (code de conduite, dispositif d’alerte interne, cartographie des risques, procédure d’évaluation des clients, fournisseurs et intermédiaires, procédures de contrôles comptables, formation du personnel exposé à la corruption, régime disciplinaire en cas de violation du code de conduite)51. Avec seulement une centaine d’agents déployés, l’AFA ne dispose pas de moyens humains et financiers suffisants pour mener à bien ces contrôles de l’exécution des mesures judiciaires imposant la mise en œuvre d’un programme de mise en conformité en plus des contrôles périodiques diligentés par le directeur sur les entreprises assujetties aux obligations de l’article 17 de la loi Sapin II52. Le directeur de l’AFA Charles Duchaine a déjà exprimé des doutes sur les capacités d’investigations de l’AFA qui seraient insuffisantes53. L’AFA peut alors procéder à des délégations à des experts ou des autorités qualifiées selon l’article 41-1-2 du code de procédure pénale. Ce contrôle est délégué à des experts ou autorités qualifiées dont la sélection n’est pas rendue publique54. Des cabinets d’avocats anglo-saxons spécialisés dans les enquêtes internes de corruption sont le plus souvent désignés comme partenaires de l’AFA. Une note de la DGSI a pointé le risque d’ingérence et d’espionnage industriel par des cabinets partenaires du Department of justice américain, menant à une fuite massive des données des entreprises françaises dans le cadre d’une guerre économique larvée entre les États-Unis et l’Europe55. La lutte contre la corruption doit donc s’appuyer sur une politique volontariste avec des moyens humains et financiers conséquents pour contrôler le respect des programmes de conformité consacrés par la loi Sapin II.
III - Une négociation mettant de côté la réparation des victimes
La CRPC constitue, à l’instar de la CJIP, un instrument de justice négociée en plein essor en matière de criminalité économique. Ces mécanismes laissent une place réduite aux victimes des infractions économiques et financières.
Dans le cadre d’une CRPC, si la victime est identifiée, elle est informée sans délai et invitée à comparaître56. Elle ne peut s’opposer au choix du procureur de recourir à une CRPC, son consentement n’étant pas requis, et ne peut participer à la phase de proposition de la peine par le procureur. Elle ne peut donc assister qu’aux audiences d’homologation devant le président du tribunal correctionnel pendant lesquelles il sera statué sur ses demandes57.
Son droit d’appel sur l’ordonnance d’homologation est néanmoins garanti conformément aux articles 498 et 500 du code de procédure pénale. Les intérêts de la victime n’ont cependant aucune place dans la proposition de peine du procureur58. La victime n’est associée qu’à la phase d’homologation de la CRPC et si elle n’a pu exercer ses droits après avoir été informée de la CRPC, la constitution de partie civile n’interviendra que très tardivement, au cours de l’audience d’homologation59. La rapidité de la CRPC a pour inconvénient d’évincer parfois les constitutions de parties civiles60.
Leur place est aussi limitée dans les CJIP, comme l’illustre celle conclue entre le groupe Airbus et le PNF. Sans droit d’opposition sur le choix du recours à la CJIP par le procureur de la République, sans réelle faculté de négociation, elles ne peuvent que transmettre les éléments permettant d’établir la réalité et l’étendue de leur préjudice et, au vu de l’ordonnance de validation, demander le recouvrement des dommages et intérêts que la personne morale s’est engagée à lui verser sans que la victime n’en ait négocié le montant. Comme l’a relevé le Tribunal de grande instance de Nanterre dans un jugement rendu le 18 septembre 2019 sur des faits de corruption ayant déjà donné lieu à une CJIP, les victimes ne participent à aucun débat contradictoire lors de la négociation de la CJIP et ne peuvent contester le montant des dommages et intérêts, faute de voies de recours disponibles61.
Plus largement, la CRPC et la CJIP soulèvent une nouvelle fois des difficultés quant à la notion de victime des actes de corruption et de détournement de fonds public menant à l’accumulation frauduleuse de biens mal acquis dans les pays occidentaux dont la France. Leurs victimes souffrent d’une identification délicate. C’est la raison pour laquelle des ONG ont appelé à une redéfinition internationale de la notion de victimes de la corruption62. Le statut de victime n’a pour l’instant été accordé qu’à la Direction générale des finances publiques dans les CJIP portant sur des faits de fraude fiscale, ou à une entreprise partenaire dans certaines CJIP portant sur des faits de corruption, jamais aux populations d’États étrangers63. Par ailleurs, la notion de victime peut être détournée pour court-circuiter la réparation effective des vraies victimes et la restitution des biens mal acquis. Ainsi, comme l’illustre l’affaire des BMA ouzbeks64, l’État dont la personne poursuivie a la nationalité peut se constituer partie civile dans une CRPC afin d’obtenir la réparation sous la forme de dommages-intérêts et de se voir restituer les biens sans transparence ni contrôle, alors que cet État n’offre pas nécessairement de garanties d’exemplarité. Une négociation à huis-clos s’est substitué à une audience publique aux dépens de la transparence65. Les conditions de conclusion de l’accord ne garantissent ni que les sommes restituées ne retombent pas dans le circuit de la corruption66, ni que les populations locales réellement victimes en voient le bénéfice dans une perspective de développement.
Le sujet d’autant plus problématique que la Convention des Nations unies contre la Corruption pose comme principe fondamental dans la lutte contre la corruption la restitution des avoirs en son article 51. Il incombe à la France d’assurer effectivement la restitution des avoirs détournés dans les affaires de biens mal acquis afin de se conformer à ses obligations internationales. Une proposition de loi sénatoriale relative à l’affectation des avoirs issus de la corruption transnationale portée par Jean- Pierre Sueur a été adoptée le 2 mai 2019 sans que l’Assemblée ne s’en saisisse pour le moment67. Deux députés ont soumis un rapport à la Garde des sceaux et au ministre des Comptes publics sur la question, proposant de s’appuyer sur l’Agence française de développement plutôt que se reposer sur les acteurs locaux68. Les initiatives devront être surveillées avec attention afin de rétablir la justice au bénéfice des populations victimes de leurs dirigeants et non de celui du budget de l’État français69. Ces craintes relatives au développement de la justice négociée au détriment des victimes sont d’autant plus justifiées alors que le gouvernement a déposé un projet de loi visant à étendre le recours à la CJIP en matière d’infractions environnementales. La CJIP environnementale adoptée pour l’instant par le Sénat pose les mêmes difficultés quant au droit des victimes.
Tant en matière de corruption, de fraude, ou d’atteintes à l’environnement, la justice négociée illustrée en droit français par les mécanismes de la CJIP et la CRPC connaît de nombreuses impasses. Justifiée par des arguments de rapidité, d’efficacité et vue comme un moyen de défense dans une guerre économique menée par des États étrangers, la justice négociée est en réalité un pis-aller qui écarte parfois la culpabilité morale et juridique des entreprises frauduleuses et corruptrices. Par ailleurs, elle réserve une place extrêmement limitée à la réparation des préjudices subis par les réelles victimes de la criminalité économique et financière que sont les populations locales qui voient leurs ressources détournées au détriment de la réalisation de leurs droits politiques, économiques et sociaux70. En matière de lutte contre la corruption, Sherpa a déjà rappelé aux États de respecter les obligations internationales de restitution conforme aux principes de transparence, de redevabilité, de solidarité, d’intégrité et d’efficacité71. Des garde-fous à la justice négociée sont nécessaires afin d’assurer notamment un processus de restitution exemplaire et d’inclure le plus possible les victimes et les organisations de la société civile, des pays spoliés et des pays d’accueil des biens mal acquis. Avec la transparence comme exigence à toutes les étapes de la procédure, la répression de la criminalité économique et financière doit avoir pour objectif ultime non la seule logique de rentabilité et d’efficacité mais l’amélioration durable des conditions de vie des populations victimes et le renforcement de l’État de droit.
1. J.-L. Colomb, Les failles de la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, Gaz. Pal. 31 décembre 2011 n° 365, p. 21 [consulté le 28 janv. 2020].
2. F. Molins, Plaidoyer pour le plaider coupable : des vertus d’une peine négociée, AJ pénal 2003. 61 .
3. R. Maiolo, Du plaider-coupable à la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, LPA 2003, n° 243, 3, citant à l’époque l’actuel président de la Cour d’appel de Paris qui regrettait que la loi confie au ministère public d’importantes prérogatives.
4. E. Daoud et H. Partouche, Étude comparative des CJIP : bilan et perspectives, Dalloz actualité, 27 avr. 2020.
5. E. Alt et W. Bourdon, En termes d’efficacité répressive, la transaction pénale est un mirage, Le Monde, 23 mai 2016.
6. Transparency International France, Bien mal acquis, définition [en ligne], [consulté le 28 janv. 2020].
7. Rép. pén., v° Comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, mai 2018 (actualisation : juin 2019), par F. Molins, § 3.
8. F. Molins, Plaidoyer pour le plaider coupable : des vertus d’une peine négociée, préc. ; F. Debove, La justice pénale instantanée, entre miracles et mirages, Dr. pén. n° 11, nov. 2006. Étude 19, § 18.
9. D. Charvet, Réflexions autour du plaider-coupable », D. 2004. 2517 ; J.-L. Colomb, Les failles de la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, Gaz. Pal. 31 déc. 2011, n° 365, p. 21 [consulté le 28 janv. 2020] ; R. Maiolo, Du plaider-coupable à la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, LPA 2003, n° 243, p. 3, citant à l’époque l’actuel président de la cour d’appel de Paris qui regrettait que la loi confie au ministère public d’importantes prérogatives.
10. Cons. const., 2 mars 2004, n° 2004-492 DC, Estier, D. 2004. 2756 , obs. B. de Lamy ; ibid. 956, chron. M. Dobkine ; ibid. 1387, chron. J.-E. Schoettl ; ibid. 2005. 1125, obs. V. Ogier-Bernaud et C. Severino ; RSC 2004. 725, obs. C. Lazerges ; ibid. 2005. 122, étude V. Bück ; RTD civ. 2005. 553, obs. R. Encinas de Munagorri .
11. S.-M. Cabon, Entre pragmatisme et idéalisme, quelle place pour la négociation en droit pénal fiscal ?, Dr. fisc. n° 11, 14 mars 2019, 199, §§ 6-7.
12. Projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale : l’analyse et les propositions de dix organisations de la société civile, 18 juill. 2018, § 4.
13. Projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale : l’analyse et les propositions de dix organisations de la société civile, 18 juill. 2018, § 4 ; J. Gallois, Les apports de la loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, AJ pénal 2018. 560 .
14. C. pr. pén., art. 495-7.
15. Rép. pén., v° Comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, préc., § 9.
16. C. pr. pén., art. 495-8.
17. C. pr. pén., art. 495-10.
18. C. pr. pén., art. 495-9.
19. C. pr. pén., art. 495-11.
20. Rép. pén., v° Comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, préc., § 45.
21. C. pr. pén., art. 495-11.
22. Projet de loi relatif au parquet européen et à la justice pénale spécialisée, art. 8.
23. E. Daoud et H. Partouche, Étude comparative des CJIP : bilan et perspectives, préc.
24. C. pr. pén., art. 41-1-2.
25. Pour une voix favorable à la CJIP, A. Mignon-Collombet, La convention judiciaire d’intérêt public : vers une justice de coopération, AJ pénal 2017. 68 .
26. M. Krouti et P. Dufourq, Décryptage des nouvelles lignes directrices sur la mise en œuvre de la convention judiciaire d’intérêt public, Dalloz actualité, 12 juill. 2019.
27. C. pr. pén., art. 41-1-2 ; Rép. pén., v° Action publique, nov. 2017 (actualisation : oct. 2019), par F. Molins, §§ 212-214.
28. B. Quentin, Révolution – L’avènement d’une justice répressive négociée en matière financière, JCP n° 6, 2017. Doctr. 156.
29. F. Debove, La justice pénale instantanée, entre miracles et mirages, Dr. pén. n° 11, nov. 2006. Étude 19, § 13.
30. F. Debove, La justice pénale instantanée, entre miracles et mirages, préc., § 9.
31. C. mon. fin., art. R. 561-18.
32. CEDH 23 nov. 2010, n° 37104/06, Moulin c/ France, AJDA 2011. 889, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2011. 338, obs. S. Lavric , note J. Pradel ; ibid. 2010. 2761, édito. F. Rome ; ibid. 2011. 26, point de vue F. Fourment ; ibid. 277, note J.-F. Renucci ; RFDA 2011. 987, chron. H. Labayle et F. Sudre ; RSC 2011. 208, obs. D. Roets .
33. C. pr. pén., art. 30.
34. A. Lévy et J. Monin de Flaugergues, Les récents mais perfectibles développements de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité en matière économique et financière - Entretien avec Jean-Michel Hayat, président du Tribunal de grande instance de Paris, Dr. pén. n° 10, oct. 2016. Étude 21.
35. B. Pereira, Justice négociée : efficacité répressive et droits de la défense ?, D. 2005. 2041 .
36. B. Pereira, Justice négociée : efficacité répressive et droits de la défense ?, préc., § 26.
37. D. Charvet, Réflexions autour du plaider-coupable, D. 2004. 2517 .
38. B. Pereira, Justice négociée : efficacité répressive et droits de la défense ?, préc., § 27.
39. Ibid.
40. W. Hoenig, D’une Justice imposée à une Justice négociée, ou l’affaiblissement de la Justice pénale, in Mélanges en l’honneur du Doyen Roger Bernardini, Le Harmattan, p. 167.
41. Projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale : l’analyse et les propositions de dix organisations de la société civile, 18 juill. 2018, § 5.
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44. E. Vergès, La procédure pénale hybride, préc..
45. Pour un exemple, Convention judiciaire d’intérêt public entre le procureur de la République financier et Airbus SE du 29 janv. 2020, §§ 154-164.
46. Cons. const. 2 mars 2004 DC, n° 2004-492, préc.
47. C. Beccaria, Des délits et des peines. XII De la question ou torture, Éditions du boucher, p. 38.
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50. E. Daoud et H. Partouche, Étude comparative des CJIP : bilan et perspectives, préc.
51. C. pén., art. 131-39-2.
52. L’art. 17 de la loi Sapin II impose aux entreprises et aux établissements publics selon les effets de seuil de prendre les mesures destinées à prévenir et à détecter la commission, en France ou à l’étranger, de faits de corruption ou de trafic d’influence (code de conduite, cartographie des risques, dispositifs d’alerte interne, contrôles comptables, procédure d’évaluation des clients et fournisseurs, formation des cadres et salariés les plus exposés au risque de corruption, régime de sanction disciplinaire pour sanctionner les violations du code de conduite).
53. E. Jarry, Le patron de l’agence anticorruption réclame plus de moyens, Reuters, 15 déc. 2017 [consulté le 16 mars 2020].
54. C. pr. pén., art. 41-1-2.
55. P. Gonzalès, Soupçonnés d’ingérence par la DGSI, les avocats anglo-saxons nient agir contre la France, Le Figaro, 17 déc. 2018.
56. C. pr. pén., art. 495-13.
57. Rép. pén., v° Comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, préc., §§ 55-56.
58. F. Fourment, La place de la victime dans la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, Gaz. Pal. 2011, n° 365, p. 14.
59. C. pr. pén., art. 495-13 ; F. Fourment, La place de la victime dans la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, préc.
60. F. Fourment, La place de la victime dans la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, préc.
61. G. Poissonnier, Procès au fond et convention judiciaire d’intérêt public : quelle coexistence possible ?, D. 2019. 2137 .
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63. E. Daoud et H. Partouche, Étude comparative des CJIP : bilan et perspectives, préc.
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71. Sherpa, Biens mal acquis : la restitution des avoirs détournés aux populations spoliées aurait dû être une priorité du G7 2019 qui entend lutter contre les inégalités dans le monde, 22 août 2019. Accessible en ligne [consulté le 17 mars 2020].