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Le droit en débats

Incrimination de la diffusion d’une agression filmée : ratio legis et paradoxe

Par Pierre Rousseau le 22 Octobre 2021

Les violences contre les personnes sont fréquemment commentées dans l’actualité, mais deux agressions récentes ont en commun d’avoir fait l’objet d’une vidéo largement diffusée sur les réseaux sociaux, puis dans les médias. La première agression a été commise le 30 septembre par une dizaine d’individus à l’encontre d’un mineur de dix-sept ans, ce dernier ayant été perçu par ses agresseurs comme homosexuel1. La seconde a été commise le 8 octobre par un élève à l’encontre de sa professeure2. Depuis la loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 et afin de réagir face au phénomène du happy slapping, le législateur a incriminé le fait d’enregistrer une agression ainsi que le fait de diffuser cet enregistrement3. Cette incrimination avait donc vocation à s’appliquer dans les deux affaires évoquées, mais uniquement concernant les individus ayant enregistré et diffusé l’agression sur les réseaux sociaux. Le relai de ces vidéos par les médias échappe à la répression pénale, le législateur ayant pris le soin de préciser que l’incrimination « n’est pas applicable lorsque l’enregistrement ou la diffusion résulte de l’exercice normal d’une profession ayant pour objet d’informer le public ou est réalisé afin de servir de preuve en justice »4.

Si l’on ne peut qu’approuver la répression du fait d’enregistrer et de diffuser une agression pour ce qu’il témoigne de l’état d’esprit de l’auteur, un paradoxe apparaît néanmoins lorsque l’on revient sur l’agression ayant eu lieu le 30 septembre. C’est, en effet, grâce à l’existence de la vidéo, laquelle a été signalée à la plateforme Pharos, que les enquêteurs ont pu faire des recherches afin d’identifier la victime et les auteurs de l’agression5. Autrement dit, sans la commission de l’infraction prévue à l’article 222-33-3 du code pénal, il y a lieu de penser que les agresseurs n’auraient pas été inquiétés. Il est compréhensible que l’utilité sociale de cette diffusion ne conduise pas à l’impunité de l’auteur ayant agi avec malveillance, mais cela conduit à s’interroger sur la ratio legis de l’incrimination en question. La répression semble ici exclusivement fondée sur l’état d’esprit de l’auteur, état d’esprit que l’on retrouve éventuellement même au fondement de la justification.

Ratio legis de l’article 222-33-3 du code pénal

La rédaction d’une incrimination est en principe motivée par le souci de protéger une valeur. L’incrimination des violences volontaires vise par exemple à protéger la valeur « intégrité des personnes ». Si l’on s’interroge sur la ratio legis de l’article 222-33-3 du code pénal, il faut distinguer entre l’enregistrement de l’agression d’une part, et sa diffusion d’autre part. Certes, l’incrimination figure dans le chapitre relatif aux « atteintes à l’intégrité physique ou psychique de la personne »6, mais il n’est en réalité pas si simple de se déterminer sur ce qui a motivé la rédaction du texte.

Le « fait d’enregistrer sciemment » une agression est assimilé par le législateur à un acte de complicité des violences filmées. Ainsi que l’a souligné un auteur7, cette assimilation à la complicité ne va pas de soi, sauf à considérer que cela encourage l’auteur des violences, ce dernier étant en effet susceptible de redoubler d’efforts afin de rendre l’acte le plus spectaculaire possible8. Selon cette conception, l’incrimination de l’enregistrement serait bel et bien fondée sur la protection de l’intégrité. Néanmoins, si l’auteur de l’agression n’est pas conscient d’être filmé, le fait d’enregistrer peut être analysé comme le moyen de réaliser l’infraction fin qu’est la diffusion de l’agression. En cette hypothèse, l’incrimination aurait plutôt vocation à protéger la dignité de la personne9.

La diffusion des images porte en effet atteinte à la dignité de la victime, et n’est pas réprimée de la même façon que l’enregistrement de ces mêmes images. Si la répression de l’enregistrement dépend de la gravité de l’infraction filmée, celle de la diffusion est autonome10. Or, la dignité de la victime est également atteinte lorsque la diffusion est le fait d’un journaliste dans l’exercice de ses fonctions. Certes, les visages apparaissent floutés lorsque les vidéos sont relayées dans les médias, mais l’on peut supposer que le fait de flouter les visages ne confèrerait aucune impunité à l’individu ayant initialement diffusé la vidéo sur les réseaux sociaux. Ainsi, qu’il s’agisse d’une diffusion malveillante ou d’une diffusion dans l’objectif d’informer le public, les conséquences quant à la dignité de la victime sont identiques, voire pires lorsque les images gagnent en visibilité par le biais des médias. Il est alors difficile de conclure que le texte de l’article 222-33-3 du code pénal, pris dans son ensemble, est motivé par la protection de la dignité. Cette difficulté provient sans doute du fait que le législateur a intégré ce qui s’apparente à un fait justificatif spécial au sein même de l’incrimination. Si l’alinéa 3 de cet article est regardé, non comme un fait justificatif, mais comme un élément constitutif de l’infraction11, alors le caractère répréhensible repose sur la malveillance de celui qui diffuse les images d’une agression. En somme, la répression est davantage focalisée sur l’antisocialité de l’état d’esprit de l’auteur que sur les conséquences de son acte au regard d’une valeur protégée. Cette focalisation sur la psychologie de l’auteur est déjà de mise en l’hypothèse d’une tentative d’infraction impossible, hypothèse dans laquelle il n’y a ni atteinte, ni risque d’atteinte d’une valeur pénalement protégée12. En revanche, si l’on considère que l’alinéa 3 de l’incrimination est un fait justificatif spécial13, il faudra mettre de côté la conception classique du mécanisme de la justification.

Une justification fondée sur l’état d’esprit de l’auteur

La justification est généralement considérée comme fondée sur l’utilité sociale de l’acte infractionnel. En certaines hypothèses, le législateur reconnaît en effet l’utilité sociale du sacrifice d’une valeur afin d’en préserver une autre. La doctrine adopte donc une conception objective de ce mécanisme permettant d’écarter la responsabilité pénale : l’utilité sociale étant une caractéristique de l’acte, la justification bénéficie à l’ensemble des participants à l’acte. S’il faut considérer l’alinéa 3 de l’article 222-33-3 du code pénal comme un fait justificatif spécial, il faut alors admettre que pour le législateur, le sacrifice de la dignité de la victime au profit de l’information du public est d’utilité sociale. De même, il ressort de cet alinéa 3 que le sacrifice de la dignité de la victime est d’utilité sociale lorsque l’enregistrement permet de rapporter des preuves en justice (sachant qu’en cette hypothèse, une diffusion de l’enregistrement, même limitée, s’avèrera nécessaire afin que son contenu soit exploité à des fins probatoires).

Qu’en est-il alors de la diffusion d’une vidéo d’agression qui, bien qu’elle soit le fait d’une personne malveillante, permet aux enquêteurs de rechercher et d’identifier les auteurs des violences filmées ? Si l’on s’en tient à la conception objective de la justification, il est évident qu’un problème se pose : bien que l’acte ait des conséquences d’utilité sociale, il a été réalisé avec un état d’esprit antisocial. Un auteur14  avait déjà, à l’appui d’une conception subjective de la justification, évoqué des hypothèses mettant en lumière les failles de la conception objective. Tel est notamment le cas du boxeur qui, par goût de la violence, se joint à une rixe sans être conscient que son action permet de repousser une agression injuste15. La conception objective de la justification devrait conduire à relaxer le boxeur, alors que ce dernier a agi avec un état d’esprit antisocial.

Pour en revenir à la diffusion des images d’une agression, le législateur précise tout de même que la répression est écartée, non pas lorsque l’acte permet de rapporter des preuves en justice (approche objective), mais plutôt lorsqu’il a été réalisé afin de servir de preuve en justice (approche subjective). Ainsi que l’a très justement souligné un auteur16, « le texte établit ici un élément exonératoire purement psychologique ». S’il s’agit d’un fait justificatif, il repose donc sur l’état d’esprit de l’auteur, et non sur les conséquences éventuellement positives de son acte.

Résumons les choses ainsi : si l’alinéa 3 de l’article 222-33-3 du code pénal contribue à préciser les éléments constitutifs de l’infraction, il appartient à la partie poursuivante de démontrer l’absence chez l’auteur des qualités et mobiles mentionnés. S’il s’agit plutôt d’un fait justificatif spécial, c’est un coup sévère porté à la conception objective de la justification.

 

1. Montgeron : une enquête ouverte après l’agression homophobe d’un adolescent, Le Monde - AFP, 12 oct. 2021.
2. H. Tailliez, Professeure violemment bousculée en Seine-et-Marne : l’élève est exclu temporairement du lycée, Le Parisien, 11 oct. 2021.
3. C. pén., art. 222-33-3.
4. C. pén., art. 222-33-3, al. 3.
5. Montgeron : une enquête ouverte après l’agression homophobe d’un adolescent, art. préc.
6. Partie législative, Livre II, Titre II, Chapitre II du code pénal.
7. E. Dreyer, Droit pénal spécial, Lextenso, 2020, n° 80.
8. V. en ce sens, S. Detraz, L’enregistrement d’images de violence, Dr. pénal 2007. Étude 23, n° 4.
9. Sur l’atteinte à la dignité découlant de la propagation des images, v. S. Detraz, L’enregistrement d’images de violence, art. préc., n° 4.
10. L’auteur encourt 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende.
11. S. Detraz souligne bien qu’en principe, il devrait appartenir à l’autorité de poursuite de rapporter la preuve de l’absence des causes d’éviction de la responsabilité pénale prévues à l’alinéa 3 du texte. L’auteur se demande néanmoins si la jurisprudence ne les analysera pas davantage comme des faits justificatifs, dont la preuve sera alors à la charge de la personne poursuivie, v. S. Detraz, L’enregistrement d’images de violence, art. préc., n° 40.
12. Sur la répression de la tentative de meurtre d’un cadavre, v. Crim. 16 janv. 1986, Bull. crim. n° 25 ; D. 1986. 265, note Mayer et Gazounaud et note Pradel.
13. V. not. en ce sens, E. Dreyer, Droit pénal spécial, op. cit., n° 80.
14. F. Rousseau, L’imputation dans la responsabilité pénale, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque des thèses », 2009, nos 132 s. L’auteur propose de prendre en considération la légitimité du mobile de l’agent dans le cadre de l’imputabilité. Il précise par ailleurs que d’autres propositions doctrinales sont allées dans le sens d’une analyse subjective de la justification. Sur le rattachement de la justification à la contrainte, v. A.-C. Dana, Essai sur la notion d’infraction pénale, LGDJ, 1982, p. 144 s. Sur le rattachement au mobile légitime, v. not., J.-P. Gagneur, Du motif légitime comme fait justificatif, thèse Paris, 1941, 107 p.
15. V., J.-H. Robert, Droit pénal général, 6e éd., PUF, 2005, p. 266 ; F. Rousseau, L’imputation dans la responsabilité pénale, op. cit., n° 167.
16. S. Detraz, L’enregistrement d’images de violence, art. préc., n° 38.