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Le droit en débats

Indemnisation du préjudice de l’État en matière de blanchiment de fraude fiscale : des précisions bienvenues et une rigueur à transposer dans le cadre des CJIP

Par deux décisions du 15 novembre 20231, toutes deux publiées au Bulletin, la chambre criminelle de la Cour de cassation est venue apporter des précisions importantes tant sur la nature du préjudice dont l’État peut se prévaloir en matière de blanchiment de fraude fiscale que sur les contours et la démonstration nécessaire de ce préjudice. Compte tenu de leur essor grandissant, dans un souci de transparence et donc de prévisibilité pour les entreprises, reste désormais à espérer que ces précisions seront prises en compte dans le cadre des conventions judiciaires d’intérêt public (CJIP) conclues en matière de blanchiment de fraude fiscale.

Par Jean-Lou Salha et Merle-Beral Arthur le 15 Décembre 2023

Des exigences bienvenues sur le préjudice de l’État en matière de blanchiment de fraude fiscale

L’exigence d’une distinction entre le préjudice subi du fait de la fraude fiscale et celui découlant du blanchiment de fraude fiscale

En matière de fraude fiscale, la constitution de partie civile de l’administration fiscale est régie par les dispositions de l’article L. 232 du livre des procédures fiscales. Cette disposition permet à l’administration fiscale « d’agir de plano, du seul fait qu’une information soit ouverte du chef de fraude fiscale, sans notamment avoir à justifier d’un quelconque préjudice »2.

Dans ce cadre, l’État ne peut pas demander de dommages et intérêts en réparation d’un préjudice autre que celui « qui est indemnisé par les majorations fiscales et les intérêts de retard », autrement dit, par la procédure fiscale3.

Cette solution, propre à la procédure ouverte du chef de fraude fiscale, est justifiée dans la mesure où, « compte tenu de la nature différente des droits à indemnisation accordés à l’État et à l’administration fiscale, le préjudice résultant de la fraude fiscale doit logiquement être distingué de celui résultant de la dissimulation des biens et des droits »4.

En matière de blanchiment de fraude fiscale, en 2014, la chambre criminelle de la Cour de cassation était venue assouplir la possibilité pour l’État de réclamer des dommages et intérêts pour indemniser son préjudice en considérant que « point n’est nécessaire que l’État français puisse ou doive chiffrer le montant de son préjudice, la dissimulation des biens et des droits éludés entraînant obligatoirement des dommages financiers importants, compte tenu de l’ancienneté, de l’habitude et de l’importance de la fraude, entraînant nécessairement pour l’État la mise en œuvre de procédures judiciaires pour faire valoir ses droits et recouvrer ses créances, indépendamment du préjudice économique et budgétaire déjà actuel, caractérisé par l’absence de rentrée des recettes fiscales dues, et tout particulièrement en cette période d’importants déficits budgétaires au plan national »5.

Comme le relevait alors justement la doctrine, « cette jurisprudence [a] servi de base aux juges du fond afin d’accorder de façon quasi systématique des dommages-intérêts conséquents à l’État, sans que l’étendue de son préjudice n’ait été démontrée »6.

Toutefois, la chambre criminelle de la Cour de cassation a fini par rappeler que « si les juges répressifs, saisis de poursuites des chefs de fraude fiscale et blanchiment, peuvent indemniser l’État du dommage résultant du blanchiment, ils n’ont pas compétence pour réparer le préjudice subi par le Trésor public du fait du délit fiscal, qui est indemnisé par les majorations fiscales et les intérêts de retard »7.

Une décision saluée par la doctrine pour laquelle, ce faisant, la chambre criminelle de la Cour de cassation répondait au principe de réparation intégrale du préjudice subi par l’État.

L’exigence d’une motivation rigoureuse de la demande d’indemnisation de l’État en matière de blanchiment de fraude fiscale

Alors que par sa décision de 2014, la chambre criminelle de la Cour de cassation appréciait de manière très souple le principe et le montant du préjudice de l’État en matière de blanchiment de fraude fiscale, par deux décisions du 15 novembre 2023, elle a opéré ce qui pourrait s’apparenter, si ce n’est à un revirement de jurisprudence, à tout le moins à un revirement quant à la motivation qu’elle exige désormais du préjudice de l’État en matière de blanchiment de fraude fiscale.

Déjà, en 2021, la chambre criminelle de la Cour de cassation avait précisé que si l’État pouvait être indemnisé, « par suite de la commission du délit de blanchiment de fraude fiscale », « des investigations spécifiques générées par la recherche, par l’administration fiscale, des sommes sujettes à l’impôt, recherche rendue complexe en raison des opérations de blanchiment » ; en revanche devaient être exclus « les frais liés aux investigations judiciaires, lesquels restent à la charge de l’État et sans recours contre le condamné en application de l’article 800-1 du code de procédure pénale »8.

Par ses décisions du 15 novembre 2023, la chambre criminelle de la Cour de cassation va plus loin : elle rejette, dans le cadre de l’affaire UBS, la demande d’indemnisation de l’État fondée sur le moyen selon lequel « le blanchiment commis a nécessairement occasionné les préjudices dont la réparation est demandée compte tenu des pratiques constantes, étendues dans le temps, conçues, organisées et mises en œuvre ».

La Haute Juridiction considère « En premier lieu [que] la cour d’appel n’a pas établi l’existence de [la perte de chance], constituée par la possibilité pour l’administration fiscale, compte tenu des caractéristiques des fraudes fiscales, de détecter, établir et recouvrer l’impôt éludé avant l’expiration des délais de reprise, dont le blanchiment l’aurait privée. En second lieu, la cour d’appel n’a pas estimé les chances de succès de l’administration fiscale dans son action tendant au recouvrement des impôts éludés avant leur prescription, ni apprécié le préjudice final résultant de la prescription des impôts dus, de sorte qu’elle n’a pas mis la Cour de cassation en mesure de s’assurer que la réparation de la perte de chance avait été mesurée à la chance perdue »9.

Par ailleurs, la Cour de cassation exclut tout préjudice moral subi par l’État du fait de la commission du délit de blanchiment de fraude fiscale, considérant que cette infraction « n’est pas susceptible de causer à l’État un préjudice moral distinct de l’atteinte portée aux intérêts généraux de la société que l’action publique a pour fonction de réparer »10.

Néanmoins, la rigueur désormais requise par la chambre criminelle de la Cour de cassation ne signifie pas forcément une réduction du champ matériel du préjudice indemnisable en matière de blanchiment de fraude fiscale.

À cet égard, on relèvera que dans le cadre de l’affaire « UBS », la chambre criminelle de la Cour de cassation a confirmé que sont inclus dans le préjudice de l’État « l’accomplissement d’actes tendant à l’identification de comptes bancaires et la mise en œuvre de procédures d’entraide administrative qui, ayant pour finalité l’établissement de l’impôt éludé et son recouvrement, relèvent des investigations indemnisables au sens de l’article 2 du code de procédure pénale »11. De même, bien qu’elle l’ait rejeté d’office dès lors que la demande présentait un caractère nouveau en appel, il ne peut pas être exclu que la chambre criminelle considère in fine comme un poste de préjudice indemnisable le « discrédit sur les dispositifs de l’État français qui tendent à prévenir l’apparition du phénomène de blanchiment ».

Une transposition souhaitable de ces exigences aux CJIP conclues en matière de blanchiment de fraude fiscale

Dans la mesure où la conclusion d’une CJIP est nécessairement précédée de négociations confidentielles, il parait difficile d’exiger que les stipulations de la CJIP, qui est rendue publique, reflète de manière transparente l’intégralité des échanges ayant eu lieu entre le parquet et l’entreprise concernée.

Il n’en demeure pas moins que l’exigence de prévisibilité12 ne saurait être totalement ignorée, sous peine, sinon, de dissuader les entreprises à coopérer avec les autorités.

Or, force est de constater qu’en dépit des lignes directrices du parquet national financier du 16 janvier 2023, on peine aujourd’hui encore à percevoir un fil conducteur dans la détermination du montant des amendes d’intérêt public et du quantum des préjudices indemnisables dans le cadre des CJIP, notamment en matière de blanchiment de fraude fiscale.

Ainsi, outre le fait que les lignes directrices du parquet national financier n’éclairent pas vraiment les entreprises sur ce que constituent les « avantages tirés du manquement [de blanchiment de fraude fiscale] » en préférant se concentrer sur ceux tirés de la corruption, on ne peut que relever à la lecture des CJIP conclues en matière de blanchiment de fraude fiscale une certaine disparité dans l’appréciation et la justification du préjudice subi par l’État en matière de blanchiment de fraude fiscale.

À ce titre, comme déjà relevé par des confrères, deux CJIP se distinguent par leurs « justifications très légères concernant les modalités de détermination du préjudice de l’État »13.

C’est d’abord le cas de la CJIP « HSBC » (TJ Paris, 14 nov. 2017) où le préjudice de l’État avait été déterminé « à partir du montant des actifs sous gestion concernés, en appliquant à ce montant un taux de fiscalisation forfaitaire résultant des constats faits par le STDR ». Le montant de l’indemnisation tenait également compte « du montant des avoirs ayant déjà fait l’objet d’une régularisation et des régularisations à venir ».

On ne peut ici que relever la porosité de la frontière dressée entre le préjudice indemnisé par la procédure fiscale et celui indemnisable par les dommages et intérêts alloués à l’État pour réparer le préjudice subi par ce dernier du fait d’actes de blanchiment de fraude fiscale. Or, une telle porosité apparaît contradictoire avec la position affirmée par la chambre criminelle de la Cour de cassation, quelques années plus tard, par sa décision du 29 janvier 202014.

C’est ensuite le cas de la CJIP Bank of China (TJ Paris, 15 janv. 2020) où il est écrit, de manière lapidaire, que le préjudice de l’État consistait en « la nécessité d’engager des procédures pour faire valoir ses droits et recouvrer ses créances ».

Or, à travers cette formule générique, il est impossible de connaître la nature des frais qui ont été pris en compte dans le montant des dommages et intérêts alloués à l’État. Pis, la formule n’est pas sans rappeler la décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation de 2014 (v. supra)15.

Plus récemment, on relèvera que dans le cadre de la CJIP conclue le 21 octobre 2022 par Crédit Suisse AG pour des faits, notamment, de blanchiment aggravé de fraude fiscale, le préjudice de l’État a été fixé « en proportion des sommes non déclarées », sans autres explications.

De même, dans le cadre de la CJIP conclue le 23 mars 2023 par la société Abanca Corporacion Bancaria pour des faits de blanchiment, notamment de fraude fiscale, le préjudice de l’État semble avoir été fixé de manière forfaitaire, là encore, sans autres explications.

Les deux décisions rendues le 15 novembre dernier par la Haute Juridiction devraient mettre un terme à de telles pratiques : les CJIP ne peuvent plus se contenter de justifier de manière lapidaire et imprécise le montant des dommages et intérêts alloués à l’État pour l’indemniser de son préjudice découlant de faits de blanchiment de fraude fiscale.

Il paraît donc désormais nécessaire d’harmoniser les pratiques des parquets et de justifier précisément les montants alloués à l’État sous peine, compte tenu de l’importance des montants en jeu, de mettre en péril l’avenir de la CJIP en matière de blanchiment de fraude fiscale. En effet, l’imprévisibilité de la détermination des dommages et intérêts alloués à l’État dans le cadre des CJIP pourrait finir par inciter les entreprises à aller devant les juridictions correctionnelles, en fonction de ses propres arbitrages.

 

1. Crim. 15 nov. 2023, n° 22-81.258 et n° 22-82.826.
2. J.-Cl. Lois pénales spéciales, Impôts, fasc. 50, par S. Detraz.
3. Quelques rares exceptions étaient admises : par ex., en matière d’escroquerie à la TVA, l’État pouvait demander réparation du préjudice subi par le Trésor sur le fondement du droit commun (Crim. 19 juin 1978, n° 73-92.900).
4. S.-M. Cabon, Contentieux pénal – Fraude fiscale et blanchiment : l’exigence de motivation comme garantie de la proportionnalité de la peine de confiscation et cadre de l’évaluation du préjudice de l’État, RD fisc. 2020. 213.
5. Crim. 17 déc. 2014, n° 14-86.560.
6. J. Boudet et R. Rue, Gaz. Pal. 31 mars 2020, n° 372z7, p. 32.
7. Crim. 29 janv. 2020, n° 17-83.577, D. 2020. 338 ; AJ pénal 2020. 302, obs. C. Litaudon ; RTD com. 2020. 497, obs. L. Saenko .
8. Crim. 30 juin 2021, n° 16-80.657 et n° 20-83.355 P+B., AJ pénal 2021. 430, obs. M. Hy
9. Crim. 15 nov. 2023, n° 22-81.258.
10. Crim. 15 nov. 2023, n° 22-82.826, D. 2023. 2048 .
11. Crim. 15 nov. 2023, n° 22-81.258.
12. Exigence issue de l’art. 8 de la DDH et de l’art. 7 de la Conv. EDH.
13. RD fisc. 2022, n° 49, chron. A. Rousseau et G. Pellegrin
14. Crim. 29 janv. 2020, n° 17-83.577, préc.
15. Crim. 17 déc. 2014, n° 14-86.560.