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Le droit en débats

Open data : la Cour de cassation relève le défi mais interroge l’avenir

Par Chantal Arens le 18 Novembre 2020

L’une des missions traditionnelles de la Cour de cassation est la diffusion de la jurisprudence. Au regard des enjeux attachés à l’open data1, c’est-à-dire à une diffusion généralisée des décisions de la justice judiciaire, la Cour de cassation vient légitimement d’être désignée responsable de cette diffusion, par le décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives.

L’objectif de l’open data est d’assurer de façon effective et exhaustive la mise à disposition du public des décisions de justice, alors que moins de 1 % des décisions des tribunaux de première instance et des cours d’appel sont disponibles en ligne sur le site Légifrance.

Il s’agit là d’un formidable défi, qui comporte de multiples enjeux : transparence, connaissance et intelligence, grâce aux possibilités d’explication et de valorisation de la jurisprudence, information, analyse et recherche sur les contentieux.

Cette diffusion massive, à terme, présente aussi des limites, tenant à la nécessité de protéger les données personnelles et la vie privée des personnes physiques mentionnées dans les jugements, voire la sécurité des personnes et particulièrement des magistrats et des greffiers ayant contribué à leur élaboration.

L’office du juge, le statut de la jurisprudence, le rôle et la place de la Cour de cassation sont ainsi questionnés par cette large mise à disposition des décisions.

On peut cependant regretter l’absence d’étude de l’impact de la mise à disposition en open data des décisions de justice : l’entière mesure d’un tel projet ne semble pas avoir été prise, s’agissant en particulier de l’architecture technologique et des besoins informatiques et humains qu’implique sa réussite.

Il ne semble pas, non plus, que les conséquences de l’open data sur le métier des magistrats et des fonctionnaires ou sur l’exercice même de la profession de magistrat, compte tenu des possibilités de réutilisation des données, aient été suffisamment prises en compte. Et cela en l’absence, au moins en l’état, de tout mécanisme de régulation. La Cour va donc travailler sur ce dernier point, essentiel, en liaison avec le ministère de la Justice et avec les bénéficiaires de ces données judiciaires, avocats, autres professionnels du droit, éditeurs et ce qu’il est convenu d’appeler la legaltech.

Comme on le sait, la mise en open data des décisions de justice a été introduite par les articles 20 et 21 de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, sur amendement, ce qui peut expliquer que le sujet n’ait pas été suffisamment préparé par le ministère de la Justice en amont.

Ce n’est qu’après l’adoption de cette loi qu’une mission sur l’analyse des enjeux et des modalités de la mise en open data des décisions de justice a été confiée au professeur Loïc Cadiet, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, dont le rapport a été remis en novembre 2017 au garde des Sceaux.

La loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a, ensuite, modifié l’article L. 111-13 du code de l’organisation judiciaire, pour adapter le dispositif créé par la loi de 2016.

Il aura fallu encore attendre le 30 juin 2020 pour que le décret d’application de cette loi soit publié.

Conscients du défi technique que représente la mise en open data des décisions de justice et conscients des enjeux de respect de la vie privée des personnes physiques, la Cour de cassation et son service de documentation, des études et du rapport n’ont pas attendu la fin de ce processus normatif pour agir. Ils ont anticipé la mise en œuvre du projet.

Enrichie d’expériences étrangères réussies, comme celle menée en Espagne par le CENDOJ (centre de documentation judiciaire), placé auprès du Conseil général de la justice, la Cour de cassation est également attentive aux recommandations émanant de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ)2 du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne3.

Plus concrètement, alors qu’actuellement environ 15 000 décisions sont versées annuellement à la direction de l’information légale et administrative (DILA) pour diffusion en ligne sur le site Légifrance, principalement des décisions de la Cour de cassation et quelques décisions des juridictions du fond sélectionnées pour leur intérêt particulier, l’open data devrait, à terme, concerner près de 4 millions de décisions, tous niveaux d’instance confondus, soit 260 fois plus.

Dès lors, il est apparu, très vite, que seuls des sauts technologiques importants pourraient permettre à la Cour de relever le défi de la mise en open data des décisions de l’ensemble des décisions judiciaires. C’est la raison pour laquelle elle a, d’initiative, développé un moteur innovant de pseudonymisation des décisions de justice, utilisant l’intelligence artificielle, qui pseudonymise une dizaine d’occurrences dans les décisions de justice, tout en réduisant le taux d’erreur de la machine. Ce développement a été rendu possible dans le cadre du programme Entrepreneur d’intérêt général (EIG) 3, auquel la Cour de cassation s’est portée candidate auprès d’Etalab4 en 2018, cofinancé par la Chancellerie. Le programme a débuté en janvier 2019 et le moteur a été mis en production en décembre 2019. Dans un deuxième temps, afin de permettre un contrôle humain optimisé du traitement automatique de la pseudonymisation des décisions, la Cour de cassation développe une nouvelle interface d’annotation des décisions de justice, dans le cadre du programme d’EIG 4, également cofinancé par la Chancellerie. Ces décisions de justice seront ensuite disponibles sur le site de la Cour de cassation, par un moteur de recherche, en cours de développement.

Forte de ces outils, la Cour de cassation est en mesure de proposer une mise en œuvre de l’open data de décisions judiciaires de manière pragmatique, progressive et concertée avec l’ensemble des juridictions judiciaires, les praticiens et les utilisateurs.

Pour autant, si la Cour de cassation peut tout mettre en œuvre pour que ses décisions, à l’horizon de septembre 2021, puis des décisions civiles, sociales et commerciales des cours d’appel au premier semestre 2022 soient accessibles en open data, tel n’est pas le cas pour les décisions des autres juridictions judiciaires, du premier degré et les décisions pénales des cours d’appel.

En effet, la Cour de cassation, à la différence du Conseil d’État, est dépendante du ministère de la Justice sur, au moins, trois aspects essentiels : la communication des instructions des magistrats, seuls habilités à ordonner des occultations complémentaires aux occultations « socle » des noms et prénoms des personnes physiques, conformément au dispositif normatif ; la transmission des décisions à pseudonymiser et l’organisation du flux retour des décisions pseudonymisées vers les juridictions d’origine pour la délivrance des copies, conformément aux nouvelles dispositions des articles 1440 et suivants du code de procédure civile.

Pour les occultations complémentaires, la Cour de cassation a engagé un travail de fond, en lien avec les cours d’appel. Par contre, la transmission des décisions à pseudonymiser et l’organisation du flux retour des décisions pseudonymisées relèvent de nouveaux développements du portail Portalis, porté par la Chancellerie. Or il semblerait que leurs mises en œuvre soient retardées à une échéance non connue.

Dans ces conditions, la Cour de cassation pourra effectivement assurer pour 2021-2022 l’accessibilité en open data de ses décisions et des décisions des cours d’appel en matière civile mais la mise à disposition des autres décisions risque d’être reportée à une date très incertaine.

 

Notes

1. Définition de l’open data : mise à disposition du public sous forme numérique et gratuite de l’ensemble des décisions rendues par les juridictions, dans un format lisible et facilement exploitable.

2. Charte éthique européenne d’utilisation de l’intelligence artificielle dans les systèmes judiciaires et leur environnement, adoptée lors de la 31e réunion plénière de la CEPEJ-Strasbourg, 3 et 4 décembre 2018.

3. Livre blanc, 19 févr. 2020, « Intelligence artificielle : une approche européenne axée sur l’excellence et la confiance ».

4. Etalab est un département de la direction interministérielle du numérique (DINUM), dont les missions et l’organisation sont fixées par le décret n° 2019-1088 du 25 octobre 2019. Il coordonne notamment la conception et la mise en œuvre de la stratégie de l’État dans le domaine de la donnée.