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Le droit en débats

Juger à en mourir (brèves observations sur la souffrance judiciaire)

Par Jean-Christophe Muller le 28 Octobre 2022

La communauté judiciaire toute entière a été profondément bouleversée par le décès le 18 octobre dernier de la présidente du tribunal correctionnel de Nanterre, survenu à 44 ans à la suite d’un malaise cardiaque en pleine audience de comparutions immédiates. Remonte alors à la mémoire le triste cortège qui, pour n’évoquer qu’une période récente, a vu le décès d’une substitute parisienne morte, avec l’enfant qu’elle portait, quelques jours après une audience correctionnelle, le suicide de cette jeune juge du Nord auquel a répondu la « tribune des 3000 », les suicides dont on n’a pas parlé et, toujours dans les derniers mois, ces magistrats qui ont eu à souffrir dans leur chair de l’exercice de leur métier : cette présidente de cour d’assises blessée par un tir d’arme à feu au visage, cette juge d’instruction menacée et laissée sans la protection qu’elle demandait enfin, le 21 octobre, cette substitute qui a fait l’objet, avec deux autres femmes, d’une tentative de viol sur le chemin de son bureau. Les plus anciens penseront à des situations qui ont eu lieu par le passé mais on ne parlait pas autant, peut-être par scrupule de protection.

Chacun de ces drames est d’abord individuel et la première manifestation du respect qui leur sont dus est de ne pas en faire masse au nom d’un corporatisme déplacé. « Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs » écrivait Baudelaire. Douleurs qui trouvent toutefois écho chez les vivants. Désormais, les réflexes de protection, de mise à distance et le relativisme ne fonctionnent plus et c’est sans doute une bonne chose, qui trouve notamment sa source dans la manière dont notre société a fait évolué sa relation au travail. Des interrogations surgissent alors qui concernent tout à la fois le fonctionnement systémique de l’institution judiciaire, manière élégante de qualifier la relégation de la place de la justice dans l’État, et le management des juridictions, manière tout aussi euphémique de désigner l’art de colmater les brèches.

Que faire alors ? Un message ministériel, on se recueille, on respire un grand coup…et on recommence comme avant ? Si cette méthode fonctionnait encore, il est probable que ce serait la dernière fois. Alors autant envisager dès maintenant d’autres réponses qui pourraient contribuer à ramener dans l’institution judiciaire la concorde qu’elle-même a pour mission de rétablir dans les affaires qui lui sont soumises.

Le sujet qui s’impose est en premier lieu celui, très technique, de la charge de travail, rare point sur lequel, via ses conséquences, s’accordent et les magistrats surchargés et les usagers de la justice qui se morfondent de sa lenteur. On en connaît les principales manifestations, notamment dans les plus grandes juridictions : audiences de comparutions immédiates qui se chargent de dossiers nouveaux au fil de leur déroulement jusqu’à durer fréquemment plus de douze heures d’affilée, magistrats des parquets devant orienter plusieurs dizaines de gardes à vue par jour (et autant de personnes suspectées) sur la seule foi de comptes rendus téléphoniques de police, audiences civiles et familiales où l’affaire d’une vie doit souvent être résumée d’une phrase.

« Ce qui ne se mesure pas n’existe pas » ont coutume de dire les statisticiens. Or la charge de travail se mesure partout ailleurs : mais que fait donc le directeur des services judiciaires qui « réfléchit » (depuis 2019 quand même) à l’élaboration d’un référentiel destiné à objectiver la charge de travail des magistrats, sujet pourtant réglé depuis des années et à la satisfaction générale dans la justice administrative et dans la justice des États européens comparables ? L’objectivation de la charge de travail des magistrats est la mère de tous les progrès possibles du management de l’institution : elle permet d’abord d’orienter la localisation des emplois, de réfréner les ardeurs des tenants du « toujours plus » et aussi, car il est permis de ne pas être naïf, de stimuler l’activité des partisans du « toujours moins ». C’est donc un instrument indispensable de justice managériale. Vers cet orient compliqué n’oublions pas une idée simple : quand la coupe est pleine, on en la remplit plus…ou alors on en prend une deuxième.

Un autre aspect de cette réflexion viendra peut-être contrarier ce que la presse présente parfois comme une opposition irréductible entre les magistrats et le ministre de la Justice. Des progrès considérables ont en effet été ont été actés dans la dernière loi de finances en ce qui concerne les recrutements pluriannuels de nouveaux magistrats. Les États généraux de la justice y ont largement contribué. En outre, les réflexions issues des praticiens eux-mêmes sur la notion d’équipe autour du magistrat, conforme aux pratiques européennes, n’ont jamais été aussi proches de leur concrétisation au bénéfice du même effort budgétaire. Le ministre et tous les professionnels de la justice, magistrats, fonctionnaires de justice, avocats, dépositaires chacun à son niveau d’une part de l’institution, sont donc des alliés objectifs. Qu’ils se le disent enfin.

Une dernière observation se rapporte au micro-management des juridictions dont la nature et l’objet évoluent en fonction de leur dimension, de la structure même du corps judiciaire à l’instant donné et des conditions d’exercice ressenties et, si possible, objectivées. Autant dire ainsi qu’il n’y a pas de modèle unique alors que l’équilibre de l’ensemble repose très largement sur les chefs de juridictions qui peuvent parfois, dans les structures plus petites, être eux-mêmes davantage dans le subir que dans l’agir. Depuis plusieurs années les fonctions de direction se professionnalisent de fait, alors que le conseil supérieur de la magistrature lui-même s’est interrogé sur leur perte d’attractivité et la raréfaction des candidatures. Ce double constat en appelle logiquement un troisième : celui de la nécessaire structuration des fonctions de direction autour de collaborateurs spécialisés (statisticiens, psychologues, chargés de missions spécialisés) et qui n’est effective, quoiqu’imparfaite, que dans moins d’une dizaine de juridictions. Seuls et quel que soit la sincérité de leur engagement, les présidents et procureurs ne peuvent percevoir dans une communauté de travail toutes ces choses que l’on peut tenir pour rien et qui pourtant disent tout.

La justice comme principe d’organisation reste encore une idée neuve dans l’administration et la conduite du management d’un ministère auquel elle donne pourtant son nom. Sa meilleure prise en considération permettra de reconnaître que ceux qui ont souffert dans l’institution auront aussi souffert pour l’institution.