Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Le droit en débats

Les juges sont-ils plus sévères quand ils ont faim ?

Une version complète de cet article est publiée dans les Mélanges en l’honneur de Jean Danet (Dalloz, 2020), sous le titre « Du chiffre et du sens en droit pénal. À propos de la sévérité des juges affamés », p. 403-414.

Par Jean-Paul Jean le 26 Janvier 2021

Le risque est connu de l’utilisation manipulée ou tendancieuse de données chiffrées complexes en droit pénal pour appuyer une argumentation, valoriser ou critiquer une politique publique. Ainsi les débats récurrents sur le taux de classement sans suite versus le taux de réponses pénales construit il y a vingt ans pour y répondre1 ; ou l’augmentation du nombre de mesures de garde à vue retenu en 2007 par le ministre de l’Intérieur comme indicateur de performance des services de police et de gendarmerie2, avec l’ensemble des effets pervers produits qui ont conduit à son abandon. Mais il existe aussi un risque permanent, constaté chaque jour dans le traitement de l’information grand public, celui de l’erreur d’interprétation de données, que l’association Pénombre dénonçait avec humour il y a vingt ans3. La plupart des médias intègrent désormais une rubrique pour décrypter les données chiffrées et faire la part du vrai et du faux, nécessité plus encore aujourd’hui dans le débat sur les stratégies de lutte contre la pandémie de covid-19. La reprise immédiate d’informations chiffrées dans le domaine pénal renforce la diffusion en boucle d’une « vérité séduisante » par les réseaux sociaux, confortant chacun dans ses idées reçues, mais n’ayant rien à voir avec une réalité complexe à décrypter.

Ainsi en est-il de la sévérité sélective des juges qui s’illustre par une « vérité séduisante » considérée comme acquise précisément depuis avril 2011, selon laquelle « les juges sont moins sévères après avoir pris leur déjeuner ».

« Les juges sont moins sévères après avoir pris leur déjeuner »

Dans les représentations du public, la sévérité du juge dépend pour beaucoup de sa personnalité, de son humeur, du moment du procès. Cette antienne peut contenir une part de vrai, et doit être étudiée en analyse comportementale, combinée avec des analyses statistiques, pour aboutir à des réalités complexes et individualisées. L’avantage d’une telle affirmation dans un débat, c’est qu’elle est simple, qu’elle correspond à une représentation populaire, mais aussi qu’elle peut aujourd’hui s’appuyer sur une étude scientifique chiffrée. « L’effet tsunami » est assuré, impossible a priori de lutter contre.

Essayons donc plutôt de remonter lentement le courant une fois la vague passée. Car cette corrélation entre repas et sévérité est en réalité plus que discutable, l’étude citée comme référence présentant plusieurs biais qui en relativisent les résultats.

Commençons par revenir à la source. Il s’agit d’une étude scientifique américaine publiée en avril 2011 dans la très réputée Revue de l’Académie nationale des sciences des États-Unis sous le titre « Les facteurs externes d’une décision judiciaire », qui analyse le processus mental à l’œuvre dans les décisions des juges dans des affaires de libération conditionnelle4.

Les auteurs sont des universitaires reconnus. Shai Danziger et Liora Avanaim-Pesso enseignent le management à l’Université Ben Gourion du Neguev (Israël) et Jonathan Levav est professeur de marketing à la Business School de Columbia5. Sous le titre neutre : « Les facteurs externes dans les décisions judiciaires », l’abstract qui présente l’étude est ainsi formulé :

« Les décisions judiciaires se fondent-elles seulement sur la loi et les faits ? Les procédures judiciaires commandent que les juges se fondent sur les éléments juridiques appliqués aux éléments d’une affaire, de façon rationnelle, mécanique et délibérative. Mais l’approche réaliste montre que l’application rationnelle de motifs juridiques ne constitue pas une explication suffisante des décisions des juges et que des facteurs psychologiques, politiques et sociaux influencent les décisions judiciaires. Nous avons testé une représentation populaire courante de cette approche réaliste selon laquelle “la justice dépend de ce que le juge a mangé au petit-déjeuner”, appliqué à une série de décisions relatives à la libération conditionnelle prises par des juges expérimentés. Nous avons relevé deux pauses alimentaires (food breaks), dont il résulte un découpage en trois périodes distinctes de décisions. Nous avons trouvé que le pourcentage de décisions favorables passe graduellement de 65 % à presque zéro pour chaque période et remonte brusquement à 65 % juste après une pause. Nos résultats suggèrent que les jugements peuvent être influencés par des variables externes qui devraient pourtant n’avoir aucune incidence sur les décisions de justice. »6

La recherche s’appuie sur 1 112 demandes de libération conditionnelle de détenus (727 « Juifs-Israéliens » et 326 « Arabes-Israéliens ») dans les prisons israéliennes sur une période de dix mois. Elle analyse les décisions de huit juges, dont deux femmes, juges expérimentés ayant en moyenne vingt-deux années d’ancienneté, statuant en juge unique après avis d’un criminologue et d’un travailleur social composant le parole board7. Un clerk expose les termes du dossier pour chaque détenu qui comparaît personnellement ou est représenté par son avocat. Les faits concernant chaque détenu ont été préalablement classés sur une échelle de gravité de 1 à 7 (de misdemeanor à felony) par une commission spécialisée. Chaque journée d’audience, un juge statue sur quatorze à trente-cinq dossiers, pour une moyenne de six minutes par décision. 78,2 % des demandes consistent simplement en une modification d’un des termes de leur régime : enlever le bracelet électronique, changer d’établissement, adapter le programme de réhabilitation. Les auteurs détaillent les deux « pauses alimentaires » qui interviennent : en fin de matinée une collation (sandwich et fruit)8, puis un déjeuner avant l’audience de l’après-midi9. Lors des deux séquences de la matinée, la pause a lieu après l’étude de 7,8 dossiers en moyenne à chaque fois, et 11,4 dossiers en moyenne sont étudiés lors de l’audience de l’après-midi.

L’étude distingue deux types de décisions : acceptation ou rejet de la demande, le renvoi de l’affaire à une date ultérieure étant considéré comme un rejet puisque le demandeur reste dans la situation où il était. Au total, 64,2 % des demandes de l’échantillon étudié ont fait l’objet d’une décision de rejet.

La présentation des résultats par les auteurs de l’étude

Les auteurs ouvrent leur analyse par une synthèse générale. « Nous avons trouvé que la probabilité d’une décision favorable [au détenu] est plus grande tout au début de la journée de travail ou après chaque pause, que plus tard dans l’examen des dossiers. Ce modèle est mis en évidence dans le graphique qui montre 95 % des décisions favorables au début de chaque séquence pour aboutir à quasi zéro à la fin… Pour les détenus, il y a donc un net avantage à comparaître au début de chaque séquence, en début de journée ou à chaque reprise après chacune des deux pauses. »

jpj_graph.jpg

Les analyses complémentaires des auteurs sur différentes variables (gravité des infractions, sexe, nationalité, type de demandes, etc.) montrent que les résultats sont les mêmes, quel que soit le juge. L’explication résulte de la fatigue mentale des juges et de leur disponibilité cognitive. Plus la durée d’audience s’allonge, plus les décisions de rejet augmentent, l’explication étant qu’il est plus simple et plus rapide d’aller à cette solution par défaut. Les auteurs ont en effet minuté le temps consacré et compté le nombre de mots pour chaque décision, en moyenne toujours plus longues dans la durée d’examen comme dans la motivation pour les décisions favorables que pour les décisions défavorables au détenu. Les auteurs relèvent que ce ne sont pas les juges qui décident de l’ordre d’examen des cas, mais seulement de l’heure de la pause. Ils notent aussi que l’avocat d’un détenu, lorsqu’il arrive, n’a pas accès à la salle où se déroulent les débats et ne peut pas faire en sorte d’obtenir le moment de passage qui serait le plus favorable.

Les chercheurs ont testé une autre hypothèse envisageable, à savoir que, lorsqu’un juge a rendu une certaine proportion de décisions favorables et que son « quota » est rempli, alors les décisions défavorables suivent. Ils écartent cette hypothèse, après avoir mesuré que, si un juge a rendu un grand nombre de décisions favorables, il a tendance à continuer pour les cas qui suivent.

La conclusion est que, lorsque les juges prennent des décisions répétitives, ils ont tendance à rester dans la continuité. Mais, en s’appuyant sur nombre d’autres études10, ils estiment que faire une pause ou prendre un repas met en évidence qu’un court repos, une humeur positive et l’apport en sucre « réapprovisionnent » les ressources mentales, même s’ils disent ne pas pouvoir affirmer que cela change l’humeur du juge. Ils estiment que l’épuisement mental (mental depletion) du juge qu’ils ne peuvent évaluer – semble-t-il à regret… –, et le fait de reprendre une disponibilité mentale constitue, pour le moment où une décision est prise, une cause externe au débat juridique mais déterminante pour obtenir une décision favorable ou non. Cela vaut pour toute décision médicale, financière ou universitaire, notamment pour l’admission à un examen. Ainsi, concluent-ils, la caricature selon laquelle une décision de justice est le résultat de ce que le juge a pris au petit-déjeuner est bien une représentation appropriée représentative du processus de prise de décision humaine en général.

La vulgarisation scientifique de la recherche et le poids d’un graphique

Le succès de cette publication fut immédiat. On trouve ainsi un premier court article de Kate Shaw sur le site Ars Technica qui s’adresse directement aux avocats : « Pour obtenir votre libération, conditionnelle, passez votre dossier juste après la pause-déjeuner »11. L’entrée dans le débat français s’est effectuée, semble-t-il, par un article publié le 12 avril 2011 sur le site Slate.fr, intitulé « La justice n’est pas la même après la pause déjeuner »12. Cet article s’appuie sur une présentation documentée de la recherche, parue la veille sur un blog de vulgarisation scientifique, tenu par Ed Yong13, qui cite cette formule d’un magistrat américain tenant de l’école du réalisme juridique, Jérôme Frank : la justice « dépend de ce que le juge a mangé au petit-déjeuner ».

C’est toujours en s’appuyant sur ce blog de référence qu’est publié un peu plus tard, l’article qui aura la plus grande influence pour la diffusion de cette recherche en France, celui rédigé par Hubert Guillaud, dans Le Monde week-end du 13 mai 2011 : « Comment prenons-nous nos décisions ? »14. Extraits : « Le bilan du graphique est terriblement accablant, car il montre que la disponibilité cognitive des juges a un effet majeur sur la probabilité d’être ou non remis en liberté. […] Confrontés à un choix répétitif [les juges, du fait notamment de la surcharge mentale] finissent par choisir par défaut l’option la plus facile, à savoir le maintien en détention. Ni les juges ni les travailleurs sociaux n’étaient conscients de ces effets. […] Nous connaissons tous ce phénomène en tant que consommateurs : quand nous avons déjà pris plusieurs décisions d’achats, nous avons tendance par finir par prendre les options par défaut. Mais cela n’a pas le même impact quand il s’agit de décisions de justice. L’étude ne montre pas que les juges prennent des décisions arbitraires (les chiffres montrent que la réhabilitation et la récidive sont prises en compte), mais qu’ils sont victimes des mêmes biais psychologiques que chacun d’entre nous. » L’article documenté renvoie à plusieurs références de psychologues comportementaux américains15 montrant combien les juges sont des êtres humains et que leurs décisions s’appuient aussi sur leurs préjugés et leurs sentiments.

La vulgarisation d’une vérité séduisante

À partir de cet article du Monde, la recherche israélienne va connaître un réel succès grâce à la vérité séduisante qu’elle documente scientifiquement, celle d’un processus de « dédoublement supposé du juge », bienveillant parce que reposé et repus, puis sévère et expéditif parce que fatigué.

Le débat est régulièrement « remis sur la table » à l’occasion d’articles de presse reprenant toujours la même thématique, s’appuyant sur un graphique qui force la conviction : « Méfiez-vous d’un juge affamé ! » : « En clair, si vous passez quand le juge a le ventre plein et l’esprit reposé, vous avez deux chances sur trois d’être libéré ; si vous passez quand il a le ventre vide, vos chances sont quasi nulles. Inquiétant, non ? » (Science étonnante, blog 201416).

En mai 2016, un article de Libération, « Les magistrats jugent-ils en fonction de leur petit-déjeuner ? »17, commente un dossier de l’excellente revue Les Cahiers de la justice, présentant sous le titre « Des juges sous influence » des travaux de l’école américaine du réalisme juridique » (sociological jurisprudence) née dans les années cinquante ans aux États-Unis. Les auteurs de la recherche initiale conduite en Israël y publient une synthèse de leur recherche « Qu’a mangé le juge a son petit-déjeuner ? De l’impact des conditions de travail sur la décision de justice », illustrée de leur célèbre graphique désormais image de vérité, et en réitérant leurs conclusions de 2011 : « nos résultats appuient la vision selon laquelle le droit est indéterminé en montrant que des facteurs circonstanciels sans rapport avec la loi – ici, une simple pause repas – peuvent faire qu’un juge jugera différemment des affaires avec des caractéristiques juridiques similaires. […] Ainsi, la caricature selon laquelle la justice reflète ce que le juge a mangé au petit-déjeuner peut bien correspondre à la prise de décision humaine en général »18.

De l’estomac au cerveau du juge

Ce qui se passe dans la tête d’un juge passionne les chercheurs, et la psychologie comportementale s’y intéresse au point de faire appel aux neurosciences, en allant aux États-Unis jusqu’à les soumettre à une IRM… : « Les juges plus cléments après la pause-déjeuner » : « Une équipe américaine vient de soumettre certains d’entre eux à la technique d’imagerie par résonance magnétique (IRM) fonctionnelle. Lorsque les sujets évaluent la gravité du préjudice corporel subi par la victime, il semble qu’ils activent les mêmes régions de leur cerveau qu’en cas de menace physique réelle à leur encontre. “Nous pensons qu’ils utilisent leur état émotionnel personnel comme une jauge, explique René Marois, professeur en neurosciences à l’université Vanderbilt de Nashville ; dans sa précédente étude, publiée en mai dans Nature Neuroscience, son équipe rappelle que l’homme a cette particularité de réagir à la violation de la norme sociale par un tiers même s’il n’est pas lui-même victime du préjudice, ce qui le distingue du chimpanzé. Cet instinct de justicier, fort ancien, explique que notre espèce soit capable de maintenir la cohésion d’un groupe à grande échelle. Encore faut-il que les magistrats rendent des décisions impartiales, même tenaillés par la faim » (Le Vif, blog, 201219).

Plus récemment, la justice dite prédictive et l’intelligence artificielle se sont invitées au débat20 et l’étude israélienne est invoquée pour soutenir une justice par algorithme plus objective, « sans histoires ni émotions »21.

Par-delà les articles ponctuels, des ouvrages à succès utilisant les analyses comportementales s’appuient sur cette recherche aux résultats spectaculaires. Ainsi, un best-seller présente-t-il le graphique cité plus haut avec ce seul sous-titre : « Il faut visiblement mieux passer devant un juge à l’estomac plein… »22. Commentaire « L’histoire du “petit-déjeuner du juge” montre que des décisions de justice sont systématiquement et fortement influencées par l’heure à laquelle elles sont prises. C’est peut-être la plus effrayante des expériences relatées dans ce livre… »23.

Lionel Naccache, spécialiste des neurosciences, expert très présent dans les émissions de Radio France, et qui a préfacé le livre précité, s’exprimait ainsi le 11 mai 2018 dans la matinale de France Inter : « En Israël, des chercheurs ont étudié les peines données par les juges. Ils devenaient de plus en plus sévères à l’approche du déjeuner ».

La vérité scientifique séduisante est-elle vraie ?

« Un juge habitué est un juge mort » (Charles Péguy, L’argent). Tout juge prenant un minimum de recul sur son quotidien sait qu’il doit dominer ses émotions, être attentif aux circonstances de l’examen de chaque dossier, qu’il doit faire attention à ses préjugés et aux apparences. Il a été observé depuis longtemps, et pas uniquement lors des audiences pénales, que des décisions sont influencées par la personnalité et le système de valeurs du juge unique ou du président d’une collégialité. Pour des affaires de nature similaire, le montant des condamnations, le taux de relaxe ou d’acquittement peuvent ainsi beaucoup varier selon qui juge. Les avocats expérimentés le savent et adaptent leur plaidoirie, voire leur stratégie procédurale, soit par un forum shopping de juridiction, soit en essayant d’orienter l’audiencement de l’affaire pour plaider devant le « bon » juge. Selon une formule canadienne, « a good lawyer kwows the law, an excellent lawyer knows the judge », tendance qui va être renforcée par l’open data des décisions de justice24. Des facteurs psychologiques existent aussi, face aux séries de décisions similaires. Comment un magistrat réussit-il à marquer ou réaffirmer son identité de juge lors d’audiences répétitives pour ne pas rendre 100 % de décisions défavorables aux prévenus, en se démarquant du ministère public, en se réassurant en cours ou en fin d’audience par une ou deux décisions favorables grâce à la surinterprétation de certains éléments d’un dossier ?25 Tout praticien de la justice sait aussi que l’organisation d’une audience pénale répond rarement à une distribution aléatoire, et que l’ordre de passage des dossiers, la présence ou non des avocats, celle de l’accusé, la disponibilité de l’escorte constituent des variables importantes.

Les biais de la recherche

La méthodologie de la recherche israélienne qui aboutissait à une corrélation mono-causale simple, voire simpliste, pour confirmer une imagerie populaire sur le déjeuner du juge ne nous semblait a priori pas répondre à toutes les questions sur les biais et autres explications possibles. Un examen critique s’imposait donc, qui a été facilité par le hasard d’un échange au service de la recherche de la Cour suprême d’Israël, dont l’animatrice Keren Weinshall-Margel avait en effet publié avec un collègue américain, dès octobre 2011, dans la même revue PNAS une critique sur les biais de la recherche de Danziger et ses collègues26.

Cette équipe de chercheurs, habituée à travailler avec des magistrats, avait en effet réexaminé les données analysées sur 12 audiences, soit 227 décisions, puis conduit des entretiens avec un échantillon d’avocats, de juges, de personnels de prisons et de gestionnaires de la juridiction. Car l’audiencement des dossiers ne se faisait pas au hasard, afin de faire passer tous les détenus d’une même prison avant une pause et une autre après la pause. Ainsi, les détenus sans avocat passent en dernier à chaque session et ont donc beaucoup moins de chance d’obtenir leur libération conditionnelle, l’examen de leur dossier demandant par ailleurs moins de temps (ils représentent un tiers des cas et 15 % du temps d’audience). Les auteurs de la recherche initiale avaient aussi comptabilisé les renvois avec les décisions de rejet. Avec le nouveau calcul, le taux de décisions favorables est de 67 % pour un détenu avec avocat et de 39 % pour détenu non représenté.

Il semble donc tout simplement que la diminution du taux de décisions favorables au long de chaque session résulte du fait que les détenus avec avocat passent en premier et les détenus sans avocat ensuite, avec un taux de succès beaucoup plus faible. Par ailleurs, il semble que les avocats ayant plusieurs clients passent leurs meilleurs dossiers en premier pour essayer de dégager une tendance favorable. Quant à la décision elle-même, la première recherche ne disposait pas des données relatives à la conduite du détenu en prison, et n’indiquait pas si le détenu était assisté d’un avocat, deux éléments déterminants. Enfin, les chercheurs laissaient penser que le juge statuait seul (v. supra), alors qu’il présidait une commission (board) composée aussi d’un criminologue et d’un travailleur social, dont on suppose qu’ils disposent aussi d’un estomac et d’un cerveau… La conclusion de la courte note de Keren Weinshall-Margel et John Shapard est cinglante : « Le phénomène de décisions favorables au début de chaque session est probablement un artefact de l’ordre de présentation des dossiers et il n’est pas du tout établi que la pause alimentaire affecte les décisions du board. »

La revue PNAS publia dans un même numéro d’octobre 2011 cette critique argumentée et la courte réponse de Danziger et ses collègues27. Ces derniers réaffirmèrent la solidité de leur méthodologie après quelques nouveaux calculs qui, selon eux, ne changeaient que peu leurs résultats.

Mais aucun article de presse s’appuyant sur la recherche d’avril 2011, à notre connaissance, n’a jamais cité les réserves formulées ensuite par Weinshall-Margel et Shapard, car tous les liens internet cités conduisent à télécharger l’article initial, sans accéder directement aux éléments critiques qui l’affaiblissent.

Sans nul doute, des recherches sur les analyses comportementales et les facteurs externes des prises de décisions judiciaires doivent être conduites, tout comme aussi, par exemple, pour comprendre comment sont prises les décisions médicales, les décisions des jurys d’examen, afin de garantir un maximum d’objectivité. Mais la volonté de certains chercheurs d’expliquer des phénomènes complexes par une corrélation unique et spectaculaire, qui leur garantit un succès médiatique, présente un risque majeur de biais méthodologiques et de surinterprétation. Des recherches couplées avec un processus d’évaluation constructive et bienveillante, via la supervision ou l’intervision, offrant un double regard critique de scientifiques et de praticiens, constituent sans doute un moyen plus pertinent d’alimenter utilement les nécessaires débats sur le fonctionnement de la justice pénale et les décisions des juges.

 

Notes

1. J.-P. Jean, Affaires classées, Pénombre n° 24, janv. 2001.

2. J.-P. Jean, Le système pénal, La Découverte, coll. « Repères », 2008 ; J. Danet, La justice entre rituel et management, PUR, 2010.

3. Pénombre (la peine et le nombre), Chiffres en folies, petit abécédaire de l’usage des nombres dans le débat public, Association Pénombre/La Découverte, 1999.

4. Proceedings of National Academy of Sciences of United Stats of America : Extraneous factors in judicial decisions PNAS, april 26, 2011, vol. 108,  n° 17, 6889-6892.

5. S. Danziger and L. Avnaim-Pesso, Department of Management, Ben Gurion University of the Negev, Beer Sheva 84105, Israel ; J. Levav, Columbia Business School, Columbia University, New York, NY 10027.

6. Notre traduction.

7. Il n’est pas précisé s’il s’agit d’une juridiction ou d’une commission ainsi composée. La formulation implicite est que le juge statue seul.

8. Entre 9h49 et 10h27, pour une durée moyenne de 38’ 48’’.

9. Entre 12h46 et 14h10, pour une durée moyenne de 57’ 37’’.

10. V. toutes les références aux études américaines en ce sens dans les notes de bas de page de l’article cité.

11. « To Get Parole, Have Your Case Heard Right After Lunch ».

12. Slate.fr, 12 avr. 2011.

13. Ed Yong, April 11, 2011, blog Not Exactly Rocket Science pour Discover Magazine : Justice is served, but more so after lunch : how food-breaks sway the decisions of judges.

14. « Comment prenons-nous des décisions morales ou éthiques ? Dans l’idéal, nous devrions les prendre uniquement sur les faits et nous en sommes loin », par H. Guillaud, 13 mai 2011.

15. Not. : Evidence For Terror Management Theory, 1989.

16. Science étonnante, blog de D. Louapre, 8 déc. 2014.

17. S. Faure, 31 mai 2016 ; v. aussi, à partir de la même source, Mediapart, 20 janv. 2016.

18. S. Danziger, J. Levav et L. Avnaim-Pesso, « Qu’a mangé le juge à son petit-déjeuner ? » De l’impact des conditions de travail sur la décision de justice, Cah. just. 2015. 579 , l’article est présenté comme un original traduit, l’article initial de 2011 n’étant pas cité.

19. E. Saget, 25 nov. 2012.

20. Pour une critique constructive du recours à l’intelligence artificielle en justice, v. Y. Meneceur, L’intelligence artificielle en procès, Bruylant, 2020.

21. Consulté le 22 avr. 2019.

22. L. Cohen, Pourquoi les filles sont si bonnes en maths et 40 autres histoires sur le cerveau de l’homme, préf. de L. Naccache, Odile Jacob, 2012, p. 162.

23. P. Guglielmetti.

24. J.-P. Jean, À l’ère du numérique, ce que le criminel pourrait apprendre au civil en l’état, D. 2019. Chron. 947 .

25. C. Strecker, « Des ciseaux dans la tête », in J.-P. Royer (dir.), Être juge demain, Université de Lille, 1984.

26. K. Weinshall-Margel and J. Shapard, Israeli Courts Research Division, The Supreme Court, Jerusalem and Federal Judicial Center, Washington : Overlooked factors in the analysis of parole decisions, PNAS, october 18, 2011, vol. 108, n° 42, E833.

27. PNAS, october 18, 2011, vol. 108, n° 42, E834.