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Le droit en débats

La justice et sa conceptualisation : un enjeu politique en cours d’élaboration

En marge de la brûlante et sans doute éphémère actualité des travaux de la Cour de justice de la République, un arrêt du Conseil d’État et un avis de la Cour des comptes tous deux publiés récemment méritent d’être analysés. Ils permettent de comprendre la manière dont les magistrats des juridictions administratives et financières analysent l’organisation du travail juridictionnel dans les juridictions judiciaires et comment celles-ci sont appelées à évoluer.

Par Emmanuel Poinas le 22 Novembre 2023

La circulaire de localisation des emplois de magistrats vue par le Conseil d’État : un arrêt laconique et canonique

Dans un arrêt du 10 novembre 2023 (n° 467645, Lebon), le Conseil d’État a rejeté la demande de contestation de localisation des emplois de magistrats présentée par des instances représentatives des professions d’avocats et de magistrats.

La circulaire de localisation d’emplois (CLE) détermine le nombre de postes au sein d’une juridiction.

Elle est une expression des besoins en personnel évalués par l’Administration.

Le fondement du rejet opposé par la Haute juridiction administrative est articulé sur le fait que la CLE serait dépourvue de caractère décisoire et serait insusceptible de porter atteinte aux droits des justiciables ni au pouvoir de nomination du président de la République. L’arrêt est laconique et canonique.

Juridiquement l’argumentation relevée par la Haute juridiction administrative est en effet imparable. Effectivement la CLE ne permet pas de savoir qui sera effectivement affecté dans une juridiction, et le pouvoir de nomination du président de la République n’est pas atteint par un tel document.

Ce que protège le Conseil d’État à travers le rejet de la contestation c’est en réalité la liberté du gouvernement de gouverner. En l’état actuel du droit ce qui est sanctionné par la juridiction administrative ce n’est pas le contenu d’une politique d’affectation et de dévolution des moyens des tribunaux, c’est l’organisation défectueuse du service public de la Justice (T. confl. 27 nov. 1952, Préfet de la Guyane, n° 01240).

Une telle reconnaissance n’est sanctionnée bien entendu qu’a posteriori, après la démonstration d’un fait générateur de responsabilité dans une procédure donnée.

Mais pour les membres du corps judiciaire, et visiblement un certain nombre d’avocats, l’enjeu est en réalité fort différent.

La CLE est l’expression d’un besoin et l’absence de reconnaissance de ce besoin est perçue comme une volonté de ne pas doter la juridiction de moyens suffisants.

Ce que réclamaient les requérants c’est la possibilité de voir reconnaître la nécessité d’augmenter les effectifs et en un sens de prévenir les dysfonctionnements a priori.

En un sens le Conseil d’État a répondu à une question qu’on ne lui posait pas, parce qu’il ne pouvait pas répondre à la question qu’on lui posait et qui peut se résumer ainsi : est-il normal que dans l’un des plus importants tribunaux du premier degré en France les effectifs soient aussi faibles au regard de la population du ressort et de la particulière complexité des procédures qui y sont traitées ?

Reconnaître l’absence de validité des choix opérés revenait à critiquer purement et simplement un acte de gouvernement. Ce que la Haute juridiction administrative s’est évidemment refusée à faire.

« L’audit-flash » de la Cour des comptes relatif au recrutement d’agents contractuels par le ministère de la Justice

À l’inverse la Cour des comptes, dans son « audit-flash » publié le 2 novembre 2023 sur son site internet a approuvé la politique de recrutement d’agents contractuels par le ministère de la Justice. Ces personnels non fonctionnaires, non spécialisés et d’affectation temporaire au sein des juridictions judiciaires ont été qualifiés en leur temps de « sucres rapides » par le ministère de la Justice.

La Cour rappelle que 2 080 personnes ont finalement été recrutées par le biais de ce dispositif qui a fait l’objet d’une gestion largement décentralisée. L’audit a notamment souligné les conséquences de réduction des délais de traitement civils rendu possible par ces recrutements. Ces personnes recrutées « en urgence » ont été selon la Cour toujours formées « sur le tas » sans recourir aux écoles spécialisées rattachées au ministère.

Considérant cette expérience comme positive la Cour préconise, dans le cadre des politiques de recrutement à venir, d’en tirer des conclusions portant notamment de meilleurs dispositifs d’évaluation des besoins ajoutant que « Par ailleurs, la composition et de l’organisation de "l’équipe autour du magistrat", évoquée depuis plusieurs années, restent à préciser. »

L’audit fait donc figure de « feuille de route » dans le cadre d’une évolution majeure de l’organisation des juridictions. Elle préconise notamment la mise en place d’une véritable « doctrine d’emploi » (p. 29 de l’audit). En effet, les faits sont têtus : « En l’absence d’exercice de fonctions juridictionnelles, les contractuels peuvent préparer et mettre en état, pré rédiger des décisions mais l’audience demeure indispensable et elle ne peut être tenue que par un magistrat et un greffier. Le déploiement, souhaité, de « l’équipe autour du magistrat » doit donc s’accompagner d’une réflexion voire d’une modélisation sur l’action de juger qui ne saurait exclure l’adaptation aux affaires traitées » (p. 28).

Si le Conseil d’État s’est refusé à juger le passé, la Cour des comptes prépare l’avenir.

Quelles leçons tirer des arbitrages retenus par le Conseil constitutionnel ?

Celui-ci apparaît d’autant plus incertain que le Conseil constitutionnel dans ses décisions publiées relatives à la constitutionnalité de la réforme de la loi organique portant statut de la magistrature, et sur la loi simple portant réforme de l’organisation de la justice est venu rappeler l’importance de la mesure et la proportionnalité qui devaient s’attacher à tout processus juridictionnel et à l’audience et au délibéré en particulier.

Ainsi est-il venu dire qu’un attaché de justice ne « participe » pas au délibéré au sens d’y donner un avis délibératif mais qu’il ne fait qu’y « assister » ce qui a justifié une réserve d’interprétation (Cons. const. 16 nov. 2023, n° 2023-855 DC, n° 109 ; art. 37 de la loi).

Il en est de même des dispositions qui portent trop largement atteinte au principe de « l’unité » de la composition de l’audience (en l’espèce la possibilité d’organiser des « audiences à distance » dans des proportions qui ne relèvent pas d’une nécessité objectivée par les circonstances) et qui ont fait l’objet de réserves d’interprétations dans le cadre de la loi générale et d’annulations dans le cadre de la loi organique (censure de l’art. 6 de la loi organique).

Le travail juridictionnel et sa conceptualisation par le pouvoir politique : ouvrir les yeux sur un point aveugle

À travers ces trois décisions de trois juridictions « suprêmes » il est possible de mesurer la difficulté qui existe à conceptualiser le travail juridictionnel judiciaire et partant à l’encadrer juridiquement.

En effet, pour l’instant le Conseil d’État n’entend pas encadrer la liberté du gouvernement de gouverner et la Cour des comptes bien que consciente des besoins ne se penche pas sur ce qu’il conviendrait de mettre en œuvre pour garantir la liberté de prescription des magistrats judiciaires dans leur office. Le Conseil constitutionnel n’est enfin saisi que de ce que législateur propose et pas nécessairement de ce dont le corpus juridique devrait comporter pour garantir la liberté de prescription des juridictions. Il n’est pas législateur.

Les réflexions sont donc multiples, mais elles ne sont pas coordonnées et surtout elles ne sont pas articulées autour de la définition même du travail juridictionnel qui est fondée sur la nécessité de pourvoir, à travers le travail des tribunaux, d’assurer la sécurité juridique des justiciables.

Or cette sécurité juridique passe nécessairement par une sécurisation des conditions de travail du magistrat en général et du juge en particulier. C’est ce que relève d’ailleurs la Cour des comptes en rappelant que l’audience reste un moment indispensable de tout travail juridictionnel et le Conseil constitutionnel qui sanctionne la possibilité d’y porter légalement trop gravement atteinte. L’audit relève aussi, incidemment, la nécessité de mettre en place une « doctrine d’emploi » et c’est bien là un point crucial pour l’avenir de l’indépendance de la Justice.

En effet, depuis au moins vingt ans les besoins de l’autorité judiciaire ont été évalués selon des schémas qui ont entraîné une notoire faiblesse des effectifs par rapport à nombre d’États comparables du Conseil de l’Europe (les rapports de la CEPEJ viennent le rappeler régulièrement). À cela il convient d’ajouter une tradition bien établie de conceptualisation de l’activité juridictionnelle principalement sur la base d’un « service public » autrement dit d’une administration dont la production n’est en réalité que marginalement spécifique par rapport à une autre administration (la décision Préfet de la Guyane précitée reste emblématique en la matière).

Comment donc apprécier des besoins qui ont été niés ou mal conceptualisés par rapport au travail réel qui est produit dans les tribunaux ? C’est tout l’enjeu des évolutions en cours.

Rien ne serait pire qu’un « renvoi au terrain » sans clarification de l’affectation des besoins et des acteurs de « l’équipe autour du magistrat ». Rien, si ce n’est un « fléchage » intégral par l’administration centrale à l’image de la dévolution des crédits à la suite de la mise en place des lois organiques relatives aux finances qui autoriserait elle aussi toutes les dérives potentielles.

Si les moyens alloués pour renforcer les juridictions ne sont pas mis à disposition de manière lisible et pérenne, s’ils sont de fait injustifiables (à l’instar des choix opérés par la CLE), ils se transformeront en enjeux de pouvoirs locaux autrement dit en moyens de pression sur le magistrat.

La difficulté ou s’est trouvé dans le passé le pôle santé du Tribunal de grande instance de Paris pour se voir allouer des moyens suffisants pour traiter de certains dossiers complexes (amiante, médiator, conséquences de l’accident nucléaire de Tchernobyl…), ou le refus devant lesquels se sont trouvés des magistrats d’obtenir des moyens pour procéder à des perquisitions (aff. dite Eric Halphen) démontrent que de telles questions d’intendance sont en réalité indissociables de l’indépendance qui doit être reconnue à l’exercice des fonctions juridictionnelles.

C’est aussi « en creux » le sens de la sanction de certaines des dispositions législatives soumises au Conseil constitutionnel : la gestion de l’insuffisance des effectifs ne permet pas « d’adapter » tous les principes visant à assurer la composition des juridictions tout le temps, car une telle « adaptation » menacerait de faire disparaître dans leur application concrète les règles qui garantissent le droit à un procès équitable devant un tribunal impartial.

Si des effectifs supplémentaires pour le ministère de la Justice constituent un progrès, leur dévolution ne doit pas contribuer à créer un enfer opérationnel.

Reste à espérer qu’un cadre d’affectation cohérent puisse être rapidement mis en place avant que les recrutements massifs ne soient opérés. L’avenir le dira…