Fragilisée par le mouvement de grève des avocats (v. Dalloz actualité, 27 janv. 2020, art. M.B. ; ibid., Le droit en débats, 2 mars 2020, Indépendance et solidarité, par E. Daoud), la justice pénale doit aujourd’hui s’adapter et surmonter l’inédit défi sanitaire du Covid-19.
C’est en tout cas l’engagement du ministre de la justice au travers de mesures drastiques de priorisation, restriction, suspension, report et dématérialisation (vidéoconférence).
Une inévitable casuistique des circonstances insurmontables et imprévisibles devrait délimiter, pour l’avenir, jusqu’où ne pas aller trop loin…
À l’arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures de lutte contre la propagation du virus Covid-19, prévoyant notamment la « fermeture des lieux accueillant du public non indispensables à la vie de la nation jusqu’au 15 avril », s’ajoute la circulaire du même jour relative à l’adaptation de l’activité pénale et civile des juridictions aux mesures de prévention et de lutte contre la pandémie Covid-19.
Enfin, le ministre de la justice a adressé, le 15 mars 2020, à l’ensemble des magistrats et, plus spécifiquement, aux chefs de juridiction et aux parquets, un message délimitant l’activité « essentielle » de la justice en temps de crise (v. Dalloz actualité, 16 mars 2020, art. M. Babonneau).
La chancellerie prévoit également la possibilité de diffusion intranet de directives internes par les directeurs de l’administration pénitentiaire (DAP) et de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) à leurs réseaux pour :
• identifier les difficultés susceptibles de se poser dans le traitement judiciaire des procédures pénales et civiles,
• préciser les instructions de politique pénale adaptées à ces circonstances exceptionnelles.
Un mécanisme qui devrait permettre d’assurer en les adaptant l’articulation entre les impératifs juridiques, les dispositifs d’urgence et des capacités d’établissements pénitentiaires et de foyers dont l’activité sera nécessairement réduite.
I. Le message du ministre de la justice du 15 mars 2020 : réduire la voilure à l’essentiel
Chaque magistrat a reçu, ce dimanche 15 mars, un message électronique qui vient précipiter les choses.
Outre des mesures « RH », le ministre annonce, dès ce lundi 16 mars 2020, l’activation des plans de continuation d’activité (il s’agit de plans, définis au niveau de chaque cour d’appel et service, qui visent à limiter aux activités considérées comme « vitales », l’activité des juridictions et des services du ministère de la justice, et à y affecter des personnels) et la définition d’une justice « réduite à l’essentiel ».
1. Des mesures générales visant à annuler/reporter, dans le respect des textes, toute activité « non essentielle » induisant un contact physique ou la présence de public :
• annulation des sessions d’assises avec renvoi dans les limites du délai raisonnable et dans le respect des délais de détention provisoire ;
• fermeture des services d’accueil du public, des maisons de justice et du droit et des points d’accès au droit avec un accès téléphonique maintenu pour répondre aux situations d’urgence ;
• audiences reportées.
2. Une décision de « fermeture » des juridictions à l’exception du traitement des « contentieux essentiels »
Pour le service pénal concernant les majeurs, seules sont maintenues :
• les audiences correctionnelles pour les mesures de détention provisoire et de contrôle judiciaire ;
• les audiences de comparution immédiate ;
• les présentations devant le juge d’instruction et le juge des libertés et de la détention ;
• les audiences du juge de l’application des peines pour la gestion des urgences ;
• les audiences du tribunal pour enfants et du juge pour enfant pour la gestion des urgences.
Pour le service d’assistance éducative (mineurs en danger), seuls sont maintenus :
• les permanences du parquet ;
• les référés devant le tribunal judiciaire visant l’urgence ;
• les mesures urgentes relevant du juge aux affaires familiales (notamment immeubles menaçant ruine, éviction conjoint violent) ;
• les audiences auprès d’un juge des libertés et de la détention civil (hospitalisation sous contrainte, rétention des étrangers) ;
• les permanences au tribunal pour enfants, l’assistance éducative d’urgence ;
• les audiences de la chambre de l’instruction pour la détention ;
• les audiences de la chambre des appels correctionnels et de la chambre d’applications des peines pour la gestion des urgences.
3. Des mesures adaptant l’activité des services de l’administration pénitentiaire en milieu fermé (prison) et ouvert (SPIP) à la nécessité d’éviter la circulation du virus en détention :
• limitation des transferts administratifs entre établissements de métropole et d’outre-mer, des extractions judiciaires, des mouvements internes et des parloirs ;
• fermeture des accueils famille ;
• suspension, dans les SPIP, des entretiens individuels, visites à domicile et prises en charge collectives ;
• report des installations des mesures de surveillance électronique à domicile.
4. Des mesures adaptant l’activité des services de protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) en milieu fermé et ouvert
Pour le milieu fermé : le principe de la continuité du service public impose :
• le maintien des activités dans les services de placement et de la présentation au juge des demandes de mainlevée ;
• la possibilité, avec l’autorisation du magistrat, de transfert de mineurs placés en CEF vers d’autres types de structure avec adaptation des mesures de contrôles judiciaires et sursis avec mise à l’épreuve ;
• la suspension des activités collectives à l’extérieur des établissements et, avec l’accord du juge, des sessions CER non débutées ;
• une organisation des activités internes des établissements dans le respect des consignes sanitaires ;
• maintien des contacts PJJ/lieux d’accueil/familles d’accueil par téléphone. Et des placements au sein d’une famille d’accueil avec son accord exprès.
Pour le milieu ouvert, le principe de la suspension des activités s’impose avec instauration d’un service minimum soit :
• l’accueil téléphonique et une permanence physique d’un ou deux agents ;
• les missions liées aux présentations de mineurs au tribunal, aux audiences (maintenues) et aux urgences ;
• les interventions nécessaires dans les quartiers mineurs, au sein des établissements pénitentiaires pour mineurs.
II. La prise en compte d’une situation inédite : la circulaire relative à l’adaptation de l’activité pénale et civile des juridictions aux mesures de prévention et de lutte contre la pandémie Covid-19 du 14 mars 2020
La circulaire est articulée en deux parties : les conséquences de la réduction d’activité en matière pénale puis en matière civile. Nous analyserons la première.
La circulaire précise les procédures « essentielles » au fonctionnement du service public de la justice pour en rappeler les possibilités d’assouplissement (délais, présence à l’audience, contradictoire) au regard des circonstances insurmontables et imprévisibles telles que visées par le code de procédure pénale et définies par la jurisprudence de la Cour de cassation.
La circulaire insiste, à cet égard, sur la nécessité de motiver en droit et d’étayer en fait (référence à la pandémie, à l’affection avérée ou probable du justiciable) toute décision.
Certaines solutions préconisées sont prévues par la lettre des textes. D’autres pas, ou moins.
La Cour de cassation sera de toute évidence amenée, à terme, à fixer jurisprudence en la matière.
Nous pouvons déjà relever, au travers du plan de la circulaire, la logique chronologique qui a présidé à sa construction.
I. Les conséquences de la réduction d’activité en matière pénale
1. L’exercice de l’action publique
• 1.1 La poursuite des enquêtes
• 1.2 La gestion de la mesure de garde à vue
2. La mise en œuvre des mesures présententielles
• 2.1 Les mesures de contrôle judiciaire
• 2.2 La détention provisoire
• 2.3 Les mandats d’amener ou d’arrêt en cas d’interpellation à plus de 200 km
• 2.4 La situation des mineurs faisant l’objet de mesures présententielles
3. Les audiences
• 3.1. La publicité des audiences
• 3.2 Renvois et mesures de sûreté
• 3.3 Les transfèrements et extractions judiciaires
4. L’exécution des peines
• 4.1 L’exécution des mandats
• 4.2 L’exécution d’une peine privative de liberté
• 4.3 Au stade de l’application des peines
5. Le mandat d’arrêt européen
Nous formulerons ici quelques observations :
Une action publique ciblée
Le parquet est invité à « réduire » et « adapter » l’action pénale (enquête, interpellation, garde à vue, déferrement) en fonction de critères de pertinence territoriale (nature de la délinquance sur un territoire donné), de gravité et d’urgence.
L’objectif est de limiter strictement aux situations qui nécessitent la mise en place d’une mesure de sûreté (contrôle judiciaire, détention provisoire) la mobilisation de personnels – garde à vue et déferrements.
Sont ainsi préconisés :
• pour les enquêtes de flagrance : de limiter garde à vue et déférés ;
• pour les enquêtes préliminaires : de privilégier les « modes de poursuite sans présentation et à échéance plus longue » ;
• pour les instructions judiciaires : de se rapprocher des « magistrats instructeurs pour qu’ils évaluent l’opportunité de différer les interpellations ne présentant pas de caractère d’urgence.
Une gestion de la garde à vue adaptée
Le parquet est invité à adapter l’obligation d’examen médical (C. pr. pén., art. 63-3), de prolongation et de reprise de la garde à vue à la situation pandémique : possibilité pour l’officier de police judiciaire de désigner d’office un médecin si le gardé à vue présente des symptômes du Covid, motivation de l’impossibilité d’appeler un médecin dans le délai légal en cas d’une surcharge inhabituelle d’activité, levée de la garde à vue en cas d’incompatibilité médicalement constatée (Crim. 27 oct. 2009, n° 09-82.505, Dalloz actualité, 10 nov. 2009, obs. C. Girault), limitation de la poursuite/reprise de la garde en cas de contamination sans incompatibilité de garde à vue au regard des critères de proportionnalité et de nécessité (Crim. 7 juin 2017, n° 2017-010990), présentation par visioconférence devant le parquet en cas de prolongation de garde à vue (C. pr. pén., art. 63, II).
Des mesures présententielles adaptées à la nécessité à la « distance sociale »
La circulaire appelle à l’adaptation des mesures présententielles ordonnées, et notamment à la limitation des obligations de pointage, des interventions des contrôleurs judiciaires et au maintien des seules obligations et interdictions visant à préserver les intérêts de la victime ou de l’enquête.
Une procédure pénale « délivrée » des « carcans » des délais et des présentations ?
Outre une incitation au recours à la visioconférence dans le cadre élargi de loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, la circulaire évoque les possibilités d’« économiser » les présentations physiques des détenus/prévenus majeurs et mineurs âgés de 13 à 18 ans.
À cet effet, la notion de « circonstances insurmontables et imprévisibles » sera mobilisée.
Sont visées les règles relatives :
• aux mandats d’amener ou d’arrêt en cas d’interpellation à plus de 200 km (C. pr. pén., art. 130-1) ;
• à la détention provisoire ;
• aux extractions (C. pr. pén., art. D. 292)
• au débat contradictoire devant le juge des libertés et de la détention (Crim. 18 janv. 2011, n° 10-87.525, Dalloz actualité, 14 févr. 2011, obs. M. Léna ; 28 avr. 2009, n° 09-80.837) ;
• aux audiences devant la chambre de l’instruction (C. pr. pén., art. 194) appelée à statuer sur la détention provisoire (Crim. 25 oct. 2000, n° 00-85.227 ; 5 nov. 2002, n° 02-85.881).
La situation des mineurs placés sous main de justice
La circulaire évoque la probable diminution des capacités d’accueil des mineurs délinquants et la possibilité, avec l’accord du magistrat, de retours en famille des mineurs placés, de priorisation de l’intervention des services de milieu ouvert et enfin de limiter le prononcé de nouvelles mesures aux situations graves et urgentes.
Des audiences limitées et non publiques
Au-delà des prérogatives du président en matière de police d’audience, le huis clos sera requis pour éviter une trop grande promiscuité dans les salles d’audience (C. pr. pén., art. 400, 306 et 145).
Par ailleurs, sont préconisés : la priorisation des extractions, les renvois des procédures sans extraction des prévenus si les délais de détention le permettent, le prononcé de mandats de dépôt à effet différé dès le 24 mars 2020, le renvoi des dossiers audiencés, une gestion adaptée des mesures de sûreté (C. pr. pén., art. 179) permettant la prolongation de la détention, une politique de renvoi en matière de comparution immédiate (C. pr. pén., art. 395, dernier al., 396, 397-1 et 397-3), de comparution à délai différé (C. pr. pén., art. 397-1-1, 393 et 397-3) et de procédure d’assises (Crim. 20 oct. 1993, n° 92-85.775) dans les limites du délai raisonnable et dans le respect des délais de détention provisoire.
Les incidents contentieux relatifs à l’exécution d’une peine
Dans ce domaine également, la circulaire préconise de prioriser et de recourir à la visioconférence (C. pr. pén., art. 712).
Une politique d’exécution des peines sélective, attentive et dématérialisée
La circulaire préconise :
• une mise à exécution des mandats les plus urgents ;
• le report de la mise à exécution des courtes peines d’emprisonnement (objectif qui peut se heurter à la mise en œuvre des nouvelles dispositions de la loi du 23 mars 2019 qui ramène de deux à un an le seuil d’aménagement de peine ab initio, v. circ. du 6 mars 2020 de présentation des dispositions relatives aux peines de la loi n° 2019-222, 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice et des décrets nos 2020-81, 2020-128 et 2020-187 des 3 et 18 février et 3 mars 2020, ainsi que ses annexes, entrant en vigueur le 24 mars 2020) ;
• la mise en œuvre, pour les condamnés incarcérés dont le reliquat de peine est inférieur ou égal à un an, de suspension de peine pour motif grave d’ordre médical (C. pr. pén., art. 720-1) ;
• des débats devant les juridictions de l’application des peines par visioconférence (C. pr. pén., art. 712-6 et 712-7) ;
• le recours au prononcé des décisions hors débat contradictoire (C. pr. pén., art. 712-6 et 712-8) ;
• la possibilité de statuer hors CAP (C. pr. pén., art. 712-5, al. 1).
Le mandat d’arrêt européen : gestion des reports
La circulaire rappelle la possibilité de différer la remise d’une personne faisant l’objet d’un mandat d’arrêt européen au motif de la force majeure (C. pr. pén., art. 695-37).
En conclusion, en invitant à la priorisation et à l’économie de moyens pour minimiser les risques de contagion, en convoquant les nouvelles possibilités de la loi du 23 mars 2020, la notion de « circonstances insurmontables et exceptionnelles » et un outil technique : la visioconférence, la circulaire devrait maintenir un service public de la justice en mode « pandémique ».
Nul doute que la situation sera suivie et analysée de près.
Nul doute que les personnels de toute catégorie se mobiliseront.
Reste quelques inconnues :
• Comment s’organisera la défense des mis en cause ?
• Comment la détention (les détenus, les agents) assumera-t-elle des conditions de vie/travail dégradées ?
• Pourra-t-on compter sur une « unité nationale » face à une situation sanitaire inédite ?
• Combien de temps ?
• À quel prix ?