L’une des innovations majeures introduites par la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice est sans nul doute la création du tribunal judiciaire, lequel a remplacé les tribunaux d’instance et de grande instance. Malgré la fusion de ces deux juridictions, censée résoudre les difficultés liées à la détermination de la compétence, le législateur a jugé bon d’introduire, au côté des traditionnelles exceptions d’incompétence, un nouveau mécanisme de contestation de la compétence. L’article 82-1 du code de procédure civile prévoit ainsi que les questions de compétences pourront être réglées, à la demande des parties ou d’office par le juge, avant la première audience par simple mention au dossier. Les parties ou le juge nouvellement désigné pourront alors, dans un délai de trois mois, contester la compétence de la juridiction de renvoi. Dans cette hypothèse, le juge pourra, soit d’office, soit à la demande des parties, renvoyer l’affaire par simple mention au dossier au président du tribunal judiciaire. Le président du tribunal judiciaire renverra à son tour l’affaire, par simple mention au dossier, au juge qu’il estimera compétent, sa décision étant insusceptible de recours. La compétence du juge désigné par le président du tribunal judiciaire pourra toujours être contestée par la voie d’une exception d’incompétence conformément au droit commun.
Censé simplifier le règlement des questions de compétence en évitant les erreurs d’aiguillage, le texte, pour le moins confus, laisse planer de nombreuses incertitudes. En effet, comme cela a déjà pu être évoqué1, l’article 82-1 soulève un certain nombre d’interrogations notamment s’agissant de la qualification d’une incompétence au sens de ce texte, de l’application de cet article en matière de compétence territoriale, de la répartition de ce contentieux entre les différents juges uniques ou encore du contenu de l’assignation de nature à designer la juridiction compétente.
Ainsi, bien que l’article 82-1 soit à l’origine de nombreuses difficultés techniques liées à sa mise en application, il est également au centre d’interrogations quant à son détournement potentiel à des fins dilatoires. Cette dernière question étant au cœur de la présente réflexion.
Nouveau en procédure civile, le mécanisme de l’article 82-1 n’est pas inconnu en droit français. En effet, les rédacteurs du décret du 11 décembre 2019 se sont largement inspirés de dispositions existantes en droit administratif2. Malheureusement, la transposition en procédure civile est loin d’être une réussite, et ce pour trois raisons au moins :
• D’abord, le législateur n’a prévu aucun garde-fou et a abandonné le mécanisme au bon vouloir des parties.
En droit administratif, à la différence de ce qui est prévu par l’article 82-1 les parties ne peuvent pas être à l’initiative du renvoi. Or cette possibilité est contestable, et ce d’autant que la mise en œuvre de l’article 82-1 n’est subordonnée à aucun contrôle préalable. Lorsque le renvoi est opéré par le juge, l’utilisation de l’article 82-1 est légitime puisqu’il est normal que, s’estimant saisi à tort, il transfert le dossier. En revanche, lorsque l’incompétence est invoquée par une partie, « le dossier est aussitôt transmis par le greffe au juge désigné », le transfert est donc de droit, ce qui risque de constituer une prime à la mauvaise foi et à l’intention dilatoire, du moins lorsque c’est le défendeur qui prend l’initiative d’imposer le renvoi. En effet, invoqué par le demandeur, le texte peut servir à rectifier une erreur d’aiguillage, mais, invoqué par le défendeur, il encourage la chicane. Ceci est d’autant plus vrai qu’après avoir imposé le renvoi, les parties pourront encore remettre en cause la compétence pendant trois mois courant à compter du renvoi. Outre que l’on ne sait pas très bien comment « remettre en cause » la compétence, le texte offre donc au défendeur la possibilité de contester deux fois, coup sur coup, la compétence de la juridiction devant laquelle il a été assigné.
• Ensuite, parce que le législateur n’a prévu aucune sanction en cas de détournement du texte de sa finalité première. En effet, le texte ne prévoit pas de sanction à l’égard du défendeur qui, à tort, aurait usé de cette procédure. On comprend mal pourquoi, à l’instar de ce qu’il a fait pour les exceptions de nullité pour vice de fond ou encore pour les fins de non-recevoir, il n’a pas songé à prévoir la condamnation du défendeur qui aurait invoqué le texte dans une intention dilatoire.
• Enfin, et c’est plus grave encore, outre le fait que le texte prévoit la possibilité d’une troisième contestation sur le fondement du droit commun une fois les deux renvois effectués, il n’exclut pas qu’après avoir utilisé le processus de l’article 82-1, les parties contestent ensuite la compétence de la juridiction ainsi désignée passé le délai de trois mois.
Alors qu’en procédure administrative le législateur a voulu enfermer les contestations relatives à la compétence dans le délai de trois mois et empêcher toute contestation postérieure des parties en décidant que passé un délai de trois mois la compétence ne peut plus être remise en cause ni par la juridiction ni par les parties3, l’article 82-1 ne comporte pas d’exclusion de cette nature. Or, faute d’exclusion expresse dans le texte, il est impossible de priver les parties de la possibilité d’invoquer ultérieurement une exception de procédure sur le fondement du droit commun.
En effet, seule l’autorité de chose jugée pourrait permettre de fonder l’irrecevabilité de l’exception d’incompétence invoquée après une demande de renvoi fondée sur l’article 82-1. Or, pour cela, il faudrait que la question de la compétence ait été jugée, ce qui n’est pas le cas. En effet, l’article prévoit, « par dérogation aux dispositions de la présente sous-section », la sous-section en question étant intitulée « Le jugement statuant sur la compétence », il en ressort que cette disposition introduit un mécanisme de règlement des questions de compétence sans que le juge ait à rendre un jugement. C’est d’ailleurs ce que prévoit le texte puisque la question de la compétence est réglée « par simple mention au dossier ».
Dans ces conditions, loin d’avoir été jugée, le règlement de la question de compétence pourrait, à l’instar de ce qui existe en procédure administrative4, être qualifié de mesures d’administration judiciaire. Il serait alors impossible de fonder l’irrecevabilité d’une exception d’incompétence soulevée ultérieurement sur l’autorité de la chose jugée.
Le législateur aurait alors créé une mesure d’administration judiciaire d’un genre nouveau qui pourrait être utilisée tant par le juge que par les parties. La création est hasardeuse : outre le risque d’instrumentalisation de cette disposition à des fins dilatoires, il est pour le moins curieux de considérer que les parties sont les mieux à même de veiller à la bonne administration de la justice…
En espérant que ces craintes soient infondées et que le texte ne soit pas détourné à des fins dilatoires, il serait peut-être intéressant de se demander si le législateur n’aurait pas mieux fait, à l’instar du règlement de compétence au sein des juridictions administratives, de réserver ce mécanisme interne de règlement des questions de compétence à la seule initiative des juges, tout en maintenant la possibilité pour les parties de soulever des exceptions d’incompétence dans le cadre de l’audience.
Notes
1. S. Amrani-Mekki, Nouvelles réformes de procédure civile : Vous avez dit simplification ?, JCP 2020. 117 ; C. Bléry, Réforme de la procédure civile : simplification des exceptions d’incompétence, Dalloz actualité, 20 déc. 2019 ; J. Jourdan-Marques, La simplification des exceptions d’incompétence : une bombe à retardement ?, D. 2020. 495 .
2. CJA, art. R. 351-1 à R. 351.
3. CJA, art. R. 351-9.
4. CE 28 avr. 2000, Société Debiopharm, req. n° 214865.