Lettre ouverte à Madame Valérie Létard, ministre du Logement des gouvernements Barnier et Bayrou
Madame la Ministre,
Différents types d’experts interviennent pour apprécier les qualités techniques, économiques et même juridiques des immeubles. Ils produisent des rapports d’expertises destinés à déterminer les indemnités consécutives à des dommages, à la valorisation des actifs, à la consolidation des fonds propres des banques, mutuelles ou sociétés d’assurances, à la transparence des sociétés d’investissements faisant appel à l’épargne publique, à la fixation des loyers à la valeur locative ou à l’éclairage des magistrats dans des contextes judiciaires. Le cas des diagnostics techniques semble un peu différent puisque le législateur est intervenu afin de créer un statut particulier : celui diagnostiqueur immobilier.
Si l’on étudie plus spécifiquement la spécialité expertale de l’évaluation immobilière et notamment au regard de son importance et donc de sa responsabilité, l’expert n’aurait qu’une obligation de moyens. Contrairement à d’autres intervenants de l’industrie immobilière, comme les notaires par exemple. Sa responsabilité serait finalement quasi inexistante. On pourrait, ès qualités d’expert, se réjouir de cette faible charge.
Cependant, cette situation fragilise fortement l’indépendance de l’expert et explique certaines expertises orientées, pour ne pas dire complaisantes.
Pourtant, il ne peut être question d’une obligation de résultat, puisque l’expertise d’un bien ou droit immobilier résulte concomitamment d’une analyse structurelle et conjoncturelle du marché et d’une appréciation objectivable et subjectivable du bien, à un instant T et selon un contexte précisément exposé.
Il n’empêche qu’entre une obligation de moyen et une obligation de résultat, on peut imaginer tendre vers un objectif de résultat (J.-J. Martel, L’évaluateur immobilier, dorénavant responsable… et bientôt coupable ?, AJDI 2019. 489).
La jurisprudence administrative s’est déjà rangée sur ce que pourrait être un « objectif » de résultat. Elle a ainsi limité l’épaisseur du trait de la valeur vénale, notamment en matière fiscale. Il ne peut pas, excéder 10 à 20 %.
Que dire alors d’une expertise amiable qui présente un écart de plus de 300% à l’occasion d’une procédure judiciaire (TJ Lille, n° 24/00002) ?
Le constat
Au nom de l’autorégulation la création d’un véritable statut d’expert en évaluation immobilière n’a jamais été d’actualité, jusqu’à présent.
Il est vrai que le statut d’expert de justice semble pouvoir répondre à ce questionnement. Il faut pourtant noter que les 700 experts actuellement agréés par les trente-six cours d’appel dont sept le sont également par la Cour de cassation ne sont désignés qu’en qualité de collaborateur occasionnel de la justice, même s’ils peuvent faire état de cette qualification dans leur exercice quotidien.
Il faudrait d’ailleurs renforcer la sélection des experts et la réforme récente va dans ce sens (J.-J. Martel et M. Noel, L’expertise devant les juridictions administratives et judiciaires, Ann. loyers 2023. 62).
Ainsi, faute de statut réel, les experts en évaluation immobilière s’autoproclament détenteurs de ce statut à l’aide d’agréments de toutes sortes, notamment par un affichage souvent trompeur pour le consommateur ou l’utilisation inappropriée des symboles de la justice.
Le domaine de l’expertise en évaluation attire actuellement de nombreux professionnels qui confondent encore trop souvent la connaissance d’un des métiers de l’immobilier avec la qualité d’expert. La crise de l’immobilier va même faire bifurquer de nombreux professionnels de la transaction vers ce qui est présenté comme un eldorado par certains centres de formation.
Nous avons besoin d’experts reconnus, c’est un fait. Plus il y aura d’experts plus il y aura d’expertises, c’est une réalité. Encore faut-il que ces experts correspondent aux attentes de ceux qui les mandatent !
Jusqu’à aujourd’hui, l’autorégulation a mis en avant dans chaque spécialité diverses normes, françaises, européennes ou anglosaxonnes. Elles ont harmonisé les pratiques de différentes associations professionnelles, c’est incontestable et c’était indispensable.
On peut cependant regretter le nivellement par le plus petit dénominateur commun des questions déontologiques, assurément guidé par l’intérêt des affaires des uns et des autres.
Comment demander d’ailleurs à certaines associations composées principalement de groupes multiservices ou bancaires (dont la rentabilité notoire est généralement liée aux activités de transactions ou d’investissements) de se tirer une balle dans le pied sur certains sujets comme l’éthique ?
Sur le plan des techniques estimatives des dommages, valeurs et autres appréciations indemnitaires il est légitime de laisser aux associations le soin de mettre en œuvre et promouvoir l’harmonisation méthodologique. La grille de pondération des surfaces commerciales en est la parfaite illustration (TJ Paris, Loyers commerciaux, 19 sept 2024, n° 22/03034).
Mais est-il raisonnable de laisser aux mêmes associations la responsabilité de déterminer leurs propres règles déontologiques, d’indépendance ou de définir elles-mêmes la notion de conflits d’intérêts ?
Cette question ne peut être esquivée durablement par les pouvoirs publics !
La comparaison
Madame la Ministre, la première pierre de la régulation semble bel et bien posée à l’appui de votre décret n° 2024-1101 du 3 décembre 2024.
Il concerne précisément des experts missionnés par des entreprises d’assurance et malheureusement cette seule catégorie d’expert.
Le décret vise à mettre en œuvre les principes fixés par l’ordonnance n° 2023-78 du 8 février 2023 relative à la prise en charge des conséquences des désordres causés par le phénomène naturel de mouvements de terrain différentiels consécutifs à la sécheresse et à la réhydratation des sols. Ainsi, il est désormais prévu, l’encadrement des activités d’expertise en matière d’indépendance, de compétences, mais aussi le contenu du rapport d’expertise et les délais d’élaboration de l’expertise.
Un article du code des assurances, créé par ce récent décret, retient particulièrement notre attention :
« Art. R. 125-8 – Les experts, personnes morales ou physiques, auxquels il est fait appel pour réaliser les expertises sur les dommages liés aux phénomènes de mouvements de terrain différentiels consécutifs à la sécheresse et à la réhydratation des sols, au sens de l’article L. 125-1, afin d’établir le rapport d’expertise mentionné à l’article L. 125-2, doivent accomplir leur mission avec conscience, objectivité et impartialité.
À cette fin, ils doivent : 1° N’avoir avec une entreprise d’assurance intéressée aucun lien salarial, capitalistique ou de dépendance économique de nature à porter atteinte à leur indépendance ; 2° Fixer la rémunération de leur prestation d’expertise selon des critères objectifs, transparents et non discriminatoires en fonction du temps d’expertise requis et du niveau de complexité de chaque sinistre ; 3° N’avoir aucun lien d’affaires avec les entreprises missionnées dans le cadre de la réalisation des travaux de remédiation du sinistre objet de l’expertise, ni aucun intérêt financier à la réalisation des travaux préconisés dans le rapport d’expertise ; 4° N’avoir avec l’assuré aucun lien de nature à porter atteinte à leur indépendance. »
La rédaction de cet article est on ne peut plus claire, l’étanchéité professionnelle doit être totale entre les compagnies d’assurances et les experts. L’indépendance et la notion de conflits d’intérêts financiers sont désormais incontournables à l’intervention de l’expert.
La proximité entre les experts et les compagnies d’assurances est d’ailleurs souvent présentée comme rédhibitoire lorsque ces mêmes experts présentent leurs candidatures à l’agrément des cours d’appel.
À l’instar de ce décret, comment ne pas espérer un parallélisme des formes appliqué à l’expertise économique de ces mêmes immeubles ? Cette expertise économique semblant toute aussi importante pour le consommateur, pour ne pas dire plus… le patrimoine immobilier de nos concitoyens ne serait-il pas le capital d’une vie ?
L’illustration
À titre d’exemple, une banque peut-elle faire réaliser ses propres expertises immobilières par l’une de ses filiales ? Cette pratique semble tellement contraire au bon sens… !
Il semble pourtant que oui à la lecture d’un message publié sur le réseau professionnel LinkedIn le 24 octobre 2024 où l’on apprend que les experts fraîchement certifiés REV TEGOVA d’une foncière filiale d’une grande banque française, claironnent : « la foncière de la banque c’est aussi une équipe d’experts au service de ses clients et équipes internes ! Quand intervenons-nous ? dans le cadre d’un projet de financement de courts termes relais ou pour la revalorisation de biens financés par la banque », CQFD.
Mais que dire des sociétés d’assurances, ou des sociétés recourant à l’épargne publique des Français, qui acquièrent des immeubles constituant leurs fonds propres et qui les font expertiser « sans vergogne » par les filiales des mêmes sociétés multiservices qui leur ont vendu ces ensembles immobiliers, en toute indépendance et sans risque de conflit d’intérêts ?
Cette pratique est aujourd’hui permise, puisque la charte de l’expertise en évaluation immobilière permet ce type d’intervention avec un simple délai de carence de douze mois (Chap. 4, Éthique professionnelle, § 4.2.2.7, de la 5e édition de la Charte de l’expertise en évaluation immobilière, mars 2017). La sixième édition osera-t-elle franchir le pas d’une plus grande vertu ?
Mais alors à qui la faute ? à l’autorité de contrôle et de régulation (ACPR) ? aux associations professionnelles d’experts ? à la société qui mandate ces expertises ? aux groupes multiservices qui créent des filiales d’expertises ? à la société qui réalise l’expertise ? à l’expert collaborateur qui intervient ?
Certainement à personne… Pourtant, comment cette banque peut-elle admettre ce genre de pratiques interne tout en prônant le bon sens dans sa communication publicitaire ? LA solution serait de faire réguler ce qui relève des conditions d’indépendance et des conflits d’intérêts par le pouvoir réglementaire (faut-il se rappeler l’affaire Kerviel dans laquelle un trader a pu engager des positions supérieures au montant des fonds propres de sa banque ou celle d’Enron qui a révélé la faille des groupes multiservices dans le domaine du contrôle financier ou encore la faillite de Lehman Brothers qui a été le fait générateur de la crise immobilière mondiale des subprimes).
La seule règle normative aujourd’hui est la charte de l’expertise en évaluation immobilière.
S’il s’agit d’une norme volontaire, elle se classera donc au rang le plus bas de la pyramide des normes.
Peut-on s’en satisfaire ?
La solution
Un décret de régulation permettrait une plus grande responsabilisation de ceux qui interviennent. Il faciliterait sans aucun doute l’objectif de résultat et obligerait une mise en conformité des normes édictées par les professionnels.
La crise immobilière actuelle ne serait assurément pas la même si les interventions d’expertises, dont certaines sont obligatoires, n’étaient pas entachées par certaines formes de conflits d’intérêts institutionnalisés.
Enfin, si les sociétés d’expertises filiales de banques ou de sociétés multiservices semblent principalement concernées par mon propos, il est également utile de pointer ceux qui exercent individuellement et dont parfois on ne sait plus dire s’ils sont experts en évaluation immobilière, avocats ou cost killers.
Le Journal des experts du 30 janvier 1911 précisait ce que l’on pourrait qualifier « d’ADN » de l’expert : « c’est un homme ayant des connaissances spéciales dans son art et suffisantes pour que l’on puisse se rapporter à son appréciation dans une décision à prendre ».
En 2025, cet ADN pourrait être simplement actualisé ainsi « c’est un professionnel expérimenté et responsable, dont l’indépendance ne saurait être remise en question, disposant de connaissances spéciales dans son art et suffisantes pour se rapporter à son appréciation argumentée dans une décision à prendre ».
À la lecture du décret n° 2024-1101 du 3 décembre 2024, il semble que le législateur se soit attelé à cette tâche. Il conviendrait donc de pouvoir aller au bout du chemin.
Je vous remercie, Madame la Ministre, de bien vouloir vous intéresser aux cas des experts en évaluation immobilière, dans l’intérêt, de la stabilité économique des marchés immobiliers, de nos concitoyens et de la justice. Une clarification des conditions d’interventions d’une profession aspirant à une plus grande reconnaissance professionnelle, et notamment pour les plus jeunes de nos confrères qui peinent à s’épanouir dans ce métier, semble nécessaire.
La crise de l’immobilier d’aujourd’hui, comme celles d’avant, n’auraient absolument pas la même ampleur (y compris pour la promotion immobilière) si les experts en évaluation immobilière étaient plus indépendants, donc plus responsable (J.-J. Martel, Et si on mettait les pieds dans le plat ? [Lettre ouverte aux organisations représentatives des experts immobiliers à propos de la responsabilité des experts dans la crise immobilière actuelle et manifestement restée sans suite], AJDI 2024). 241.
Je vous prie de me croire, Madame la Ministre,
Votre bien dévoué.
Lille, le 11 janvier 2025
Jean-Jacques MARTEL