La dématérialisation à marche forcée des démarches administratives doit tenir compte des publics vulnérables, dépendants ou isolés et de leurs difficultés d’accès au numérique. Bien qu’il ne concerne pas le service public pénitentiaire, l’arrêt rendu par le Conseil d’État le 3 juin 2022 et l’avis publié le même jour sonnent comme un rappel adressé à l’administration des obligations qui lui incombent en termes de respect du principe d’égalité des usagers devant le service public. Une décision qui pourrait mutatis mutandis contribuer à favoriser l’accès aux personnes détenues aux dispositifs de droit commun.
En l’espèce, un décret en date du 24 mars 2021 modifiant l’article R. 431-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile prévoyait que les demandes de cartes de séjour temporaires visant essentiellement les séjours d’études ne pouvaient être introduites devant les préfectures qu’au moyen d’un système de téléservice. En réaction, la Cimade et le Conseil national des barreaux ont saisi le Conseil d’État en annulation dudit décret ainsi que de l’arrêté du ministre de l’Intérieur fixant les catégories de titres de séjour devant être introduits exclusivement par voie dématérialisée.
Les requérants soutinrent à l’appui de leur requête que le recours obligatoire à un téléservice entraînait de facto une rupture d’égalité devant la loi, d’égalité devant le service public et méconnaissait les obligations découlant du principe de non-discrimination. En somme, la question posée à la haute juridiction fut relativement simple : l’obligation faite aux usagers d’adresser certaines demandes à l’administration par la voie du téléservice oblige-t-elle cette dernière à tenir compte des situations particulières lorsque l’accès à la voie dématérialisée est difficile, voire impossible ?
Garantir aux usagers l’exercice effectif de leurs droits
Si le Conseil d’État s’est refusé à censurer l’obligation de recourir à un téléservice de manière générale, il s’est montré attentif aux situations individuelles. Afin de garantir le respect du principe d’égalité devant le service public, la légalité de cette obligation est subordonnée au fait qu’elle soit en mesure « de permettre l’accès normal des usagers au service public et de garantir aux personnes concernées l’exercice effectif de leurs droits ». Ainsi, l’administration « doit tenir compte de l’objet du service, du degré de complexité des démarches administratives en cause et de leurs conséquences pour les intéressés, des caractéristiques de l’outil numérique mis en œuvre ainsi que de celles du public concerné, notamment, le cas échéant, de ses difficultés dans l’accès aux services en ligne ou dans leur maniement ».
En résumé, la mise en œuvre de toute démarche dématérialisée doit également offrir « la possibilité de recourir à une solution de substitution » lorsqu’elle s’adresse à un public n’ayant pas ou peu accès à l’outil numérique.
Or, outre la promotion de l’effectivité du droit des étrangers, l’arrêt du 3 juin 2022 offre des potentialités non négligeables dans le cadre de l’accès aux dispositifs de droit commun des personnes privées de liberté.
Précarité administrative des personnes détenues
Pour rappel, la lutte contre la précarité en détention est un enjeu majeur pour l’administration pénitentiaire qui multiplie les actions d’insertion et de réinsertion, le plus souvent en partenariat avec des acteurs institutionnels et, surtout, avec le secteur associatif. Ces aspects sont largement rappelés par la circulaire du garde des Sceaux du 7 mars 2022 relative à la lutte contre la pauvreté des personnes détenues et sortant de détention. Encore faut-il que les objectifs fixés par la circulaire soient en mesure de produire les effets de droit souhaités.
En effet, s’il n’est pas pour objectif de jeter l’anathème sur la volonté de l’administration pénitentiaire de promouvoir l’inclusion des personnes placées sous main de justice dans les dispositifs de droit commun, force est de constater que tant les personnels d’insertion et de probation que les représentants des associations et les organismes de contrôle des établissements pointent une absence d’application harmonisée du droit pénitentiaire sur l’ensemble du territoire (v. l’avis du Contrôleur général des lieux de privation de liberté du 3 juin 2014 relatif à la situation des personnes étrangères détenues). La nature de ces disparités est plurifactorielle et structurelle ; manque d’effectifs, politiques disparates des administrations et des services départementaux dans la mise en œuvre des partenariats, résistance de certaines préfectures, faible pouvoir d’action du secteur associatif, difficulté d’accès aux travailleurs sociaux, etc. En outre, les témoignages des personnels d’insertion et de probation ainsi que ceux des partenaires associatifs révèlent que la précarité administrative est surreprésentée en détention alors même que la stabilité de la situation administrative est un préalable essentiel pour qu’une personne détenue ait accès aux dispositifs de droit commun dans le cadre de sa préparation à la sortie.
Surtout, la détention reste à ce jour un lieu majeur de fracture numérique, l’accès à internet, exception faite de quelques expérimentations, y est toujours prohibé (v. l’avis du Contrôleur général des lieux de privation de liberté du 6 février 2020 relatif à l’accès à internet dans les lieux de privation de liberté). C’est sur ce point que l’arrêt du 3 juin 2022 présente un intérêt certain dans le cadre du contentieux relatif à l’accès au droit des personnes détenues.
Promotion de l’accès au droit des personnes vunérables qui devrait bénéficier aux détenus
Si l’on purge la décision du Conseil d’État des aspects purement factuels, se dessine un principe général de promotion de l’accès au droit des personnes en situation de vulnérabilité. Accoutumé au fait que les effets juridiques de ses décisions ne se limitent pas au seul dispositif mais s’étendent aux motifs, le juge administratif a enjoint à l’administration, dans l’attente d’une modification de la réglementation, de permettre le dépôt des demandes de titres de séjour selon une autre modalité.
On ne peut bien évidemment que lire cet arrêt à la lumière de la jurisprudence désormais largement ancrée dans le raisonnement du juge administratif aux termes de laquelle sont consacrées « la vulnérabilité des détenus et […] leur situation d’entière dépendance vis-à-vis de l’administration » (CE 19 oct. 2020, n° 439372, Dalloz actualité, 22 oct. 2020, obs. M.-C. de Montecler).
Nous pouvons inférer de la lecture combinée de ces deux décisions qu’il est fort probable qu’à l’occasion d’un contentieux à venir, le juge tienne compte « du degré de complexité des démarches administratives » et « de leurs conséquences pour les intéressés » pour soumettre tant l’administration pénitentiaire que ses partenaires institutionnels à la mise en œuvre d’une « solution de substitution » pour pallier une fracture numérique qui est, à n’en plus douter, un obstacle majeur en termes d’égal accès au droit et au service public. Il appartient ainsi au service public pénitentiaire mais également aux partenaires institutionnels et auxiliaires du service public de la justice de se saisir de la question.