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Le droit en débats

L’homme, arbitre de l’intelligence artificielle ?

Par Thomas Cassuto le 24 Mai 2024

Depuis une dizaine d’années, l’intelligence artificielle vient bouleverser le champ du droit. Aux côtés des moteurs de recherche classiques sont apparus des programmes capables de traiter de manière plus complexe l’information juridique, c’est-à-dire le contenu des documents : loi, jurisprudence, contrats, etc. Il y a dix-huit mois, l’ouverture au grand public d’un grand modèle de langage1 a révélé et accéléré la dissémination de l’intelligence artificielle (IA) et en particulier l’intelligence artificielle générative (IAG) au service des juristes2.

À la suite de l’adoption du règlement (UE) sur l’intelligence artificielle de l’Union européenne, en avril 2024, mais non encore publié3 et de l’adoption, le 17 mai 2024 de la convention-cadre du Conseil de l’Europe sur l’intelligence artificielle et les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit, on observe l’émergence ultra rapide d’une profusion d’applications ou de logiciels d’intelligence artificielle dans le seul domaine juridique.

L’intelligence artificielle générative déjà omniprésente dans la sphère juridique

Les 76 000 avocats recensés par le Conseil national des barreaux sont impactés, à des niveaux divers, par l’IA et par l’IAG4. Ainsi, plusieurs grands éditeurs, des cabinets juridiques, des éditeurs de logiciels se sont lancés dans la course à la production de solutions. La plupart visent à faciliter les recherches, l’analyse et la rédaction juridique lorsque certaines revendiquent de remplacer un avocat…5

Cette évolution ultra rapide dans le seul domaine du droit français ou francophone transforme profondément les organisations et les processus des professionnels du droit. C’est particulièrement visible pour les cabinets d’avocats. C’est également visible pour les notaires. Cela commence à apparaître au sein de l’organisation juridictionnelle (judiciaire, administrative et constitutionnelle) même s’il manque une stratégie lisible et effective de développement. C’est surtout le cas au sein de l’Université, qui constitue le vivier des futurs juristes, les étudiants étant formés progressivement aux différents enjeux théoriques, juridiques et pratiques de l’IA.

Pour être plus précis, le site AIXPLORIA recense 5 975 IA gratuites et opère un classement dynamique actualisé par vingt-quatre heures. AIXPLORIA opère également un classement par sous-catégories, parmi lesquelles figure celle des « assistants juridiques ». Parmi les dix-huit IA classées dans la catégorie « assistants juridiques », on observe une grande diversité des fonctionnalités susceptibles de répondre à des attentes de différents niveaux. Certaines sont particulièrement spécialisées et destinées à un public avisé comme pour les droits de propriété industrielle, d’autres se veulent plus généralistes.

L’intelligence artificielle générative n’est pas une technologie aboutie

Contrairement aux énoncés marketing du transhumanisme contemporain, l’IA n’est pas une technologie aboutie, totipotente et monolithique.

L’IAG est une technologie récente, qui donne lieu à des investissements considérables de la part des grands acteurs de l’informatique. Dans cette compétition à plusieurs étages, le marketing et le business modèle jouent un rôle aussi important que les algorithmes élaborés, entraînés et mis sur le marché à titre gratuit ou onéreux. Ainsi, ChatGPT a réussi le tour de force de venir en quelques jours quasiment un nom commun pour désigner de manière plus intelligible la notion de LLM ou d’IAG.

N’étant manifestement aboutie, l’IAG n’est pas totipotente en ce sens qu’elle ne peut pas résoudre à la perfection toutes les questions et traiter toutes les situations. Surtout, elle manque d’imagination créative. Le classement opéré par AIXPLORIA traduit la complexité à gérer des champs lexicaux techniques, complexes et parfois polysémiques dans un environnement lui-même évolutif comme celui du droit.

Il en découle que l’IAG n’est pas monolithique en ce sens qu’elle est tributaire de ses modèles et des données qui lui sont fournies. Elle est également tributaire de son entraînement et de ses capacités d’apprentissage profond qui certes favorisent son développement et ses capacités de traitement, mais également, introduisent une variabilité statistique, voire aléatoire dans ce qu’elle produit. La multiplication des IAG et l’évolution constante du classement – quelle que soit la rigueur des paramètres pour l’établir, participe d’un pluralisme des outils et de la production qu’ils offrent.

Cette particularité associée aux enjeux de territorialité et de souveraineté6 interroge sur l’adéquation entre les réglementations internationales, notamment à ce jour émanant de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe et les enjeux profonds de la maîtrise de l’IA. En effet, les menaces pour la démocratie trouvent leurs sources moins dans les activités entrant dans la juridiction des États membres que dans les activités d’États et d’opérateurs privés pour lesquels ces instruments juridiques ne sont pas contraignants7.

Conséquences des évolutions

La première conséquence de ces développements s’exprime par la concurrence entre ces programmes informatiques d’IAG. Une bataille technologique fait rage pour acquérir une avance décisive sur les concurrents. Or, à ce jour, et avant qu’une concentration ne vienne s’opérer lorsque le marché de l’IAG sera plus mature, cette concurrence favorise l’émergence de nouveaux acteurs. Chaque semaine ou presque, un prestataire de service vient mettre sur le marché une IAG juridique. D’un point de vue économique, la recherche de productivité et de rentabilité peut justifier de chercher à substituer du temps machine au temps de travail des tâches simples de recherche. Quand bien même la pratique de la recherche constituerait un aspect essentiel de la formation du juriste aguerri.

Une deuxième conséquence du classement opéré entre les IAG permet également une discrimination entre applications gratuites, payantes ou premium ce qui démontre que l’IA s’est fortement démocratisée, que la qualité a un coût et qu’assumer ce coût peut conférer un avantage décisif sur le terrain de la concurrence. Ainsi, la valeur ajoutée du traitement de l’information (juridique en l’occurrence) présuppose un investissement dans l’accès à l’information.

Une troisième conséquence de la concurrence qui s’opère entre les IAG sera la concentration des fournisseurs d’IAG pour des motifs technologiques et économiques. Leur fiabilité et leur niveau de performance, qui seront de véritables marqueurs lorsqu’ils auront fini d’envahir les ordinateurs des juristes, nécessiteront des investissements considérables. La valeur est dans le software et il importera autant d’en être équipé que d’être formé à son utilisation. C’est sur ce double terrain que la bataille de l’IAG aura lieu.

Une quatrième conséquence, c’est que les LLM induisent des variables dans les processus et des variations dans les résultats. Il n’est pas théorique d’envisager qu’un même utilisateur utilise parallèlement plusieurs applications. Or, s’agissant de temps machine, le coût marginal chutant drastiquement, il est possible d’envisager de mettre en concurrence plusieurs IA dans le traitement d’une même requête. Cette démarche pourrait avoir pour intérêt de permettre un contrôle croisé. Elle permet également, le cas échéant, d’explorer des voies alternatives. C’est alors que l’on devine l’importance pour l’homme de tirer le meilleur parti d’une telle diversité de solutions. Là où les machines auront beau jeu d’établir une hiérarchie entre les résultats, cette hiérarchie sera susceptible d’être remise en cause d’un jour à l’autre du fait même des caractéristiques de l’apprentissage profond. Dénuée de libre arbitre, la machine resterait un simple outil entre les mains de l’homme.

Il importe ici de dépasser le débat sur le caractère remplaçable ou non de l’homme. Une part importante et croissante du travail juridique repose sur l’utilisation de la machine. On pourra toujours objecter qu’en cas de panne électrique totale, le pigeon voyageur restera le moyen de communication le plus rapide et de plus fiable. Mais, il y a bien longtemps que les pigeons voyageurs ont cessé de voler pour les postes et télécommunications. De même, comment pourrait-on se passer de Légifrance pour apprécier correctement l’application de la loi dans le temps.

Les développements quantitatifs et qualitatifs de l’IAG nécessitent des adaptations majeures de l’homme afin non seulement de rester maître des outils, mais surtout afin d’en garder un usage juste. C’est l’idée selon laquelle nous façonnons des outils et en retour ces outils nous façonnent8.

Dans le prolongement de ces considérations, la mise en œuvre de l’IAG appellera de la part de chaque juriste la capacité de s’assurer de la maîtrise des données, de la souveraineté numérique des données du traitement et de la validité des résultats produit. Ce faisant, un champ nouveau de compliance va émerger, celui de la conformité dans la mise en œuvre de l’IAG c’est-à-dire de la capacité pour l’utilisateur de demeurer le superviseur ultime, l’arbitre décisionnaire.

Ainsi, loin d’être relégué, l’homme, pour autant qu’il s’adapte, va continuer d’occuper une place prépondérante, à condition, notamment :

  1. d’être en mesure d’identifier et de corriger les erreurs dans les résultats ; pas seulement les biais, mais les erreurs plus subtiles dans la lecture, la présentation ou l’analyse du droit, incluant la jurisprudence ;
  2. d’assumer une mise œuvre plurielle de l’IAG pour tendre à obtenir le meilleur résultat possible, étant observé que l’évolution du classement reflète les évolutions internes – rapides – de la technologie embarquée par chaque application ;
  3. de préserver sa capacité d’imagination dans les interstices du traitement statistique de l’information ;
  4. in fine, d’assumer la capacité d’arbitrer entre les résultats de l’IAG : sans maîtrise des résultats, la puissance de calcul n’est rien.

Origine des données, modalités de traitement, conditions d’usage, finalité et supervision

Les observations qui précèdent ont plusieurs implications dans la mise en œuvre de l’IA.

Les évolutions récentes imposent de renforcer la formation induisant la compréhension concrète de l’intelligence artificielle appliquée au droit, en particulier à la réglementation de l’IA, pour satisfaire à des exigences nouvelles en matière de conformité (compliance). Cette démarche doit se développer autour des cinq axes suivants : origine des données, modalités de traitement, conditions d’usage, finalités et supervision. Ces cinq axes dépassent de loin la notion de risque trop diffuse et imprécise pourtant au cœur du règlement (UE) sur l’IA et de la convention-cadre du Conseil de l’Europe sur l’intelligence artificielle et les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit adoptée le 17 mai 2024 par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe.

Les juristes doivent acquérir des compétences relatives aux différents aspects de l’IAG qui sont mis à leur disposition, afin de renforcer leur adaptation à ces outils, la capacité de contribuer à leur calibrage et à leur évolution – avec des risques de fractures professionnelles entre ceux ayant l’accès à ces programmes et ceux qui n’auront pas, par choix ou par défaut, pu montrer dans le train de l’IA appliquée au droit.

Cette évolution était difficilement prévisible compte tenu de l’évolution particulièrement rapide de la technologie – ChatGPT a été ouvert au public le 1er décembre 2022, et compte tenu de l’amplification de cette évolution par l’appropriation des LLM à tous les niveaux de l’industrie informatique, il importe de se pencher d’ores et déjà sur la manière de compléter le droit afin notamment de consacrer et de protéger un principe de souveraineté des données.

Pourtant et surtout, le fossé entre des praticiens sceptiques, soucieux de défendre leur singularité sous couvert de l’idée que l’homme est irremplaçable, et ceux qui, peu concernés par ce débat, se sont positionnés pour exploiter au plus vite et au mieux des ressources permettant d’améliorer leur productivité nécessité que l’utilisation de l’IAG n’exclut pas la mise en œuvre d’une éthique humaine pour arbitrer entre une diversité de solutions offerte par la confrontation des algorithmes et le jugement, c’est-à-dire le libre arbitre de l’homme, pour déterminer ce qui est adéquat, opportun, adapté à la défense des intérêts représentés et au final équitable, juste ou conforme à l’intérêt général.

L’homme n’est pas en mesure de défier la machine dans certaines capacités de traitement de l’information, notamment dans le rapport volume/vitesse. Mais, à l’issue de ce traitement, il demeure une opération intellectuelle solitaire ou collective qui associe la compétence, l’expérience et l’éthique pour produire le jugement juste ou à tout le moins équitable9. Ainsi, pour juger de manière conforme aux standards de l’État de droit, il « faut savoir apprendre à garder fermement en main une boussole qui peut osciller entre le juste et le bien-fondé »10. Alors, l’homme pourra s’affirmer comme l’arbitre des IAG entrant en concurrence.

Conclusion

À l’heure actuelle, l’essor de l’IA semble trop rapide et disruptif et susceptible de mettre en échec l’avènement en Europe d’une législation cohérente capable de régler les principaux enjeux de son déploiement, et ce, en dépit des efforts de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe. La notion de risque, au cœur des textes adoptés en 2024, appliquée à des systèmes mis à dispositions des entités collectives comme des particuliers, ne permet pas de garantir la conformité de l’ensemble des usages.

La simplicité à développer des systèmes d’IAG et la facilité à les mettre en œuvre dans les activités professionnelles ou personnelles des utilisateurs modifient notre rapport à la technologie et aux contenus qu’elle génère. La fiabilité ou la pertinence de ces contenus peuvent être remises en question à la condition d’y être formé. Ainsi, la perspective pour l’homme de rester maître de l’IA réside notamment dans sa capacité à arbitrer entre les différentes IAG, par la validation de la conformité des cinq axes concernant l’origine des données, les modalités de traitement, les conditions d’usage, ses finalités et sa supervision. Rapportée à la pratique du droit, cette démarche de compliance nous semble indispensable pour préserver l’éthique de la décision.

 

1. Formule tirée de l’anglais LLM – large langage model – algorithme d’apprentissage profond capable d’effectuer un éventail de tâches de traitement en langage naturel.
2. V., T. Cassuto, Au-delà de la modélisation du jugement, Gaz. Pal. 20 févr. 2024, n° 6, p. 10.
3. Règlement adopté formellement le 13 avr. 2024 n’a pas encore été publié compte tenu des difficultés à opérer sa traduction dans les 22 langues officielles de l’Union. Cette anomalie rarissime au niveau du droit européen est révélatrice en creux des enjeux politiques et techniques résultant des évolutions rapides de l’IAG entre le projet de règlement présenté en 2021 par la Commission, le calendrier des amendements proposés par le Conseil et par le Parlement et l’accord politique intervenu cette année.
4. C. Cohen, Comment l’IA bouleverse les cabinets d’avocats, Le Figaro, 9 mai 2024.
5. Donotpay est présentée comme « une IA qui vous servira d’avocat et qui connaît la loi par cœur » (source, AIXPLORIA).
6. V. Colloque du 1er déc. 2023, Cour d’appel de Paris, Intelligence artificielle, droit et souveraineté, actes publiés sur www.institut-presaje.com ; v. égal., B. Bertrand et G. Le Floch, Souveraineté numérique, Larcier, coll. « Macro-droit/Micro-droit », 2024 (à paraître).
7. Les interférences de puissances étrangères dans les processus démocratiques en sont la démonstration la plus flagrante.
8. « We shape our tools, and thereafter our tools shape us », Prof. John Culkin, Université de Fordham – New York, USA.
9. T. Cassuto, intervention lors du juge@europe forum, Syracuse (IT) 27 oct. 2023, actes à paraître chez Larcier-Intersentia.
10. Idem.