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Le droit en débats

L’inflation législative : et si le Conseil d’État avait la solution ?

Par Thomas Perroud le 24 Juin 2024

La solution à laquelle nous pensons pour remédier à la question de l’inflation législative et de la baisse de qualité de la norme juridique revient à repenser dans notre système juridique la question de la délégation. Une solution immédiate pour diminuer le flux de lois pourrait être de rendre le vote des lois plus compliqué en modifiant le mode de scrutin. L’exécutif pourrait être amené à ne proposer au Parlement que des politiques mieux pensées, plus consensuelles. Mais, outre que ce type de réforme a peu de chance d’aboutir à l’heure actuelle, cela n’explique pas un problème essentiel de nos constitutions qui est la difficulté d’articuler les niveaux législatif et réglementaire. La promesse de la Ve République fut, à travers l’article 37, de ménager un domaine autonome à l’acte réglementaire, c’est-à-dire aux politiques menées par l’administration. Cette promesse a échoué. Pourquoi ? Et, finalement, la loi est restée la pierre angulaire de l’élaboration des politiques publiques. Cette préférence pour la loi a certes un avantage démocratique, mais aussi et surtout un coût démocratique : d’une part, elle a forcé l’exécutif à contrôler de plus en plus strictement le travail parlementaire, vidant de sa substance l’idée de délibération démocratique (sous la 15e législature, de juin 2017 à févr. 2022, rien moins que 250 lois ont été votées) ; d’autre part, elle oblige à recourir au véhicule de l’ordonnance, qui n’est qu’un subterfuge, c’est un acte administratif de portée générale auquel la Constitution confère la force de loi une fois ratifié.

Pourquoi en est-on arrivé là ? La préférence pour la loi – qui explique l’échec de la promesse de l’article 37 – a une raison : la volonté bien compréhensible d’assurer la plus grande sécurité juridique des réformes. Par le véhicule de la loi, les réformateurs compliquent les recours et peuvent donc mettre rapidement en route les mesures qu’ils ont adoptées et les droits créés pour les personnes privées sont ainsi sécurisés. Si l’on accepte ce raisonnement, on doit en conclure que l’origine du problème réside justement dans la jurisprudence du Conseil d’État qui ouvre largement le recours pour excès de pouvoir contre les actes réglementaires depuis le début du XXe siècle. De même, l’ouverture du prétoire aux recours contre les règlements de l’article 37 prive d’intérêt cet outil lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre une politique. Lorsque le Conseil d’État, dans l’arrêt de 1907, Compagnie des chemins de fer de l’Est, décide que les règlements d’administration publique sont des actes administratifs attaquables, il revient sur sa jurisprudence antérieure qui en faisaient des actes qui participaient de la fonction législative et étaient donc immunisés comme tel (E. Quinart, CE 6 déc. 1907, Compagnie des chemins de fer de l’Est et autres, in T. Perroud [dir.], Les grands arrêts de la jurisprudence administrative. Approche politique, Lextenso, 2024). La situation française pré-1907 est celle qui prévaut toujours en Allemagne.

Dans ce cas, la réponse au problème serait : il suffit de repenser les règles d’intérêt à agir contre les actes de l’administration de portée générale afin d’assurer une meilleure sécurité juridique à ces actes. Si le Conseil d’État ménage un espace à l’action administrative qui soit à l’abri des recours – à l’exception, comme la loi, d’un contrôle de constitutionnalité ou de conventionnalité – le besoin de loi diminue.

Ce type de solution heurte, de prime abord, la conception française de la justice administrative qui s’est construite sur la générosité de l’intérêt à agir. Pourtant, elle est équivalente à la situation qui prévaut pour les ordonnances. Une ordonnance ratifiée de l’article 38 est inattaquable, au même titre qu’un règlement exécutif allemand ou un règlement d’administration publique avant l’arrêt des Grandes compagnies. Cette solution nous semble préférable au système de l’ordonnance, lequel frappe par son hypocrisie : il s’agit de conférer une valeur législative à un acte qui est en réalité un acte administratif en le faisant valider par le Parlement, lequel est contrôlé étroitement par l’exécutif si bien que les étapes d’habilitation et de ratification ne sont que des formalités. On pourrait même se demander si un tel système – des règlements immunisés contre le recours – n’aurait pas pour effet de permettre à l’exécutif de relâcher son étreinte sur le Parlement. En plus, le Conseil constitutionnel a rajouté à l’hypocrisie en paralysant l’exigence de ratification dans certains cas avec la décision Force 5 (Cons. const. 28 mai 2020, n° 2020-843 QPC, Dalloz actualité, 3 juin 2020, obs. E. Benoit ; AJDA 2020. 1087 ; D. 2020. 1390, et les obs. , note T. Perroud ; RFDA 2020. 887, note C. Barthélemy ; ibid. 1139, chron. A. Roblot-Troizier ; RTD civ. 2020. 596, obs. P. Deumier ). Après cette décision du Conseil, que reste-t-il réellement de différence entre une ordonnance de type Force 5 et un règlement exécutif allemand ? C’est la même chose puisque dans les deux cas, il n’y a qu’une habilitation. La décision Force 5 met les deux types d’actes sur le même plan en réalité. Cette décision Force 5 réhabilite en réalité le régime du règlement d’administration publique avant l’arrêt Grandes compagnies.

L’autre avantage rejoint le souci exprimé par le Conseil d’État de mettre en place des politiques plus expertes. Il me semble que le véhicule réglementaire est plus approprié au débat serein sur les options de politiques publiques — le débat et l’évaluation des options sont au cœur du travail de l’étude d’impact — que ne l’est le véhicule législatif. Le rapport de l’Assemblée nationale en 2017 visait à faire monter le Parlement en compétence en réfléchissant à l’intégration de l’expertise au travail parlementaire et en synchronisant le travail parlementaire avec le travail du gouvernement pour faire monter le premier en compétence avant l’examen du texte devant les députés (Ass. nat., Pour une nouvelle Assemblée nationale, le rendez-vous des réformes 2017-2022, 2017). Cette proposition n’a malheureusement pas été suivie d’effets. En outre, il nous semble que le travail parlementaire fait nécessairement l’objet de tractations politiques qui ne sont pas propices à une évaluation sereine. Le travail administratif en revanche est tout à fait adapté à la prise en compte de l’évaluation. Faire passer l’élaboration des politiques publiques à un niveau réglementaire permettrait donc certainement de répondre aux vœux du Conseil d’État de développer l’évaluation des textes (Conseil d’État, La simplification normative, Doc. fr., coll. « Droits et Débats », 2022). On le voit, le Conseil d’État a toutes les cartes en main pour, en réformant l’intérêt à agir contre les actes réglementaires, assurer une action publique plus experte et moins bavarde.