Alors que le garde des Sceaux vient d’annoncer son souhait de filmer et diffuser les audiences pour consacrer la publicité de la justice1, peu de principes aussi importants que ce principe de publicité (qui permet de garantir l’indépendance et l’impartialité de la justice) ont été aussi malmenés dans la période récente : outre les atteintes qui ont été portées pendant la période de crise sanitaire au principe de publicité des audiences2, on compte aussi la possibilité d’occulter le nom des juges lors de la diffusion de décisions3, le droit de propriété intellectuelle des rapporteurs publics sur leurs conclusions pourtant essentielles à la compréhension des décisions4 et surtout l’absence de mise en œuvre, plus de quatre ans après, de la promesse de l’open data des décisions de justice. Bien que le principe de la mise à disposition par voie électronique de l’ensemble des décisions rendues publiquement a été consacré il y a tout juste quatre ans par la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, le décret d’application n’a été pris que le 29 juin 2020 et ce dernier renvoie à des arrêtés pour déterminer « la date à compter de laquelle les décisions de justice sont mises à la disposition du public »5 ! C’est dans ce contexte que la Cour de cassation est appelée à se prononcer sur l’accès aux décisions de justice en l’absence de mise en œuvre de ces dispositions6.
La Cour est saisie d’un pourvoi contre un arrêt de la cour d’appel de Paris du 25 juin 2019 par lequel l’institution judiciaire a une nouvelle fois prouvé sa réticence à diffuser ses décisions, lesquelles sont pourtant publiques, et rendues au nom du peuple français. La société Doctrine.fr a, par le biais de l’un de ses cofondateurs, déposé une requête pour se faire délivrer copie de l’ensemble des minutes civiles rendues publiquement par le tribunal judiciaire de Paris, soit au format papier, soit au format numérique (copies non exécutoires). Alors que ses demandes avaient été rejetées par le tribunal de grande instance de Paris, la cour d’appel, dans un arrêt du 18 décembre 20187, a considéré qu’il « n’exist[ait] pas de raison juridique permettant de s’opposer à la communication des décisions rendues publiquement, qui devront être anonymisées » et ordonné la communication des décisions demandées. C’est pour empêcher l’exécution de cette décision que la ministre de la justice elle-même a demandé la rétractation de l’arrêt du 18 décembre 2018. Contre toute attente, la cour d’appel a rétracté sa décision par l’arrêt du 25 juin 2019, fondant son jugement sur une distinction artificielle entre un régime de « délivrance aux tiers des copies de décisions de justice » et un autre de « mise à disposition du public des décisions de justice à titre gratuit sous forme électronique ».
L’arrêt du 25 juin 2019 considère ainsi que l’accès aux décisions de justice n’est plus régi que par les articles L. 111-13 et 14 du code de l’organisation judiciaire, et que toute demande d’un certain nombre de décisions relève forcément du régime de l’open data des décisions de justice, soit l’article L. 111-13, inapplicable, comme précisé plus haut, faute d’arrêté d’application. Dit autrement, une lecture opportune des textes permet d’interdire la communication d’un certain nombre de décisions.
Pourtant, le principe de publicité n’a pas changé : il reste protégé conventionnellement par l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement […] »), par la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui a consacré un principe de publicité des audiences découlant des articles 6 et 16 de la Déclaration de 17898, par les jurisprudences de la Cour de cassation9 et du Conseil d’État10, et par un grand nombre de dispositions législatives françaises. On peut notamment citer l’article 11-3 de la loi n° 72-626 du 5 juillet 1972 instituant un juge de l’exécution et relative à la réforme de la procédure civile qui dispose très clairement que « les tiers sont en droit de se faire délivrer copie des jugements prononcés publiquement ».
Il est en effet constant que le principe de publicité de la justice doit permettre d’accéder aux décisions rendues par les juridictions, toutes les décisions (du moins celles qui sont rendues publiquement – il ne sera pas contesté ici que certaines affaires, du fait de leur sensibilité, puissent être débattues à huis clos et/ou donner lieu à une décision non publique). C’est le seul moyen pour les citoyens de se protéger contre « une justice secrète échappant au contrôle du public », selon les termes de la Cour européenne des droits de l’homme au sujet du principe de publicité11. Autrement dit, toute restriction d’accès aux décisions de justice est une atteinte à la publicité de la justice.
C’est à tort que certains commentateurs et le ministère considèrent que la coexistence d’un régime d’obtention des décisions par mise en open data et d’un régime d’obtention par demande au greffe serait constitutive d’une différenciation entre publication et publicité. Au contraire, les deux régimes sont clairement conçus comme étant mutuellement dépendants et comme constituant ensemble la mise en œuvre du principe de publicité. Ainsi, le Conseil constitutionnel a clairement noté que les restrictions apportées à l’obtention de copies de décisions par demande au greffe (la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice permet aux greffes de refuser les « demandes [de copies de décisions] abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique ») étaient acceptables car « les tiers peuvent également, sous réserve de dispositions particulières, accéder aux décisions de justice par la voie de leur mise à la disposition du public à titre gratuit sous forme électronique »12.
Le rapport du professeur Loïc Cadiet dans le cadre de la Mission d’étude et de préfiguration sur l’ouverture au public des décisions de justice qui lui avait été confiée confirme cette analyse : pour la mission Cadiet, la limitation de l’accès des tiers « à de grandes masses de décisions de justice directement auprès des greffes » est justifiée parce que cet accès est « déjà assuré par les articles 20 et 21 de la loi précitée du 7 octobre 2016 pour une République numérique, qui ont précisément pour objectif d’assurer cette délivrance »13. Dit autrement, un seul principe de publicité connaît plusieurs modalités de mise en œuvre, qui peuvent être différenciées justement parce que l’une compense les faiblesses de l’autre.
En attendant que l’open data soit effectif (et donc que les arrêtés d’application soient pris), le régime d’accès aux décisions reste le même : celui de la publicité. La période transitoire jusqu’à la concrétisation de l’open data ne doit pas aboutir à une opacité de la justice. C’est dans cette optique que ce combat est salutaire : la demande d’accès à un jeu de décisions, certes exhaustif, n’a pas pour but de mettre en œuvre l’open data (la demande ne vise pas à ce que les décisions soient mises à la disposition du public par voie électronique mais uniquement à ce qu’elles soient communiquées à l’acteur qui les demande) mais bien uniquement d’assurer l’effectivité de l’accès aux décisions en attendant l’avènement du nouveau régime et de ses deux branches. Le constat qui avait été dressé par la cour d’appel de Paris dans son arrêt du 18 décembre 2018 est partagé par le rapport Cadiet : « aucune disposition n’interdit explicitement à certains tiers de solliciter de grands volumes de décisions »14. Une fois les décisions communiquées, la responsabilité de la réutilisation ne pèse que sur le réutilisateur, à charge pour lui d’en faire un usage conforme à la loi (et notamment au règlement général sur la protection des données personnelles) ou d’en subir toutes les conséquences.
La Cour de cassation est ainsi amenée à faire un choix déterminant. Si elle suit l’argumentation du ministère, une distinction factice entre publicité et publication des décisions de justice sera entérinée, à l’encontre du principe de publicité de la justice et de l’intention du législateur, avec pour conséquence de priver une legaltech, mais surtout l’ensemble des justiciables, de la possibilité de demander de grands nombres de décisions avant l’application de l’open data (qui n’est pas prévue avant encore plusieurs années). Journalistes, associations, ONG, avocats, et surtout étudiants et professeurs de droit seront ainsi grandement affectés dans leur capacité à obtenir une matière première essentielle à leurs activités – impossible, par exemple, pour un doctorant en droit de mener une étude sur l’évolution d’un type de contentieux dans une juridiction puisque cela nécessiterait de demander un nombre important de décisions. La Cour de cassation est ainsi face à une occasion unique de renforcer le principe de publicité en confirmant qu’à l’heure actuelle, seul un accès auprès des greffes permet de répondre à cet impératif en l’attente d’une application de la publicité par le double canal de la diffusion massive par open data et de la diffusion ciblée par demandes aux greffes. On ne peut qu’espérer que la décision à intervenir sera à la hauteur de ces enjeux afin de permettre à la Cour de cassation de relever le défi lancé par sa première présidente Chantal Arens : « la justice, un des fondements de notre contrat social, doit être accessible et la Cour de cassation s’engage à relever le défi en utilisant les potentialités des technologies appliquées au droit ».
Notes
1. O. Beaumont, T. Boutry, R. Folgoas et M. Wesfreid, Éric Dupond-Moretti face à nos lecteurs : il souhaite que « la justice soit désormais totalement filmée et diffusée », Le Parisien, 27 sept. 2020.
2. Introduction d’une faculté pour le président de la juridiction de décider, avant l’ouverture de l’audience, que les débats se dérouleront « en publicité restreinte » (ord. n° 2020-304, art. 6, al. 2) ; v., pour plus de détails, E. Gastebled, Déconfinement : la justice en mode dégradé, Actu-juridique.fr, 26 mai 2020.
3. En cas de risque d’atteinte à la sécurité ou à la vie privée des magistrats, tout élément permettant de les identifier peut être occulté d’une décision préalablement à sa mise à disposition du public par voie électronique (COJ, art. L. 111-13 et CJA, art. L. 10).
4. Par comparaison, les avis des avocats généraux de la CJUE sont systématiquement rendus publics avec la décision de la Cour. Est-ce à dire que les avis des avocats généraux de la CJUE ne sont pas originaux alors que ceux des rapporteurs publics français le sont ?
5. Décr. n° 2020-797, 29 juin 2020, relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives.
6. Pourvois n° X 19-18.887 et A 19-18.292.
7. Paris, pôle 2, ch. 1, 18 déc. 2018, n° 17/22211, Dalloz actualité, 20 févr. 2020, obs. A. Bolze.
8. Cons. const. 21 mars 2019, n° 2019-778 DC ; 2 mars 2004, n° 2004-492 DC.
9. Com. 18 oct. 2017, n° 15-27.136 P, Dalloz actualité, 6 nov. 2017, obs. J. Daleau.
10. CE, ass., 4 oct. 1974, n° 88930, Lebon.
11. CEDH 24 nov. 1997, n° 20602/92.
12. Cons. const. 21 mars 2019, n° 2019-778 DC, préc., § 99.
13. Rapport Cadiet, § 92.
14. Rapport Cadiet, ibid.