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Le droit en débats

L’office du juge administratif face à l’extraordinaire

Regards critiques sur le communiqué de presse « Un an de recours en justice liés à la covid-19 »1

Par Nicolas Vermeulen le 12 Octobre 2021

En grec ancien, « krisis » se définissait notamment comme une : « phase décisive d’une maladie ». D’abord passée par le latin « crisis », « la crise » s’est ensuite étendue en dehors du champ médical pour évoquer « une phase grave dans une évolution » telle que la définit aujourd’hui Le Robert. Autrement dit, la crise est un point de bascule. Confronté à une telle situation, l’État prend les décisions qui s’imposent pour mettre un terme au péril et retrouver une situation stable.

Les juges ont déjà été confrontés à des périodes de crises conduisant les autorités publiques à prendre des mesures exceptionnelles. Les mesures restrictives des libertés publiques prises pendant la Première Guerre mondiale ont amené le Conseil d’État à développer la théorie des circonstances exceptionnelles2. Il serait anachronique d’évoquer un contrôle de proportionnalité de la part du Conseil d’État. Pour autant, en vérifiant, dans les arrêts précités, si le président de la République et le préfet maritime de Toulon avaient « usé légalement » de leurs pouvoirs ou en avaient fait « un usage légitime », la juridiction administrative a implicitement contrôlé si les autorités administratives n’avaient pas pris des mesures au-delà de ce qui s’imposait. Puis, à mesure que les crises se sont succédées et que les régimes juridiques exceptionnels se sont instaurés3, le contrôle juridictionnel et, par-là, l’office du juge face à l’extraordinaire, s’est affiné.

Afin de justifier une décision a priori illégale, la théorie des circonstances exceptionnelles conduit le juge à examiner les circonstances de fait auxquelles sont confrontées les autorités chargées de les affronter. De plus, les magistrats contrôlent la nécessité des mesures prises par les autorités administratives pour atteindre les objectifs recherchés. S’agissant d’enjeux touchant à la souveraineté4, le juge qui décide, – parfois avec panache5 – que les circonstances exceptionnelles ne justifient pas les mesures prises par l’autorité publique, peut être exposé à de rudes critiques, notamment quant à sa légitimité6.

Début d’année 2020, l’épidémie de la covid-19 impose aux autorités administratives et au législateur de prendre de nombreuses décisions portant atteinte aux libertés publiques dans l’objectif de protéger la population et d’enrayer la pandémie. L’exercice est encore plus périlleux que les solutions et remèdes pour endiguer la propagation du virus sont alors inconnus. C’est dans ce contexte que le juge est invité par certains requérants à censurer l’action de l’administration.

L’office du juge face à une situation de crise a évolué depuis le début de la théorie des circonstances exceptionnelles. D’une part, les saisines juridictionnelles se sont multipliées. La montée en puissance du recours au juge pour trancher tout litige ainsi que l’accroissement des droits subjectifs doivent, en effet, être pris en compte pour saisir les statistiques évoquées par le Conseil d’État dans son communiqué de presse.

Rappelons que 647 recours ont été déposés devant le Conseil d’État entre mars 2020 et mars 2021. On n’imagine pas de telles statistiques à l’encontre des mesures restrictives prises lors de La Grande Guerre, l’élan patriotique n’étant pas suffisant pour expliquer le faible nombre de recours à cette époque. D’autre part, l’instauration de procédures d’urgence tel le référé-liberté7 accélèrent l’intervention du juge et consolident son efficacité dans le contrôle des actes administratifs ; statuant davantage en amont, son office s’en trouve modifié.
Prenons l’exemple des arrêts fondateurs de la théorie des circonstances exceptionnelles. Les requêtes des arrêts Heyriès et Dames Dol et Laurent ont été déposées respectivement les 5 juin 1917 et 31 juillet 1916 ; soit près de deux ans et demi pour statuer sur celles déposées par les requérantes « inscrites sur le registre de la police des mœurs ». Lorsque la juridiction administrative a statué sur les mesures restrictives contestées par mesdames Dol et Laurent, la guerre était terminée depuis plusieurs mois. Il ne pouvait donc pas y avoir d’incidence sur l’issue du conflit, quel que soit le sort réservé aux arrêtés administratifs querellés. De plus, le temps a permis au Conseil d’État d’appréhender plus sereinement la nécessité des mesures restrictives instaurées pour garantir l’effort de guerre.

Désormais invité à se prononcer sans désemparer, le Conseil d’État accentue son contrôle envers l’administration. Ainsi, ses décisions, notamment en cas de suspension, ont des conséquences immédiates sur les mesures prises par les pouvoirs publics pour remédier à la crise. Un pouvoir que la juridiction administrative a utilisé avec parcimonie pendant la pandémie de la covid-19.

L’une des premières difficultés rencontrées par le Conseil d’État était d’examiner les circonstances de faits.

L’imminence et la certitude du danger pouvaient être objectivement caractérisées par l’augmentation des cas positifs à la covid-19, le taux d’incidence pour 100 000 habitants, le taux de positivité des tests réalisés, la hausse des décès à déplorer et le taux d’occupation des lits en réanimation. En revanche, l’efficacité concrète des mesures prises pour endiguer sa propagation était plus délicate à évaluer. En effet, lors de l’instauration de l’état d’urgence sanitaire en mars 2020, les caractéristiques du virus étaient méconnues. Autrement dit, nul ne pouvait avec certitude expliquer les modes de contagion8, évaluer la transmissibilité du virus, décrire les symptômes ou prodiguer les soins nécessaires. Dès lors que les connaissances sur le danger que l’on affronte sont minimes, les solutions pour y remédier présentent, au moins partiellement, un caractère aléatoire.

Le juge n’a donc pas été en capacité d’évaluer précisément le danger auquel ont été confrontées les autorités publiques. Or, comment peut-il exercer un contrôle de proportionnalité s’il ne peut pas savoir raisonnablement dans quelle mesure les décisions restrictives des libertés peuvent atteindre le but légitime de protection de la population ?

Devant l’impossibilité de prévoir raisonnablement les conséquences que peuvent avoir les mesures restrictives de libertés et leur éventuelle suspension sur l’épidémie, les juridictions administratives, se fondant sur la certitude du danger, ont débouté les requêtes, notamment les premiers mois suivants mars 20209. À défaut de pouvoir apprécier la proportionnalité et la nécessité des mesures prises, les juges ont appliqué le principe de précaution.

Le Conseil d’État nous apprend, néanmoins, dans un communiqué de presse publié sur le site internet dédié à l’institution, qu’il n’a pas laissé carte blanche à l’administration puisque des compromis ont été construits le temps de la procédure10. Les conseillers d’État ont ainsi créé ex nihilo un nouvel office11 : celui de la négociation12. Concrètement, le Conseil d’État évoque les « solutions de l’administration pendant l’instruction de la requête » mais également « les rappels de l’État à ses devoirs » par le juge lors de certains arrêts de rejet.

On peut souligner qu’une décision de rejet comportant un rappel à l’ordre est d’abord un arrêt de rejet. Elle soumet ensuite le requérant à la bonne ou mauvaise volonté de l’administration. Les rappels de l’État à ses devoirs prononcés par le juge ou, plus humblement, les recommandations des conseillers d’État, conduisent le juge à négocier, sans aucune garantie, avec l’administration ou à lui recommander des améliorations qui lui semblent opportunes. Elles tendent à apporter des compensations et/ou des concessions à un requérant qu’on déboute malgré tout. Ce dernier soutient devant le juge que la mesure est au-delà de ce qu’imposent les circonstances, les juges lui répondent, tout en le déboutant, que les obligations de l’État lui ont été rappelées.

On peut en outre douter de la pertinence de certains rappels de l’État à ses devoirs. En effet, malgré le rappel de « prendre en compte dans ses mesures le caractère essentiel joué par les librairies »13 lors de son arrêt en date du 13 novembre 202014, les principaux concernés n’ont pas fait l’objet d’un traitement différencié et la réouverture a été permise au même titre que les autres commerces non essentiels15. On soulignera également que le rappel de l’État à ses devoirs fût subtil puisqu’il ressort uniquement de l’arrêt précité que « l’administration indique que la situation des librairies fera l’objet d’une attention particulière lors de la réévaluation régulière du dispositif actuel ».

L’équilibre entre les mesures restrictives de libertés et la protection de ces dernières est un exercice délicat, encore plus en temps de crise. Le juge veille à assurer aux autorités publiques les moyens de faire face à un événement qui sort de l’ordinaire tout en contrôlant qu’il ne prend pas des mesures au-delà de ce que les circonstances imposent. Lorsqu’il est invité à statuer a posteriori, le juge a en sa possession tous les éléments nécessaires pour apprécier la gravité des circonstances de fait et la nécessité des mesures qui ont été prises pour remédier aux difficultés. Sa mission est plus sensible lorsqu’il statue alors même que la crise est en cours. La décision du juge a des conséquences immédiates sur les solutions apportées par l’administration au danger qu’elle affronte. De manière indirecte, il intervient ainsi dans la gestion de la crise. Afin d’éviter d’entraver son action, la tentation est grande de négocier ; de privilégier les concessions plutôt que les suspensions des mesures portant atteinte aux libertés publiques. L’office du juge est dès lors modifié : négocier plutôt que trancher. La réalité est certes plus subtile : lorsque le Conseil d’État rejette la requête, il exerce son office de décision ; il juge de la nécessité de la mesure pour atteindre l’objectif légitime de protection de la population. La difficulté consiste à justifier une décision de rejet par les rappels à l’ordre émis par le juge, sauf à estimer qu’une mesure restrictive de liberté non nécessaire le devient après les remontrances du juge dans sa décision. Là est tout le paradoxe : le Conseil d’État juge que les mesures querellées sont nécessaires pour endiguer le virus mais estime néanmoins que le rejet de la requête doit s’accompagner d’un rappel de l’État à ses devoirs … La réflexion reste donc ouverte : quelle plus-value pour la protection des libertés publiques ont apporté les décisions de rejet comportant « des solutions construites durant la procédure et des rappels de l’État à ses devoirs » ?

 

À mon ami,
Maxime Touchais était Administrateur de première classe des affaires maritimes et chargé d’enseignements en droit administratif à l’Université de Boulogne sur mer. Avant d’intégrer le centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) de Gris Nez, il avait œuvré auprès des sapeurs-pompiers pendant ses études. Il avait dédié sa vie à secourir celle des autres et avait à cœur de transmettre son savoir. Il nous a quittés le 7 juillet 2021.

 

 

1. Un an de recours en justice liés à la covid-19
2. CE 28 juin 1918, n° 63412, Heyriès, Lebon ; CE 28 févr. 1919, n° 61593, Mmes Dol et Laurent, Lebon
3. Loi n° 55-385 du 3 avr. 1955 relative à l’état d’urgence ; art. 16 de la Constitution du 4 octobre 1958 ; loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19.
4. « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle », C. Schmitt, Théologie politique I, 1922, p. 16.
5. CE 19 oct. 1962, n° 58502, Canal, Robin et Godot, Lebon ; AJDA 2014. 90, chron. M. Gentot . En annulant l’ord. n° 62-618 du 1er juin 1962 instituant une Cour militaire de justice statuant sans possibilité de recours juridictionnel, le Conseil d’État juge notamment que les circonstances de l’époque ainsi que l’objectif poursuivi, en l’occurrence l’application des accords d’Evian, ne justifiaient pas une telle atteinte aux droits et garanties essentielles de la défense. Par suite, les condamnations à mort des trois requérants deviennent non avenues.
6. À propos de l’arrêt précité : « Chef de l’État, investi par la plus dure histoire d’une légitimité, par ma fonction d’un mandat, par la voie référendaire du peuple d’une mission législative, qui ne sont et ne sauraient être justiciables d’un corps que rien n’y habilite, qui, au contraire, s’insurge contre ce qui est la loi et dont il est clair que l’ambiance politique le fait sortir de ses attributions, je tiens pour nul et non avenu l’arrêt du Conseil d’État. » Mémoires d’espoir, Charles De Gaulle. Citation issue de M. Gentot, L’arrêt Canal, le Conseil d’État affirme son indépendance, AJDA 2014. 90 .
7. Loi n° 2000-597 relative au référé devant les juridictions administratives.
8. Conduisant certains non discernant à asperger leurs animaux de compagnie de gel hydro-alcoolique lors de la sortie hebdomadaire.
9. Le Conseil d’État a ordonné des mesures ou suspendu des actes du gouvernement et des administrations dans 51 des 647 recours déposés entre mars 2020 et mars 2021. Un an de recours en justice liés à la covid-19, article préc.
10. Un an de recours en justice liés à la covid-19, art. préc.
11. Les mutations de l’office du juge ont fait récemment l’objet de travaux de réflexion : Rapport de l’Institut des Hautes études sur la justice « La prudence et l’autorité. L’office du juge du XXIe siècle ».
12. F. Poulet, Le juge négociateur, nouvelle figure du juge administratif ?, AJDA 2021. 1233 .
13. Un an de recours en justice liés à la covid-19, article précité.
14. CE 13 nov. 2020, n° 445883, Le Poirier-au-Loup (Sté), Prats, AJDA 2020. 2231 ; Légipresse 2020. 586 et les obs. ; ibid. 2021. 300, étude E. Derieux .
15. Réouverture des commerces non essentiels à compter du 28 novembre 2020, à l’exception de certains lieux tels les cinémas, restaurants, débits de boisson…