« Notre maison brûle » alertait récemment dans Dalloz actualité l’un des avocats conseil de Solidarité laïque avant de décrire comment la laïcité « était prise à la gorge dans nos écoles par les islamistes ». Il ajoutait ensuite, « la laïcité est difficile à définir, mais on connaît un de ses fondements la tolérance ». En vérité, la laïcité n’est pas difficile à définir et la tolérance n’est pas son fondement, nous allons le montrer. Mais elle souffre, on le voit bien, d’une double et dramatique ignorance. D’abord ceux qui prétendent lui être attachés et sonnent l’alarme, rendent sa défense impossible, faute d’arriver à la définir. Du coup, elle est perçue par d’autres comme un catéchisme répétitif, un corset vide de sens, voire comme un régime de discriminations, c’est-à-dire rien de ce qu’elle est.
Or, son appropriation par le plus grand nombre des citoyens me semble être, pour la laïcité, le premier instrument de sa défense efficace et légitime. En voici donc une définition et une explication, fondées sur l’histoire.
La laïcité c’est d’abord du droit. On peut penser un objet en tant que philosophe, historien, sociologue. Mais lorsque la loi et particulièrement la loi pénale s’en saisit, c’est autour de son texte et de sa jurisprudence que doit s’organiser le débat. En rupture avec le Concordat qui avait établi des cultes reconnus, la loi du 9 décembre 1905, « concernant la séparation des Églises et de l’État », a assis cette séparation sur des principes qui la justifient et structurent le droit français de la laïcité. Lisons ensemble cet article premier : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »
La liberté de conscience est d’abord sans limite d’ordre public. Elle est absolue. Que signifie ensuite le libre exercice des cultes ? Jusqu’à très récemment, ce terme était interprété par le bureau des Cultes du ministère de l’Intérieur ou le ministère de la Justice comme la possibilité de se rendre sur un lieu de culte – église, temple, synagogue, mosquée – pour le pratiquer. Ce n’est pourtant pas ce que signifie ce terme.
Interrogé en effet le 12 avril 1905 à la chambre des députés, le rapporteur de la loi, Aristide Briand apportait cette précision décisive : « par la deuxième partie de l’article 1er, la République, envisageant les manifestations extérieures des croyances et des religions, qui constituent l’exercice des cultes s’engage à en garantir la pleine et entière liberté. Nous n’employons pas arbitrairement le mot « cultes » ; nous l’avons choisi parce qu’il est le mot approprié, le mot juridiquement consacré »1. Par qui ce terme avait-il été « juridiquement consacré » ? Par les tribunaux en charge d’appliquer avant 1905 un article – 260 – du code pénal qui précisait alors que « Tout particulier qui, par des voies de fait ou des menaces, aura contraint ou empêché une ou plusieurs personnes d’exercer l’un des cultes autorisés, …sera puni pour ce seul fait d’une amende de 16 francs à 200 francs, et d’un emprisonnement de six jours à deux mois ».
La jurisprudence qui découlait de l’application de cet article précisait alors que « la faculté pour chaque individu d’admettre ou de repousser dans le for intérieur telle ou telle croyance religieuse s’appelle la liberté de conscience », tandis que « la faculté pour chaque individu de pratiquer sa croyance ou, en d’autres termes d’exercer par des actes extérieurs le culte qu’il a choisi s’appelle liberté des cultes »2.
Le terme « exercice » des cultes a donc trait à toute manifestation extérieure de la foi, bien au-delà du rassemblement des fidèles. Le port individuel d’un signe extérieur manifestant sa foi – une croix, une kippa, un voile – ou la conformation à des obligations culinaires participent donc de l’exercice d’un culte. L’article 260 du code pénal qui avait inspiré la terminologie de l’article 1 la loi de 1905 a d’ailleurs quitté le code pénal pour devenir l’article 31 de la nouvelle loi3. Et la liaison entre l’article 1 et l’article 31 a été faite par le principal rédacteur de la loi, et du rapport de Briand, Louis Méjan.
Commentant l’article 1 de la loi de 1905, Méjan écrit que la loi « assure aussi et sanctionne la liberté de conscience dans les rapports des citoyens entre eux. C’est la raison et l’objet de l’article 31, (…) cet article fait un délit du (…) fait d’avoir déterminé, par une pression autre que la libre persuasion, une personne à professer ou à ne pas professer un culte »4.
Ce lien direct entre l’article 1 principiel et l’article 31 a été malencontreusement oublié au fil des décennies. Il convient de le rétablir, d’abord intellectuellement pour dire que « la laïcité est donc et d’abord le droit de croire ou de ne pas croire, sans pression. »
Quid ensuite de l’article 2 ? « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Voilà donc supprimés des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes5. La loi rompt par là avec le concordat, le régime des cultes reconnus, qui avait permis le développement du pluralisme religieux6, mais qui, en assurant la rémunération des clergés catholique, protestant, et juif liait l’État à des religions et des religions à l’État. Cet article de séparation instaure la neutralité de l’État à l’égard de toutes les religions, y compris l’Islam, directement concerné, la loi étant censée s’appliquer à l’Algérie7.
Quel est le motif de cette neutralité instaurée ? Lisons encore Méjan : « On ne peut logiquement concevoir la liberté de conscience et des cultes sans la neutralité absolue de l’État » car, explique Méjan, « Il n’y a pas de véritable liberté là où n’existe pas une entière égalité pour tous sous la protection de la loi. L’État qui protège ou qui salarie certains cultes met les autres dans une situation d’infériorité légale et, représentant de l’universalité des citoyens, viole le droit des incroyants » conclut-il8.
Après la liberté proclamée et protégée de toute pression, l’égalité des citoyens est l’objectif de la neutralité de l’État que permet sa séparation d’avec toute religion.
Du coup s’instaurent quatre types d’espaces régis par des règles différentes :
– l’espace de l’État et des autorités publiques où la laïcité française décrète la neutralité absolue : pas d’expression officielle de la religion dans ces espaces, ni sur les bâtiments publics, ni par les fonctionnaires ;
– l’espace religieux des lieux affectés à l’exercice collectif du culte : là c’est la « loi » de chaque religion qui s’applique à l’église, au temple, à la synagogue, ou à la mosquée ;
– l’espace privé, le domicile dans lequel chacun édicte ses règles ;
– et puis il y a ce qu’on nomme de façon un peu confuse, l’espace public, c’est-à-dire l’espace de la société qui est peu réglementé, en tout cas pas du point de vue de l’expression religieuse, et se trouve par conséquent soumis aux plus fortes tensions d’interprétation et de régulation.
Dans ces espaces déterminés par des règles différentes, c’est, après la liberté et l’égalité, la fraternité qui doit prévaloir. De la liberté sans pression et de l’égal traitement par l’État de tous les citoyens découle en effet une conséquence importante : nous vivons chacun au milieu de concitoyens qui ne partagent pas les mêmes convictions spirituelles que nous.
Dans la mesure où le règlement de chaque espace le permet, cette diversité peut se vivre et se formuler par exemple dans l’aménagement des menus offerts dans les cantines scolaires.
Il y a cependant des cas où la fraternité est impossible, parce que la pression existe et que le dialogue est impuissant à la neutraliser. Il faut alors intervenir. C’est ce qu’a proposé la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité, dite « commission Stasi », du nom de son président Bernard Stasi, mise en place le 3 juillet 2003 par Jacques Chirac Après avoir reçu des témoignages de proviseurs, principaux et enseignants de lycées et collèges. La commission – dont j’étais membre – a constaté que, dans les cours de récréation des lycées et collèges publics, des groupes de garçons exerçaient des pressions sur des jeunes filles qu’ils percevaient comme musulmanes et qui ne portaient pas le voile9. Dans l’esprit de ces groupes, puisque le port du voile était autorisé, les jeunes filles qui ne le portaient pas le faisaient par choix. Ne fallait-il pas directement viser les individus et groupes qui exerçaient des pressions ? Notre sentiment quasi unanime (à l’exception d’un membre) était que nous avions affaire à une réalité souvent bien perçue à un niveau local et beaucoup moins au plan national : porter le voile ou l’imposer aux autres était devenu un sujet non pas de liberté individuelle mais de stratégie nationale de la part de groupes fondamentalistes utilisant les écoles publiques comme leur principal champ de bataille10.
C’est pourquoi nous avons proposé d’interdire les signes extérieurs – c’est-à-dire ostensibles, ceux que l’on ne peut dissimuler sous un vêtement – d’appartenance religieuse (incluant la kippa des juifs et les grandes croix chrétiennes), en veillant au respect de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette Convention autorise la limitation de l’expression de la foi religieuse dans le cas de problèmes d’ordre public ou d’attaques des droits ou de la liberté de conscience d’autrui, en requérant, pour une telle limitation, une loi, et que la restriction soit proportionnelle au but à atteindre. C’est pourquoi la loi du 15 mars 2004 interdit les signes religieux ostensibles et non ceux qui sont discrets11. C’est la raison pour laquelle l’interdiction s’applique seulement dans les écoles publiques, offrant ainsi des alternatives aux jeunes filles qui veulent porter le voile : la possibilité d’étudier dans des écoles privées sous contrat. Dans le cas des écoles publiques, l’État est donc intervenu par une interdiction générale pour empêcher des pressions et ainsi permettre que soit respectée la liberté de conscience de chacun.
Partout ailleurs, et dans tous les espaces, car la loi pénale ne connait pas ces frontières, il pourrait faire prévaloir la liberté de conscience, quand elle subit des pressions. Mais les autorités aujourd’hui comme hier continuent d’ignorer l’article 31 de la loi de 1905, qui punit d’amende, voire de prison, les auteurs de pression. Cet article jamais appliqué devrait l’être : les pressions existent, et c’est le devoir de l’État d’en protéger tous les citoyens12.
Cet article 31 a également une vertu pédagogique très forte. Quand il m’arrive d’aller parler à des élèves d’un collège ou d’un lycée, je peux leur dire :
« Vos parents vous ont transmis leur croyance ou leur non-croyance par rapport à l’existence de Dieu. Et vous, vous avez le droit de faire maintenant votre chemin par vous-même, en toute liberté. Avant tout vous avez une liberté de conscience et la loi vous protège. Si une personne fait pression sur vous, où que ce soit, où que vous soyez, elle peut avoir une forte amende, et même aller en prison. Comme vous-même, si vous faites pression sur quelqu’un d’autre ».
Il faut que chaque enfant prenne conscience de son droit à une liberté intérieure par rapport à l’existence ou pas de Dieu et son appartenance ou non à une religion. Il peut aussi comprendre immédiatement que cette liberté a pour contrepartie la liberté des autres. Pour expliquer ces choses-là, ces questions auxquelles doivent répondre encore aujourd’hui les professeurs, toujours et souvent démunis cinq ans après les attentats de Charlie Hebdo et de l’hypermarché casher, Bibliothèques sans frontières, dont je suis le président, a fait une websérie de dix vidéos, qu’on trouve sur questions-reponses-laicite.fr. Pour faire ces vidéos, nous sommes partis des principales questions posées par les élèves, qu’on a rassemblées dans les collèges et les lycées, de leurs interrogations. Elles sont le complément des quelques explications que j’ai essayé de fournir dans cet article.
1. JO 13 avr. 1905 débats parlementaires, chambre des députés, Séance du 12 avr. 1905, p. 1346.
2. Jurisprudence générale de MM. Dalloz, Code Pénal annoté et expliqué selon la jurisprudence et la doctrine, par É. Dalloz fils et C. Vergé, Paris, Bureau de la jurisprudence générale, 1881, p. 358.
3. L’article 31 de la loi de 1905 dit : « Sont punis de la peine d’amende prévue pour les contraventions de la 5e classe et d’un emprisonnement de six jours à deux mois ou de l’une de ces deux peines seulement ceux qui, soit par voies de fait, violences ou menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d’exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, l’auront déterminé à exercer ou à s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association cultuelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux frais d’un culte.
4. L.V. Méjan, La Séparation des Églises et de l’État. L’œuvre de Louis Méjan, premier directeur de la l’administration autonome des cultes, préf. G. Le Bras, Paris, PUF, 1959, p. 163.
5. Seule exception, le maintien dans le même article, des dépenses liées aux aumôneries dans des lieux que l’individu ne peut quitter de son plein gré (hôpitaux, prisons, l’armée s’y ajoutera en 1880), aux fins de leur garantir le droit de pratiquer leur culte.
6. V., R. Hermon-Belot, Aux sources de l’idée laïque, Révolution et pluralité religieuse, Paris, Odile Jacob, 2015.
7. Si le parlement avait intégré l’Algérie dans la loi, les gouvernements successifs ne la mirent cependant jamais en application ; un régime d’exception fut sans cesse reconduit jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. V., R. Achi, L’Algérie coloniale ou la confrontation inaugurale de la laïcité avec l’islam, in A. Bouchene, J.-P. Peyroulou, O. Tengour et S. Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale (1830-1962), Paris, La Découverte, 2012, p. 206.
8. L. V. Méjan, op. cit., p. 168.
9. Pour le contexte de ces pressions, v. S. Beaud et M. Pialoux, Violences urbaines, violences sociales, Genèse des nouvelles classes dangereuses, Fayard, 2003, p. 357.
10. Les langues s’étant déliées depuis, d’anciens responsables de ces organisations montrent que nous avions raison, v. F. Abdelkrim, ancien responsable des jeunes de l’UOIF dans Pourquoi j’ai cessé d’être Islamiste, Paris, Les points sur les I, 2015.
11. V., M. Long et P. Weil, La laïcité en voie d’adaptation, Libération, 26 janv. 2004. V. CEDH 4 déc. 2008, n° 27058/05, Dogru c/ France, AJDA 2008. 2311 ; ibid. 2009. 872, chron. J.-F. Flauss ; D. 2009. 103, obs. Z. Aït-El-Kadi ; Constitutions 2010. 73, obs. L. Burgorgue-Larsen ; RTD civ. 2009. 285, obs. J.-P. Marguénaud .
12. Une question se pose cependant sur la validité de la peine de prison toujours prévue à l’article 31. Aux termes du 1° de l’article 1er du décret n° 93-726 du 29 mars 1993 portant réforme du code pénal, ont été abrogées les dispositions des textes législatifs antérieurs à l’entrée en vigueur de la Constitution et des règlements qui édictaient des peines d’emprisonnement pour des contraventions. Mais l’article 31 prévoit que s’applique aux pressions qu’il décrit une amende afférente à une contravention de 5e classe ou et une peine de prison. L. V. Méjan, op. cit., considérait ces pressions comme des délits. L’actuel article 431-1 du code pénal, de la même veine, prévoit que le délit d’entrave aux libertés publiques, à savoir « Le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la liberté d’expression, du travail, d’association, de réunion ou de manifestation ou d’entraver le déroulement des débats d’une assemblée parlementaire ou d’un organe délibérant d’une collectivité territoriale » est un délit puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. Pour supprimer tout doute sur la question, une prochaine loi pourrait confirmer que les pressions mentionnées dans l’article 31 sont des délits. Je remercie François Expert de m’avoir éclairé sur l’interprétation de cette question.