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Le droit en débats

Lettre au garde des Sceaux

Bastia, le 23 septembre 2020

Par Clémence Caron le 29 Septembre 2020

Monsieur le Ministre,

 

Vous avez dénoncé lundi 21 septembre, à l’occasion de l’annonce de la nomination de la nouvelle directrice de l’ENM, le manque d’ouverture de la magistrature et son supposé « corporatisme ».

Vous employez souvent ce mot à notre propos et, peut-être par manque de recul, je peine à m’y reconnaître.

Vous qui venez des prétoires, vous savez que, dans notre monde judiciaire, seules comptent les démonstrations et la force des arguments. Nous n’avons que faire des slogans, chers aux publicitaires, ou des petites phrases dont les politiciens sont férus.

Je me permets donc de respectueusement vous poser quelques questions, pour être sûre de bien comprendre :

• Quelles sont donc les traditions surannées qui mineraient la magistrature ? S’agit-il du port de la robe avec rabat, épitoge et occasionnellement chapeau et ceinture moirée ? Doit-on remplacer le costume d’audience par une tenue plus… républicaine ?

• Comment, pour ceux d’entre nous qui n’auront pas l’occasion de bénéficier d’une scolarité « dépoussiérée », sortir de ce vase clos que vous dénoncez, de cet entre-soi, de notre méchante habitude de passer plus de soixante heures par semaine dans nos palais de justice pour compenser le manque d’effectifs ? Faut-il s’interdire d’avoir des amis magistrats et ne garder que nos amis avocats, greffiers, instituteurs ou plombiers ?

• Comment s’ouvrir à la société plus qu’en participant à des réunions préfectorales, à des commissions électorales, à des débats universitaires, à des comités locaux de lutte contre la délinquance ? Comment être plus proches des justiciables qu’en allant dans les EHPAD pour les juges des tutelles, dans les hôpitaux psychiatriques pour les juges des libertés et de la détention, dans les prisons pour les juges d’application des peines, dans les foyers s’agissant des juges des enfants ?

• Où avez-vous vu un défaut de « culture du contradictoire » ? Vous a-t-on jamais interrompu au cours de vos plaidoiries dans votre vie passée ?

• Qu’entendez-vous donc par corporatisme ? Et où le voyez-vous dans la magistrature ?

Je ne puis penser que vous déniiez aux magistrats le droit de se syndiquer, pour défendre leurs intérêts professionnels… Notons au passage qu’il existe plusieurs syndicats et que la magistrature, loin d’être uniforme, est traversée par autant de sensibilités que la profession d’avocat.

Notons par ailleurs que les magistrats sont loin de se serrer les coudes quand l’un des leurs est mis en cause pour une faute professionnelle. Les magistrats n’affrètent jamais des bus pour aller soutenir en masse un collègue qui comparaît devant le CSM, tant leur réserve est grande quand ils « ne connaissent pas le dossier ».

Notons enfin que certains magistrats du siège se sentent plus étrangers à la culture des parquetiers qu’à celle des avocats, que beaucoup de juges d’instruction peinent à envisager que l’on puisse vouloir être juge des enfants, que les civilistes ne ressemblent pas aux pénalistes, que les pénalistes ne comprennent pas les civilistes, sans même aborder ce que pensent les parquetiers de première instance de leurs collègues du parquet général…

• Quel est donc cet esprit de corps que vous croyez entrevoir et savez si bien fustiger ?

Il n’existe pas de frilosité particulière aux réformes, que nous subissons tous les six à douze mois aussi bien en procédure pénale qu’en procédure civile, et quand les magistrats émettent des réserves concernant un projet, c’est souvent pour préserver l’accès au droit des justiciables, généralement aux côtés des avocats.

Serait-ce donc uniquement notre attachement à l’ENM qui vous est désagréable ? Cet attachement, lié à la qualité des enseignements dans un lieu propice à la sérénité et à la réflexion. Cette école qui ne cultive à aucun moment l’esprit de promotion, les réseaux et autres copinages…

Peut-être que vos intentions seraient mieux perçues si vous expliquiez pourquoi vous estimez que l’ENM n’est pas suffisamment ouverte. Cette école qui accueille des magistrats étrangers tous les ans, qui coopère avec des dizaines d’institutions judiciaires dans le monde. Cette école qui reçoit avocats, médecins, psychologues, comptables, éducateurs, greffiers, chefs d’entreprise ou bénévoles associatifs dans le cadre de la formation initiale.

Car en l’absence de tout argument rationnel, on pourrait craindre que la politique du ministre de la justice ne soit dictée que par le ressenti de l’avocat qu’il était hier.

On pourrait craindre qu’à force de vouloir rapprocher la justice des justiciables, vous finissiez par l’en éloigner progressivement, en affirmant publiquement, à intervalles réguliers, avec l’autorité attachée à votre fonction, que les magistrats sont coupés du monde, coupé des gens, alors que c’est loin d’être le cas pour l’immense majorité d’entre eux.

Il faut se méfier des petites phrases faciles et souvent vides de sens… Petites phrases que vous combattez vous-même quand elles sont dites par d’autres.

Il faut se méfier de l’effet performatif du langage, susceptible de renforcer le sentiment d’insécurité quand on évoque un soi-disant ensauvagement de la société, de stimuler la barbarie des individus en lançant des sondages sur la peine de mort ou d’augmenter le sentiment d’impunité en agitant le chiffon rouge du supposé laxisme de la justice.

Stigmatiser l’ensemble d’une profession sur la base de quelques impressions n’est pas de nature à inspirer la confiance. À l’ère de la communication, les discours sont aussi importants que les actes.